Pour cause de fin de bail/L’Éden-Boat

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 265-272).

L’EDEN-BOAT

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Le matin du 17, au petit jour, nous fûmes réveillés par un événement si extraordinaire que tout le monde, à bord, se crut le jouet d’une hallucination.

En un clin d’œil, couchettes et hamacs étaient vides. Jamais on n’avait vu pareil branle-bas.

Alors chacun, équipage ou passager, de s’interroger pour être bien sûr qu’on ne rêvait pas :

— Vous entendez ?

— Parbleu, si j’entends !… Faudrait être sourd !

— On dirait un orgue.

— Un orchestre, plutôt, un immense orchestre !

— D’où ça peut-il venir ?

Oui, d’où pouvait-elle bien venir, cette mystérieuse musique qui charmait nos oreilles, cette harmonie lointaine, singulièrement intense et pourtant si douce qu’elle semblait un chant du ciel.

D’où pouvait-elle bien venir ? Pas de la terre, bien sûr, puisque nous étions du moindre îlot loin d’une vingtaine de milles, au bas mot. D’un bateau voisin, alors ?

Sans doute.

Malheureusement, une forte brume du matin nous masquait tout objet à plus d’une encâblure.

Et la musique continuait, divinement énervante et déchaînant dans nos cœurs je ne sais quelle folle angoisse.

— Que pensez-vous de cela, docteur ? fis-je au médecin du bord.

— Ça, répondit-il, c’est le plus curieux cas d’hallucination collective que j’aie jamais constaté.

À ce moment, le soleil se mit à briller, la brume eut une violente déchirure et brusquement se volatilisa dégageant une mer de miroir.

C’était féerique.

Alors, sur tout le pont, ce fut une grande clameur.

À un mille, environ, par bâbord, un grand vapeur naviguait sur nous.

Un beau bateau, ma foi, mais étrangement peinturluré ; la coque toute bariolée de vives couleurs, les mâts et les cheminées pareils à des mirlitons.

Un immense pavois de fantaisie complétait le tout.

Bientôt, on put lire son nom à l’avant : Eden-Boat.

J’avais souvent entendu parler de l’Eden-Boat, mais, je l’avoue, jamais je n’avais cru à son existence, pas plus qu’à celle du vaisseau fantôme. (Ceux qui naviguent dans les mers du Sud sont connus pour leur grande imagination et leur éternel bluffage.)

Cependant, l’Eden-Boat arrivait sur nous.

On distinguait facilement des gens installés sur les passerelles, et parmi ces personnes des dames vêtues de toilettes claires.

La grande musique mystérieuse s’était tue et maintenant nous entendions un bizarre orchestre qui jouait, diablement, Tararaboum de hay.

On distinguait de tout dans cet orchestre, des binious, des castagnettes, des banjos, des instruments de cuivre, des mandolines, etc.

Une chaloupe à vapeur aussi drôlement accoutrée que l’Eden-Boat nous accosta.

Un monsieur sauta à notre bord et après avoir présenté ses hommages au commandant, nous adressa un boniment extraordinaire sur le ton qu’emploient les managers de cirques forains pour faire valoir leurs « numéros exceptionnels ».

L’Eden-Boat était bien ce qu’on nous avait raconté déjà : un endroit de plaisir flottant où toutes les rigolades (comme disent les Parisiens) se trouvent réunies : comédie, serio-comic concert, pantomime et bars servis par de fort jolies filles volontiers peu farouches.

Pas un homme dans cet équipage, d’ailleurs cosmopolite, qui ne joue supérieurement d’un instrument de son pays : des nègres du banjo, des Espagnols de la guitare, etc., etc.

Ce qui me toucha le plus, ce fut de voir deux pauvres Bretons (déserteurs de la flotte française, disait-on), qui soufflaient du biniou avec, parfois, des larmes dans les yeux.

Quant à la grande et étrange musique qui nous avait si fort affolés le matin, c’était un orgue, mais un orgue tel qu’il nous émerveilla tous.

L’air comprimé, qui sert ordinairement à ces instruments, se trouve remplacé, dans celui-là, par de la vapeur à très haute pression.

Selon la forme et la dimension des trous par lesquels s’échappe cette vapeur, on obtient tous les sons de la gamme, depuis les plus suraiguës stridences jusqu’à des contrebasses inconnues dans n’importe quel orchestre.

L’Eden-Boat est, en somme, une institution d’une moralité contestable, mais offrant néanmoins de grandes ressources pour la distraction de ces pauvres longs courriers qui restent souvent des mois sans toucher terre.

Pour ma part, je ne regrettai point les vingt-cinq dollars que me coûtèrent mes deux heures de séjour à bord de ce curieux bâtiment.

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(Passage supprimé pour faire plaisir à M. Bérenger.)

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