Librairie de l’Opinion (p. 189-197).

XXIII.

Il y eut après la cérémonie une petite scène assez amusante : la loi réclame trois témoins à tout mariage, et après avoir présenté son registre aux mariés et les avoir vus y mettre leur signature, le père Jacques demanda à haute voix s’il se trouvait dans l’église trois personnes du sexe masculin, sachant écrire, qui voulussent bien servir de témoins aux nouveaux mariés. Monsieur Bossier et Périchon se présentèrent ; mais hélas ! pas un seul individu, dans toute cette foule, ne savait signer son nom, et le bon curé devinait qu’il serait obligé de se contenter de deux témoins, quand Tit Toine, revêtu de ses habits d’enfant de chœur, tira le père Jacques par la manche de son surplis en disant :

— Missié l’curé, j’savons signer mon nom, vous m’avez montré vous même… est-ce que j’peux pas faire comme les hommes, le jour d’la noce à ma sœur, et mettre ma pataraffe sus le registre comme Périchon et l’gros missié ?

— Mais certainement, répondit le père Jacques en souriant à son enfant de chœur ; mets ton nom là… sous celui de Périchon. C’est bien… et, grâce au ciel, j’ai mes trois témoins.

Après que tout ceci fut terminé, Pouponne se vit entourée par ses amies qui, dans leurs caresses, un peu trop vives, menacèrent de l’étouffer. Il lui fallut embrasser tout le monde, et il fallut que tout le monde l’embrassât ; ensuite, comme le disait Tit Toine, tout un chacun se mit à embrasser son voisin, et cet échange de baisers prit bien une heure à s’effectuer. Charlotte voyant tout cela et craignant que les baisers n’arrivassent jusqu’à elle, se hâta de s’esquiver, se contentant, pour le moment, de faire un léger signe d’adieu à son amie.

Aussitôt les embrassades terminées, la bande joyeuse se dirigea vers la salle de bal ; mais avant d’y arriver, les bouteilles d’eau-de vie furent de nouveau tirées des poches, et cette fois, ce fut ce cri :

— Hourrah ! pour madame Balthazar ! qui fit résonner tous les échos des environs.

Ce cri, répété par plus de deux cents voix, ne cessa qu’au moment où le cortège pénétrait dans la salle de bal. Il était dix heures et le dîner devait être servi à midi précises, puis aussitôt terminé, on recommencerait à danser et le bal durerait jusqu’au grand jour. Tel était le programme qui avait été annoncé par Zozo. Si nous nous en souvenons, c’était à elle et à sa belle-sœur Titine que Pouponne avait confié la surintendance du festin et du bal de ses noces, et elles s’acquittaient à merveille de leur charge, surtout Titine qui, s’étant mariée deux fois, savait par expérience ce que c’était qu’une noce cadienne.

Tout autour de la salle de bal, on avait improvisé des bancs en mettant des planches sur des troncs d’arbres, portés là pour la circonstance. L’orchestre était composé d’abord du violonneux du canton, le bel Étienne Aucoin qui, en ce jour mémorable s’était adjoint trois des nègres de monsieur Bossier, qui passaient pour musiciens de premier ordre. Ils se tenaient tous les quatre debout, chacun sur un baril différent, et le chef d’orchestre, Étienne le violonneux, tout en agitant son archet, battait la mesure du pied et de la tête à la fois. Un des nègres jouait aussi du violon ; quant aux deux autres, l’un tenait à la main un triangle qu’il frappait d’une tige de fer, tandis que l’autre agitait de toutes ses forces une poignée d’os qu’il frappait ensemble en faisant les contorsions les plus grotesques du monde. La salle devait être éclairée plus tard par des chandelles de suif confectionnées par les femmes du campement, qu’on avait enfoncées dans de petites planchettes percées, et clouées au mur.

On ne danse pas sans se raffraichir, aussi Zozo et Titine dans leur tendre sollicitude pour les invités, avaient garni la salle de tous les raffraichissements dont elles pouvaient disposer. Sur la cheminée se trouvait un triple rang de bouteilles d’eau-de-vie accompagnées de deux petites tasses en fer blanc.

— Il faut les choisir bien petites, avait dit Titine, ça les empêchera de se soûler.

Pauvre femme ! elle s’aperçut un peu plus tard que trouvant les coupes trop petites, les consommateurs ne se gênaient point pour les remplir plusieurs fois de suite.

Dans chaque coin de la salle se trouvait un baril : le premier était rempli de patates douces cuites au four, le second contenait des pistaches, et le troisième de ces grosses noix sauvages qui se trouvent dans les bois et dont les porcs sont très friands Quant au quatrième, il était plein d’eau, et une moque à long manche y était suspendue à l’aide d’un bout de ficelle accrochée à un clou. Outre ces raffraichissements, deux ou trois petits garçons passaient et repassaient entre les danseurs, s’arrêtant devant les bancs où les mamans et les vieilles filles faisaient tapisserie, et portant, les uns, une grèque pleine d’un café délicieux, les autres une énorme jatte destinée à le recevoir, et ils allaient de l’un à l’autre, présentant aux convives leur grèque et leur tasse, et répétant à chaque fois :

— C’te café, il est doux : la Zozo alle l’a sucré :

C’était à peine si Pouponne pouvait en croire ses yeux : elle, habituée maintenant aux raffinements de la bonne société se sentait révoltée de tant de vulgarité. Pour se conformer à l’usage, elle se mit en place avec Balthazar ; mais, après cette première contredanse, elle refusa tous les cavaliers qui se présentèrent en se disant accablée d’un violent mal de tête. Cette excuse déplut aux jeunes gens, ils se retirèrent en disant :

— Alle ment… alle n’a rien que d’la fierté, qu’elle a gagnée avec les gens d’la grande maison… alle s’croit trop pour danser avec des poves gars comme nous.

À midi précis, deux petits garçons ouvrirent la porte qui se trouvait entre les deux chambres et crièrent à tue tête :

— Diner, tout l’monde ! Dîner y est paré !

Et deux à deux, sans trop de tumulte, chacun se dirigea vers la salle du festin. C’était bien une véritable noce de Gamache sinon de Cannibales. Pour confectionner le gombo, on s’était servi d’une chaudière à sucre et on y avait mis cinq dindes et, pour le moins trois ou quatre douzaines de poulets. C’était par vingtaine qu’on comptait les dindons et les cochons de lait ; on y voyait deux moutons et deux chevreuils rôtis, sans compter les volailles, le gibier, le poisson et toutes sortes de bonnes choses ; tous les plats nationaux étaient là : le macchou, le jambalaya, le riz aux fèves, même le couche-couche s’étalaient au milieu des gibiers les plus fins, des gâteaux, des confitures, des crêmes, des tartes au giromon et des montagnes de tactac. Monsieur Bossier, outre les provisions les plus succulentes avait envoyé cent bouteilles de vin qui étaient éparpillées sur la table. Cette table pouvait contenir cent cinquante convives, mais, d’après l’usage, les dames s’asseyaient les premières et étaient servies par les messieurs. Chaque invité avait été prévenu qu’il devait porter son assiette et son couteau ; les assiettes avaient été envoyées d’avance, mais, à peine assis, chaque convive tira son couteau de sa poche ; cela suffisait : seules les mariés avaient un couvert complet. Quant aux verres, à bien des places, ils étaient remplacés par des moques de ferblanc.

Le commencement du diner se passa assez tranquillement, la présence des femmes en imposait ; mais quand les plus affamés furent rassasiés, les chants commencèrent, et comme les anciens camarades de Balthazar se souvenaient de sa belle voix, l’un d’eux cria :

— L’marié ! l’marié ! faut que l’marié y nous donne une p’tite chanson !

Balthazar qui s’était promis de se soumettre à toutes les exigences de ses convives, se leva en souriant et un verre de vin à la main, commença :

L’amour est un chien d’vaurien
Qui fait plus d’mal que d’bien.
Habitants des galères,
N’vous plaignez pas d’ramer,
Vot’mal, c’est du suque
Près de c’ti là d’aimer.

Ce fut par un jour de printemps
Que je m’déclarai l’amant,
L’amant d’une brunette
Belle comme un curpidon
Portant fine cornette
Posée en parpillon.

Et, à chaque couplet, la foule criait, les convives frappaient leurs verres de leurs couteaux et faisaient mille grimaces et autant de contorsions dont Pouponne détournait les yeux avec dégoût.

Balthazar qui s’était arrêté un instant, reprit :

Alle a deux yeux briyants
Comme des pierres de diamants,

Et le rouge écarlate,
Sur le dos des Anglais
N’est que d’la couleur jaune
Au prix de son teint frais.

Aile a d’lésprit fiarement,
Tout comme un garçon d’trente ans.
Ça vous mange de l’ouvrage !
Dame ! faut voir comme ça s’tient !
L’Diable m’emporte ! une reine
N’blanchirait pas si bien.

Et v’là que c’te fleur de beauté
Est à moi seul maintenant,
Et que missié le curé
A serré l’sacrement…
Alle est jordy ma titte femme
Et j’suis son humble sarviteur.

Buvez garçons, chantez fillettes !
Criez hourah pour les mariés !
Et surtout… je n’vous dis qu’ça
Faites ben vit tous comme moi !
L’curé est là… tout prêt à faire
Le nombre un du nombre deux !