Librairie de l’Opinion (p. 124-136).

XVL.

Nous allons maintenant abandonner Pouponne au milieu de sa veillée si triste et si solitaire, pour suivre Tit Toine sur la route où il venait de s’engager. Comme le lui avait ordonné sa sœur, il s’était arrêté à la cabane des Labauve et avait délivré à Zozo le message de Pouponne. Dans toute autre circonstance, la mère aurait peut-être refusé d’exposer son enfant au danger d’un pareil orage ; mais, il s’agissait d’un mourant, et parmi les Acadiens, un respect sans limites est porté à ceux qui vont mourir ; et, selon eux, leur refuser quelque chose, appellerait la malédiction du ciel sur la tête de celui qui oserait commettre un pareil crime. Avant que Zozo eût le temps de répondre à Tit Toine, la vieille aïeule s’écria :

— Faut qu’il aille, ma fille ! qui sait ! demain, ça s’ra p’tête mon tour.

Zozo fit pour son fils ce que Pouponne avait fait pour son frère, elle l’enveloppa de son mieux… lui mit par dessus ses vêtements le capot de couverte de son père et, lui mettant en mains le bâton de l’aïeule.

— C’est en cas d’mauvaises rencontres, dit-elle.

Et, au bout d’un instant, on eût puvoir nos deux petits garçons bien serrés l’un contre l’autre, leurs deux têtes sous le parapluie, et, se dirigeant aussi vite que possible vers la demeure de monsieur le curé située à six milles plus loin. C’était une longue route pour ces deux enfants, et, ils se disaient que, bien certainement la nuit les surprendrait avant qu’ils n’eussent le temps d’arriver au presbytère. Vers le milieu de leur route, se trouvait un petit bois d’un demi mille de long, et avouons bien vite que le passage de ce bois causait une vive terreur à nos petits voyageurs.

— Mon Dieu ! disait Baptiste, c’est y pas trop dur pour les vivants d’voir l’monde mourir pendant la nuit et avec in pareil temps ? Comme si l’père Landry aurait pas pu r’mettre sa crevaison à d’main ?

— Oui, dit Tit-Toine qui, en sa qualité d’enfant de chœur, se croyait très fort en matière de religion, c’est tout d’même vrai que c’temps là, c’est bon pour des chiens et pas pour des chrétiens, mais, vois-tu Baptiste, c’pôve homme, il a p’tête un gros péché sur sa conscience et y veut l’dégoiser à missie l’curé avant d’rendre l’âme…

En cet instant, un violent coup de tonnerre se fit entendre et les deux enfants jetèrent un cri en se resserrant encore davantage.

— Encore, observa Tit-Toine, si nous avions pris un jabloroc !

Ce que l’enfant appelait un jabloroc était ce que nous, nous appelons une lanterne ; et il faut avouer qu’elle aurait point été de luxe au milieu de l’obscurité qui les entourait. Ils entraient dans le petit bois.

— Diantre ! cria Baptiste, faut convenir qu’y fait diablement noir ici ce soir… c’te forêt m’fait l’effet d’être aussi longue qu’un jour sans pain… alle doit être pleine à déborder de voleurs.

— Et p’tête ben de loups aussi ! dit Tit-Toine qui pour essayer de se rassurer, voulait faire le brave aux dépens de son camarade. Ah ! que bénédiction l’bon Dieu a sépartagé sur nous, quand il a gardé les loups, bien loin, en Acadie !

— Mais les voleurs, répéta Baptiste.

— Tu veux que j’te dise le fin fond de la vérité Baptiste ? reprit le frère de Pouponne, tu parles comme un couard et t’en es un, v’là ! qué que donc qu’tu veux qu’on nous vole ?

— Oh ! mais, ton parapluie… et pis… mon bâton.

— Tiens ! tu jabotes trop, mon fautoche ! (mon petit homme) dit Tit-Toine avec une sorte de mépris. Il est quasiment tard et j’sommes pas mal las… y m’semble qu’mes yeux, y sont tous pleins d’piqures d’aiguilles… de plus, je n’faisons pas aute chose que de tibuter (marcher comme un ivrogne) dans c’te noir ! j’dors en marchant… aussi j’vas m’arrêter ici un tantinet… quéque t’en dis Baptiste ?

— Que ça m’va comme le bridon à la jument de missié le curé, répondit le fils de la Zozo en s’étendant sur l’herbe mouillée à côté de son camarade.

Ils étaient là depuis environ deux minutes tout au plus quand ils entendirent marcher à quelques pas deux, et une voix prononça distinctement ces paroles :

— J’crois ben qu’nous sommes perdus.

En un instant, nos deux petits garçons furent debout et la main dans la main, se disposaient à prendre la fuite quand une grosse main tomba sur l’épaule de Baptiste et une voix laissa échapper ce seul mot : Halte !

Sans comprendre la signification du mot, ils s’arrêtèrent, et, à la lueur de la lanterne que portait celui qui avait parlé, ils aperçurent deux hommes vêtus d’uniformes ou plutôt des restes d’un uniforme. L’un était très grand, avait de larges épaules, tandis que l’autre, plus jeune en apparence, était en même temps plus mince et plus petit. Tous les deux avaient le visage couvert d’une barbe épaisse.

— Où allez-vous par un pareil temps, petits ? demanda le plus âgé des deux hommes.

Ce fut Tit-Toine qui répondit, les dents de Baptiste battaient une terrible trémontaine, (le bruit du tambour) comme plus tard notre enfant de chœur le raconta à sa sœur.

— Nous allons chercher l’père Jacques pour un pove vieux qui va mourir, répondit Tit-Toine.

— Le père Jacques ! répéta l’étranger.

— Ou ben missié l’curé, c’est tout un pareil.

— Alors, il faut vous presser, mes enfants, reprit l’inconnu, la mort n’attend pas. Nous aussi, nous avons besoin de voir le curé, nous irons avec vous. Avez vous encore loin à aller ?

— Mais non. V’la ben pour l’moins deux heures qu’nous sommes en route. Nous arriverons tout à l’heure, dit Tit-Toine en se mettant en route et en se serrant plus étroitement contre Baptiste.

Ni l’un ni l’autre de nos petits garçons n’était trop satisfait de la compagnie qui s’imposait à eux avec si peu de cérémonies. Le plus jeune des étrangers n’avait rien dit, il semblait triste et recueilli et, à plusieurs reprises on le vit élever la lanterne qu’il tenait à la main pour pouvoir mieux examiner les traits de Tit-Toine.

Bientôt nos voyageurs sortirent du bois et aperçurent dans le lointain plusieurs lumières qui, bien certainement devaient provenir de quelque habitation.

— C’est là, dit Tit-Toine, c’est la maison à père Jacques.

Cette maison, ou plutôt le presbytère, était assez grande, quoique bâtie aussi grossièrement que toutes les demeures des Acadiens. II se trouvait deux chambres sur le devant : l’une était la chambre à coucher du bon prêtre, l’autre celle où il prenait ses repas, où il écrivait ses sermons et où il recevait ceux qui venaient le voir et le consulter. Sur le derrière, il y avait deux autres chambres : la plus grande, la mieux meublée, s’appelait la chambre de l’hôte et il s’y trouvait toujours un lit prêt pour l’ami ou pour le malheureux qui venait réclamer l’hospitalité du père Jacques. Dans la dernière couchaient la vieille Pélagie et Tit Toine. À cette époque, de crainte du feu, sans doute, les cuisines étaient toujours assez éloignées de la maison principale : celle du père Jacques se trouvait à une vingtaine de pas du logis.

Tit Toine qui se considérait chez lui au presbytère et qui en connaissait tous les coins, fit entrer les étrangers dans ce qu’on appelait le cabinet de monsieur le curé.

— Attendez là, leur dit-il, j’vas aller prévenir le père.

Les deux hommes s’assirent en silence : ils paraissaient vivement émus.

Tit Toine, accompagné de Baptiste, entra dans la chambre à coucher du prêtre qui, quoiqu’il ne fût que sept heures, se disposait à se mettre au lit.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il en voyant paraître son enfant de chœur, toi Tit Toine ! et dans un pareil orage ! Pourquoi ta sœur ne t’a-t-elle pas gardé ? et comment se fait il que Baptiste soit avec toi ?

Tit Toine raconta au père Jacques l’objet de sa mission et termina par ces mots :

— Pouponne, alle dit qu’y faut vous dépêcher.

— C’est bien, dit le prêtre, va atteler la calèche pendant que je m’habillerai Il est inutile que tu m’accompagnes. Garde Baptiste avec toi jusqu’à demain et dis à Pélagie de vous donner à souper.

— Oui père, répondit l’enfant.

Et au moment où il allait sortir, il revint sur ses pas :

— Oh ! père, dit-il, j’avons oublié d’vous dire qu’y a là dans vot’ cabinet deux hommes que nous avons rencontré dans l’bois… y nous ont suivis jusqu’ici et y disent comme ça qu’y vouliont vous voir. À ce qu’y paraît, y zont queque chose à vous jabotter. (raconter.)

— Des étrangers ! se dit le père Jacques, dans cet orage ! et à cette heure ! que peuvent-ils me demander ? l’hospitalité sans doute.

Il entra dans la salle où les deux hommes l’attendaient. Ils se levèrent et le saluèrent respectueusement en le voyant paraître. Le prêtre les regarda et une émotion étrange s’empara de tout son être.

— Vous désirez me voir, messieurs ? demanda-t-il.

— Oui mon père, répondit le plus âgé des étrangers qui pouvait avoir tout au plus vingt-cinq ans.

— Cette voix… dit le père Jacques, ces yeux !… Oh ! je ne me trompe pas… C’est Balthazar.

Et il tendit les bras au jeune homme.

Après qu’ils se furent tenus embrassés un instant, le curé se retourna vers le compagnon de Balthazar et le regardant avec attention :

— Et celui là ! demanda-t-il.

— Celui-là, mon père, répondit le jeune homme en s’avançant, c’est Périchon… ne l’avez-vous pas reconnu !

— Non, répondit le père Jacques, cette barbe vous déguise trop bien, mon enfant.

En ce moment les deux enfants rentraient. À ce nom de Périchon, Tit Toine jeta un cri.

— Périchon ! dit-il, je m’rappelle qu’autefois, au pays, j’avions un frère qui s’app’lait comme ça.

— Et c’est ben ton frère qu’est là, Tit Toine, dit le jeune Acadien en enlevant l’enfant dans ses bras. Ah ! frérot ! y n’y a pus qu’nous deux à c’heure.

Tit Toine allait se récrier et parler de Pouponne, mais au signe que lui fit le prêtre, il se tut.

— Balthazar, dit le père Jacques, ce n’est point le moment de nous raconter ce qui nous est arrivé des deux côtés depuis notre séparation, plus tard, nous nous interrogerons. Ces deux enfants sont venus à pied, au milieu de la nuit et de l’orage me chercher pour porter les derniers sacrements à un mourant. Savez-vous quel est ce mourant Balthazar ?

— Je crains le deviner, répondit le jeune homme, c’est mon père.

— Ma calèche est prête, continua le prêtre, pressons nous, mon fils… que votre père ne meure pas sans vous avoir revu ! Sans vous avoir béni. Périchon, vous resterez ici ce soir et demain Tit Toine et Baptiste vous amèneront à la cabane que le père Landry habite avec sa fille.

— Sa fille ! répéta Balthazar, laquelle.

Le père Jacques fit comme s’il ne l’avait pas entendu et s’adressant à Tit Toine :

— Quand nous serons partis, dit il, tu pourras raconter à ton frère tout ce que tu sais de votre famille. Dis lui tout, mon gars.

Et pendant que Balthazar assis dans la calèche à côté du curé se dirigeait vers la cabane où son père se mourait, Tit Toine parlait de Pouponne à Périchon et, voulant obéir ponctuellement à son curé, lui racontait toutes les nouvelles du campement.

— Il ne faudra pas vous nommer, en arrivant, mon fils, dit le bon prêtre, à Balthazar, la joie tuerait votre père avant qu’il ait eu le temps de se préparer à la mort. Laissez-moi faire : quand il en sera temps je vous avertirai.

Trop ému, trop triste pour parler, Balthazar répondit par un signe de tête. Il se sentait heureux de revoir son père, de pouvoir embrasser sa sœur… mais en même temps son cœur se brisait à la cruelle pensée que c’était pour le voir mourir qu’il allait retrouver ce père chéri.