Pour cause de fin de bail/Un bizarre accident

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 41-46).

UN BIZARRE ACCIDENT

Voulez-vous, mes petits amis, pour nous délasser un instant de la fixité de nos regards vers l’Est, jeter un léger coup d’œil sur le laps de ces trente derniers ans passés, et alors, nous serons stupéfaits en considérant les progrès énormes accomplis par la pratique du vélocipède.

Avant les regrettables événements de 70-71, le vélocipède existait bien, mais sous la forme de rares spécimens. (Vous êtes trop jeunes pour vous rappeler cela.)

Il n’avait pas, d’ailleurs, revêtu la forme que nous lui connaissons actuellement, et même il prêtait au sourire de la grande majorité des Français d’alors.

Quelques rares originaux et qui ne craignaient point d’affronter les ricanements de leurs contemporains faisaient, seuls, usage de bicycles (comme on désignait les dites machines) et s’attiraient des piétons la spirituelle appellation d’imbéciles à roulettes !

Comme c’est loin, tout ça !

Aujourd’hui, en dépit de quelques grincheux, le cyclisme semble être entré définitivement en nos mœurs.

Dans les bourgades les plus reculées, on rencontre de nombreux vélocipédistes dont certains appartiennent parfois à d’humbles conditions, car, ainsi que la démocratie, la bicyclette coule à pleins bords.

Je n’entreprendrai pas l’apologie de ce nouveau mode de locomotion : des plumes autrement autorisées que la mienne l’ont déjà fait avec un rare bonheur. (Avez-vous lu Voici des ailes, de Maurice Leblanc ? Non. Eh bien, lisez-le, et vous me remercierez du tuyau.)

Ah ! dame ! la bécane procure quelquefois de petits ennuis. Cette médaille a un côté pile, ou plutôt pelle, pas toujours drôle, sans compter le passage du sportsman sous la roue de pesants camions, ou le piquage de tête dans les gouffres embusqués au coin d’insidieux tournants.

Ou des accidents plus étranges encore, témoin celui que voici :

Dimanche dernier, un groupe joyeux d’environ vingt vélocipédistes de l’A. T. C. H. O. U. M. (Association des Terrassiers Cyclistes du Havre et des Organistes Unis de Montivilliers) remontait, en peloton compact, le chemin creux qui, partant de la route de Cabourg à Étretat, aboutit au plateau de Notre-Dame de Grâce, près Honfleur.

Tout à coup, pareillement au crépitus d’un canon à tir rapide, une série de détonations déchira l’air.

Les vingt pneux des camarades venaient d’éclater.

(Accident ? Malveillance ? C’est ce que l’enquête ouverte par l’A.T.C.H.O.U.M. établira.)

Nos gaillards eurent bientôt fait de réparer le désastre, mais au moment où, d’un énergique et simultané travail, ils regonflaient leurs pneumatiques, voici qu’ils tombèrent tous sur le sol, en proie à des mouvements spasmodiques, et comme asphyxiés, les pauvres !

L’explication du phénomène est bien simple : les vingt-cinq pompes de ces messieurs, absorbant l’air ambiant pour l’enfourner au sein des caoutchoucs, avaient fait le vide dans le chemin creux et les cyclistes subissaient les affres du petit oiseau que, dans les laboratoires, on met sous la cloche de la machine pneumatique.

L’accident, par bonheur, n’eut pas de suite, une forte brise ayant ramené de l’air dans ces parages ; mais tous les affiliés de l’A.T.C.H.O.U.M. ont bien juré que cette mésaventure leur servirait de leçon.