Librairie de l’Opinion (p. 197-203).

XXIV.

Il est impossible de décrire l’excitation qui suivit cette chanson : c’était un bruit à rendre fou… et la pauvre Pouponne qui n’avait le courage de gouter à rien, sentait une affreuse migraine la gagner de plus en plus.

Quoique les hommes ne fussent point à table, ils trouvaient le moyen de se faire passer par leurs femmes ou par leurs amoureuses, non seulement des aliments, mais des bouteilles de vin ; aussi les têtes commençaient-elles à s’échauffer ; des remarques triviales, des mots à double entente étaient lancés à brûle pourpoint à la mariée dont le front se couvrait de rougeur. Pour arrêter ces discours et ce bruit, Zozo eut l’idée d’appeler à son aide le beau violonneux qui, parce qu’il jouait du violon, savait chanter et se donnait des airs (à ce que disait la Térencine) passait pour la fleur des pois du campement.

— Étienne ! Étienne Aucoin ! une chanson ; cria Zozo.

Et toutes les autres femmes, d’une seule voix répétèrent :

— Oui Étienne, une chanson.

Et le bel Étienne, après avoir fait quelques objections pour mieux se faire valoir, tout fier au fond de l’âme, se leva debout sur le banc et, après avoir salué, d’abord la mariée et ensuite le reste de la compagnie, commença sa chanson. À la fin de chaque couplet, le chanteur s’arrêtait et, avec les gestes les plus comiques achevait en parlant le couplet commencé en chantant. Écoutons la chanson du beau violonneux.

Lorsqu’il arrivait au refrain tous les hommes et mêmes quelques femmes, (la Térencine parmi) le répétaient avec lui : je vous laisse à penser quel tapage s’en suivait :

Sur l’port avec Manon un jour,
J’l’enguesais en façon d’amour ;
Y aisement cela se peut croire :
Un faraud s’en vint près de nous
En voulant l’y fair’ les yeux doux.

Parlé : Saquergné ! Dame ! moi qui suis jaloux, vouloir me souffler ma parsonnière c’est me licher mon beurre et me prendre pour un gonze.

Refrain :

J’veut être un chien
Yà coups d’pied, yà coups d’poing,
J’ly cassis la gueule et la machoire.

La sentinelle qu’était là
S’en vint pour mettre le zholà :
Y aisément cela se peut croire
Parc’que j’lui dis de se r’tirer
Voulut-y pas sur moi tirer ?

Parlé : Moi qui suis un vrai cadien, j’vous l’y crache sur l’amorce, et j’vous ly rends son intention toute honteuse ; et, par là-dessus :

J’veut être un chien..-etc.

Ma maîtresse et moi je partons
Pour chercher des champignons ;
Y aisément, cela se peut croire :
Un gueux d’carosse qui passit,
Tous les deux nous éclaboussit.

Parlé : Moi qu’était avec du sesque, qu’aime la propreté et qu’y ne veut pas qu’on l’y tache son linge, pour raison :

J’veut être un chien… etc.

Ça nous équipit nos bas blancs,
J’équions faits comme des ch’napans ;
Y aisément cela se peut croire :
Un p’tit jeune homm’qui nous voyait
En voulant nous gouayer, riait.

Parlé : Parlez donc, missié chérubin, est-ce qu’vous êtes échappé du paradis pour vous ficher du monde ?

J’veut être un chien… etc.

Voyant qu’dans l’jardin on dansait,
J’allons danser notre menuet ;
Y aisément cela se peut croire :
L’sacré violon qu’avait joué faux
Voulut me d’mander des noyaux.

Parlé : Des… Attends, missié sans-accord, j’te vas donner un à-compte pour t’ach’ter une compresse.

J’veut être un chien… etc.

À la fin du jour, sans témoin,
J’mène Manon dans un p’tit coin.
Y aisément cela se peut croire :
J’lui dis : mamzelle, faut un p’tit brin
Consentir à m’baiser, ou bien.

Parlé : Sur l’respect que j’dois à vot sagesse, croyez moi, mamzelle, un béquot c’est une douceur dont auquel vous pourrez dire qu’c’est vrai ! non, non, mamzelle Manon, ne reculez pas, car… je n’vous dis qu’ça :

J’veut être un chien
Yà coups d’pied, yà coups d’poing,
J’ly cassis la gueule et la mâchoire.

Je ne puis décrire l’enthousiasme et les éclats de rire avec lesquels la chanson d’Étienne fut reçue, à chacune de ses contorsions, les mains applaudissaient et comme je l’ai dit, le refrain était répété en chœur par plus de deux cents voix. Profitant du tumulte. Pouponne supplia Balthazar de la ramener dans la salle de bal.

— J’étouffe ici, dit-elle.

Depuis le départ de Placide, nous avons perdu de vue la gentille Tit-Mine. Qu’était-elle devenue ? Nouvelle Ariane, pleurait-elle encore l’abandon d’un nouveau Thésée ? Était-elle morte de douleur après que Placide l’eût quittée ? Pour répondre à ces deux questions nous allons suivre les mariés dans la salle de bal ou déjà plusieurs couples les avaient devancés, et là dans un coin, nous retrouverons la fille de la Térencine, plus jolie, plus coquette que jamais et assise à côté de Périchon qui la regarde avec deux grands yeux remplis d’admiration. Mais que font-ils donc si près l’un de l’autre ? Qu’est-ce qui excite ainsi leur gaîté ? ah ! je vois ; le petit tablier de mousseline de Tit-Mine est rempli de pistaches que Périchon épluche avec toute la grâce possible et qu’ils croquent tous les deux au milieu de leurs éclats de rire. Mais on peut se dire bien des choses en mangeant des pistaches, et bien certainement, que ce que dit le frère de Pouponne, a chassé bien loin la pensée de Placide de cette charmante petite tête, qui se penche gracieusement vers le jeune homme et qui lui prodigue les plus charmants sourires du monde.

En voyant sortir la mariée, les femmes se lèvent et cèdent la place aux hommes, les musiciens noirs sont rappelés et le bal recommence de plus belle. Voyez donc : les premiers en place sont Tit-Mine et Périchon.