Pour cause de fin de bail/Suppression des océans, mers, fleuves et en général des différentes pièces d’eau qui garnissent la surface du globe

SUPPRESSION DES OCÉANS, MERS, FLEUVES ET, EN GÉNÉRAL, DES DIFFÉRENTES PIÈCES D’EAU QUI GARNISSENT LA SURFACE DU GLOBE.

— Moi, dit une dame, avec un accent anglais, je l’ai visité le Hohenzollern. C’est un magnifique bateau.

Suit la description détaillée de l’impérial bâtiment.

Tous, dans le wagon, nous écoutions la dame, n’épargnant aucun effort pour donner à nos physionomies l’apparence de l’intérêt le plus passionné.

Seul, dans un coin, un monsieur âgé ne semblait goûter aucun plaisir au détail de cette tudesque et flottante splendeur.

Bientôt, même, il perdit patience, haussa les épaules et grommela :

— Des bateaux ! Ah ! oui, parlons-en ! Quelque chose de propre, les bateaux ! Et à quoi ça sert-il, je vous le demande un peu ?

— Pardon, monsieur, l’interrompis-je poliment : les bateaux, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour aller sur l’eau.

— Pardon vous-même ! répliqua le vieux monsieur. J’ai trouvé mieux que cela, moi qui vous parle !

— Mieux que des bateaux ?… pour aller sur l’eau ?

— Oui, monsieur, pour aller sur l’eau !

— Ah ! par exemple !… Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir…

— Il ne tient qu’à vous, monsieur. Si vous voulez me faire l’honneur de venir chez moi, je vous ferai assister à de curieuses expériences.

Et il me tendit sa carte : Duc de Pauvrelieu, château de Pauvrelieu, près Salbec-en-Auge.

J’avais beaucoup entendu signaler ce vieux gentilhomme comme un fier original, mais c’est la première fois que je me trouvais en sa présence.

Je n’eus garde, comme vous pensez bien, de manquer à son alléchante invitation.

Le domaine de Pauvrelieu, comme tous les domaines qui appartiennent à des gens lotis d’une idée fixe, est un domaine fort négligé.

De l’herbe pousse emmy les allées, et les vieux arbres séculaires ne perdraient rien à être ébranchés en de plus fréquents laps.

…. Nous étions arrivés au fond du parc devant une assez grande surface plane dont je ne m’expliquai pas, tout d’abord, la nature.

Un immense manège, eût-on dit, un manège à air libre et couvert d’une forte couche de sciure de bois.

— Qu’est-ce que c’est que ça, d’après vous, me demanda brusquement mon hôte…. Ne cherchez pas, vous ne trouveriez pas : c’est un étang.

— Un étang ?… Un étang sans eau, alors.

— Un étang plein d’eau, au contraire mais dont l’eau est recouverte d’une couche de liège grossièrement pulvérisé.

— Je commence à comprendre.

— Cette couche de liège pulvérisé a une épaisseur de trente centimètres, épaisseur suffisante pour supporter, non seulement le passage des gens, mais encore la circulation des voitures.

— C’est à peine croyable.

— L’expérience en est à votre portée.

En effet, nous nous acheminâmes sur le liège du bonhomme et je constatai que nous n’enfoncions nullement.

On avait la sensation de marcher sur un tapis élastique, sur un matelas de caoutchouc, et on n’enfonçait pas.

Le duc de Pauvrelieu enfourcha un vieux tricycle et fit plusieurs tours sur la pièce d’eau.

Même résultat.

— Eh bien ! triompha le bonhomme, êtes-vous convaincu, maintenant ?… Car, ce qu’on fait sur un étang, rien n’empêche de le réaliser en grand sur la mer.

— Oh ! permettez…

— Je prévois vos objections et je vais les démolir l’une après l’autre, ainsi que le ferait un tireur habile pour les pipes d’un établissement forain.

Et, en effet, ce diable d’inventeur me convainquit totalement.

Seulement, dame, il en faudrait du liège, pour couvrir toute la surface liquide du globe, il en faudrait !

Le duc a calculé qu’en mettant de la bonne volonté dans tous les pays civilisés de la terre, en contraignant tous les citoyens du monde entier à cultiver du liège dans leurs propriétés, sur le bord des routes, partout enfin où peut pousser le liège, il suffirait d’une vingtaine d’années pour arriver à un résultat définitif.

Mais aussi, quel résultat !

Plus de marine ! Plus de ces coûteux et fragiles bateaux à la merci d’un coup de vent ou d’une collision !

Et le railway direct entre Paris et New-York (trois jours et demi de voyage).

Je n’insiste pas sur tous les progrès, sur tous les avantages qu’apporterait à l’humanité la réussite de cette magnifique entreprise.

Malheureusement, l’Angleterre est là, l’Angleterre moins disposée que jamais à négliger sa toute-puissance maritime, l’Angleterre égoïste et mercantile, l’Angleterre, en un mot, toute prête à étrangler dans son œuf l’idée splendide et civilisatrice du duc de Pauvrelieu !


POST-SCRIPTUM

Un monsieur qui s’intitule ingénieur international m’adresse une lettre en laquelle il reproche aigrement au duc de Pauvrelieu, l’auteur de ce projet, de s’être inspiré d’une idée à lui, idée qu’il développa jadis dans les journaux spéciaux.

Il s’agit des routes flottantes, dont le souvenir est encore vivace (c’est l’ingénieur international qui l’affirme) chez toutes les personnes qui s’occupent sérieusement (sérieusement est souligné) des progrès de l’humanité.

Comme son nom l’indique, la route flottante est une longue queue de solides radeaux mis bout à bout, mouillés en mer au moyen d’ancres et de chaînes à ressort.

Ces chaînes à ressort permettent à nos radeaux de se disjoindre momentanément pour donner passage aux bateaux ; après quoi lesdits radeaux n’ont plus qu’à se rabouter[1].

De forts bourrelets ad hoc atténuent les inconvénients du heurt et du frottage.

L’ingénieur international affirme que rien n’est plus pratique que son idée et, dans un post-scriptum véritablement touchant, il m’offre, si je veux préconiser son entreprise et lui procurer, par moi (!) ou mes amis, la dizaine de millions nécessaire à établir une route flottante Calais-Douvres, il m’offre, dis-je, une forte part dans les bénéfices.

Avis aux amateurs.

En plus des énormes profits que rapportera l’affaire, MM. les actionnaires auront droit à une carte de circulation sur les routes flottantes, pour eux et leur famille.

Avouez que c’est tentant.

D’autres communications me sont parvenues sur le même sujet.

J’y reviendrai, la chose en vaut la peine.


  1. Le vrai mot français est raboutir ; mais, je ne sais pas pourquoi, ce mot-là me dégoûte.