Pour cause de fin de bail/Le Pauvre Gendre

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 139-144).

LE PAUVRE GENDRE[1]

— Oui, monsieur, si le Président de la République savait ce que j’ai été malheureux grâce à lui, il n’hésiterait pas à me décorer.

— Grâce à lui ?

— C’est une façon de parler ; je ne lui en veux pas, d’ailleurs, car, à vraiment dire, Félix Faure n’a jamais rien fait contre moi ; mais si notre Président n’avait jamais existé ou si, seulement, il n’était pas parvenu aux honneurs, moi, je serais le plus heureux des hommes.

— Daignez vous expliquer.

— Oh ! mon Dieu, c’est bien simple : Je suis marié à une charmante femme que j’aime beaucoup et qui me le rend bien. Malheureusement, mon épouse a une mère…

— Et cette mère est votre belle-mère ?

— On ne peut rien vous cacher à vous !…

Ce détail n’aurait, à la rigueur, que peu d’importance ; mais voici le terrible de la chose : jadis, alors qu’elle n’était qu’une simple jeune fille comme vous et moi, ma belle-mère fut demandée en mariage, par un jeune homme qui s’en trouvait, paraît-il, éperdument amoureux et qui ne lui était pas du tout indifférent. Les parents de ma belle-mère, jugeant la situation du jeune homme pas en rapport avec la fortune de leur demoiselle, s’opposèrent au mariage.

— Jusqu’à présent, je ne vois pas bien…

— Vous comprendrez tout, monsieur, quand j’aurai ajouté que le jeune homme en question n’était autre qu’un nommé Félix Faure, employé dans une grande maison de cuirs du faubourg Saint-Martin.

— L’histoire est, en effet, des plus piquantes.

— Mon supplice commença peu de temps après mon mariage. Les débuts de notre union avaient été des plus cordiaux, des plus paisibles, des plus patriarcaux, oserai-je dire. Un beau jour, un lundi, lendemain d’élections générales, nous lûmes dans le journal qu’un nommé Félix Faure, négociant, venait d’être élu député du Havre. — « Tiens ! s’écria ma belle-mère, Félix Faure, ce doit être mon ancien amoureux. J’ai dû, dans le temps, épouser un garçon qui portait ce nom-là. »

— Et alors ?

— Elle s’informa et acquit bientôt la certitude que le nouveau député ne faisait qu’un avec son ancienne passion.

L’humeur de ma belle-mère s’altéra légèrement à cette découverte : « Si mes parents, répétait-elle, ne s’étaient point opposés à ce mariage, je serais, aujourd’hui, la femme d’un député !… » Quelques années plus tard, Félix Faure devenait ministre de la marine. Cette fois, le caractère de la bonne femme tourna franchement à l’aigre, et comme elle n’avait plus ses parents à qui adresser de sanglants reproches, ce fut moi qui écopai : « Si, tout de même, j’avais épousé cet homme-là, quel beau mariage tu aurais pu faire, ma pauvre fille ! »

— Et quand Félix Faure fut nommé Président de la République ?

— Oh ! alors, mon pauvre monsieur !… De telles scènes ne sauraient se raconter… Et quand il a reçu le tsar et la tsarine, donc !… Et quand il a été en Russie !… Et encore l’autre jour, quand il a reçu la Toison d’or !… Ma vie n’est plus tenable !… Quelquefois je perds patience et j’eng… la pauvre femme comme un pied !

— Que dit-elle ?

— Elle tombe sur une chaise d’un air accablé et gémit : « Ce n’est pas M. Berge qui se conduirait comme ça avec moi ! »


  1. Cette histoire fut, bien entendu, écrite avant le trépas du regretté M. Félix Faure.