Pour cause de fin de bail/Morales Relatives

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 89-94).

MORALES RELATIVES

La scène se passe au tribunal correctionnel d’Andouilly-sur-Tourte :

Le Président. — Noms et prénoms ?

Le Prévenu. — Duculot (Georges-Adrien).

Le Président. — Votre âge ?

Le Prévenu. — Vingt-six ans.

Le Président. — Profession ?

Le Prévenu. — Marchand de journaux.

Le Président, méprisant. — Si nous disions camelot, plutôt ?

Le Prévenu, non offusqué. — Disons camelot, si ça peut vous faire plaisir, mon président. Le métier de camelot est une profession d’homme libre de laquelle il n’y a pas à rougir.

Le Président. — Vous êtes accusé d’avoir volé un lapin au préjudice du sieur Lapoire (Placide), fermier à Coquinville. Qu’avez-vous à répondre ?

Le Prévenu. — Rien de bien intéressant. J’ai, en effet, dérobé le dit lapin audit Lapoire.

Le Président. — Les renseignements recueillis sur vous sont favorables. Vous n’avez jamais subi de condamnation. Votre passage dans l’armée s’est accompli sans punitions graves et même vous avez eu la médaille militaire à la suite de plusieurs campagnes au Sénégal.

Le Prévenu. — Je ne cherche pas à le nier.

Le Président. — Et c’est un bon soldat comme vous qui va se déshonorer, qui va traîner sa médaille dans la boue en volant le lapin d’un honnête cultivateur ! Vous ne rougissez pas, Duculot ?

Le Prévenu. — Je ne rougis pas, monsieur le président, ou si je rougis, c’est au souvenir du peu d’importance de ma razzia.

Le Président. — Votre razzia ! Ce que vous appelez votre razzia n’est autre chose qu’un excellent vol.

Le Prévenu. — En Europe, je ne dis pas ; mais en Afrique, nous appelons ça une razzia. Quand un poste avancé manque de provisions : à cheval, messieurs ! on s’en va à la recherche d’une centaine de bœufs qu’on trouve dans les villages noirs des environs. Si les nègres font de la rouspétance, on leur envoie quelques pruneaux Lebel qui leur inculquent vite la notion du silence. Les messieurs qui commandent ces razzias sont couverts de galons et d’honneurs. Plus ils ont tué de nègres et raflé de bestiaux, plus ils sont galonnés et décorés.

Le Président. — Où voulez-vous en venir ?

Le Prévenu. — À ceci, monsieur le président, qu’à force d’avoir pratiqué ce métier pendant trois ans en Afrique, je suis arrivé à me créer une mentalité nouvelle et à voir mes idées sur la propriété tant soi peu embrumées. Quand j’ai volé le lapin du petzouille en question, je me croyais encore dans la boucle du Niger… Heureusement que je n’avais pas de flingot, j’aurais été fichu de le dégringoler, l’honnête cultivateur… L’habitude, vous savez !

Le tribunal, après avoir délibéré quelques instants, décerne à notre ami Duculot une jolie pièce de trois mois de prison, en regrettant — étant donné le cynisme et le mauvais esprit dont l’inculpé a fait preuve au cours de son interrogatoire — de ne pas le faire bénéficier de la loi Bérenger.

Duculot se retire entre ses deux gendarmes et murmure joyeusement :

— Trois mois pour un lapin, ça n’est pas fichtre donné !… Alors, si j’avais volé un éléphant, qu’est-ce que je prendrais !…