Pour cause de fin de bail/Le talent finit toujours par trouver son emploi

LE TALENT FINIT TOUJOURS PAR TROUVER SON EMPLOI

Bien entendu, il s’appelait Legrand.

Et même Alexandre Legrand.

Enfant, il était déjà tout petit et en grandissant, il devint plus petit encore.

Je m’explique : dès le jeune âge, sa taille était fort exiguë ; mais à mesure que vinrent les années, le torse seul et la tête consentirent à croître normalement, cependant que les bras et les jambes conservaient leurs menues dimensions longitudinales, de sorte que l’ensemble de notre ami Legrand à l’âge viril constitue le corps d’un excessivement petit bonhomme.

Ce qui désole le plus Alexandre dans cette disgrâce, c’est qu’elle lui interdit toute apparition sur la plus quelconque de nos scènes lyriques.

Et cela est fort dommage, mes pauvres amis, car Legrand possède un organe comme on en souhaiterait à plus d’un pensionnaire de M. Gailhard.

Une voix de basse taille, bien entendu.

Et même une superbe voix de basse taille.

À quoi diable a pu penser le bon Dieu le jour où il enferma un tant merveilleux instrument au sein d’une si piètre enveloppe ?

Voulut-il s’amuser un brin, le Maître de toute chose ?

Peut-être… Est-ce qu’on sait !

Notre pauvre Alexandre, tout en déplorant chaque jour sa triste situation, n’a point cessé de cultiver l’art lyrique comme s’il devait un jour en être l’une des étoiles.

L’Opéra, l’Opéra-Comique et tous les concerts sérieux ne pourraient compter de plus fidèle spectateur et les partitions des maîtres s’entassent sur son piano.

Quelques rares occasions s’offrent à notre ami de faire sonner le splendide métal de son beau creux : fêtes de famille (de la sienne, comme de juste), banquets entre camarades (les siens) et surtout les concerts dans les établissements de jeunes aveugles (public peu préoccupé de la plastique des protagonistes).

À part ces chauves circonstances, Legrand en est réduit à chanter pour lui, chez lui, sans gloire.

Ne pouvant charmer les abonnés de l’Opéra, Legrand gagne sa vie comme employé dans une banque de la place Vendôme.

Il occupe une table installée près d’une fenêtre, situation qui lui permet, avec une bonne jumelle, de voir le prince de Galles entrer à l’hôtel Bristol et en sortir, les jours naturellement où ce blond présomptif est à Paris.

Maigre dédommagement !

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Aussi, quelle ne fut point ma légitime stupeur en apercevant, hier, au café de Suède, mon ami Alexandre Legrand !

Mais quel Legrand !

La face entièrement rasée à la façon des acteurs, un chapeau à bords plats légèrement incliné sur l’oreille, une cravate dite Lavallière, un macfarlane, bref tout à fait l’aspect de ces artistes lyriques de provenance souvent toulousaine.

En plus, il appelait, non sans affectation, les garçons du café par leur petit nom, et deux un peu trop grosses bagues étincelaient à ses doigts.

Il tint à m’offrir un quinquina Dubonnet et m’expliqua :

— Oui, mon cher, j’ai balancé la finance ! À bas les bureaux ! Vive le Répertoire !

— Tu as un engagement ?

— Superbe !

— Ah bah ! Et où ça ?

— Tu peux m’entendre partout, mon vieux, à Paris, en province, à l’étranger !…

J’ai cru qu’il devenait fou.

— Parfaitement, mon ami, je chante des morceaux d’opéra dans les phonographes de la maison Lioret !