Librairie de l’Opinion (p. 109-115).

XIV.

Monsieur Bossier avait huit ans de plus que son jeune frère et l’avait toujours considéré comme son fils. Il l’interrogea avec calme, avec tendresse, et Placide, devant cette bonté, cet intérêt paternel, avoua tout. Il n’avait certes attaché aucune importance à sa liaison avec la jolie petite Acadienne et n’avait fait, après tout, que ce qu’il avait vu faire bien souvent par ses camarades. Il était jeune gai, aimait à s’amuser et s’était laissé entraîner vers la gentille Tit’Mine par un sentiment, auquel, bien certainement il ne pouvait donner le nom d’amour. C’était lui qui la conduisait aux bals qui se donnaient tous les samedis, et, nécessairement il la faisait danser. Un jour de l’an, en revenant de la Nouvelle-Orléans, il lui avait porté une croix et des anneaux d’or, un casaquin et quelques rubans. Voilà tout !

Monsieur Bossier l’avait écouté en silence.

— Et, demanda-t-il, as-tu parlé d’amour à cette jeune fille ?

Placide hésita, mais sa franchise l’emporta.

— Oui, frère, répondit-il.

— Alors, dit monsieur en le regardant fixement, tu l’aimes donc ?… tu désires en faire ta femme ?

Le jeune Flamand élevé au milieu de l’aristocratie la plus raffinée, avait une bonne dose d’ambition. La pensée d’épouser cette petite cadienne qui ne savait même pas lire, ne lui serait jamais venue.

— Oh ! frère ! s’écria-t-il avec consternation, plutôt la mort !

— Placide, reprit mon aïeul, jure moi, sur la mémoire de notre sainte mère, jure moi que tu n’as aucune lâcheté à te reprocher envers cette enfant que la Terencine t’accuse d’avoir séduite !

Avant même qu’il eût achevé sa phrase, le jeune homme leva la main vers une image du Christ, qui ornait sa chambre.

— Sur ce Christ, dit-il, par la mémoire de la mère que je n’ai jamais connue, je jure que Tit’Mine Simoneau est aussi pure que le jour où je l’ai vue pour la première fois.

— C’est bien, frère ! je te crois ! dit mon aïeul en tendant la main à l’enfant de sa tendresse. Et Placide tout ému, put voir, au travers des larmes qui obscurcissaient ses yeux que ceux de son frère étaient humides comme les siens. Ils restèrent un moment silencieux. Au bout d’un moment, monsieur Bossier releva la tête.

— Écoute, mon ami, dit-il, pour éviter des scènes outrageantes comme celle que vient de nous faire la Térencine, pour ne pas s’exposer de nouveau aux fascinations et aux pièges de mademoiselle Tit’Mine Simoneau, tu vas commencer tes préparatifs de départ. Demain, tu partiras pour aller achever tes études au collège des Jésuites de la Nouvelle Orléans.

Placide baissa la tête en silence ; il comprenait que son frère avait raison et qu’il ne lui restait qu’à obéir.

Monsieur Bossier descendit et vint rejoindre le père Jacques sur la galerie ; le digne prêtre s’y promenait en long et en large guettant du coin de l’œil la Térencine qui de guerre lasse, s’était laissée tomber sur la dernière marche de l’escalier. Elle avait caché sa figure entre ses genoux comme pour étouffer sa rage et pour s’éviter la vue du terrible Vulcain, qui lui, pour s’amuser, fouettait la terre de ses branches de cognassier.

En apercevant mon aïeul dans la salle-à-manger où il s’était arrêté pour dire quelques paroles à sa femme, le curé marcha à sa rencontre.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Vous aviez raison, mon père, dit monsieur Bossier, ce n’était qu’une simple amourette, un passe-temps. Mais comment faire pour nous débarrasser de cette vigaro ?

— Offrez lui de l’argent, dit le prêtre.

Ils revinrent ensemble sur la galerie gardée à vue par Vulcain, la Térencine avait jugé qu’il était plus prudent de se contenir et s’était mordu les lèvres pour retenir l’élan de sa rage. En entendant le bruit des pas, elle se redressa, absolument comme un de ses petits diablotins enfermés dans une boite s’en élancent lorsqu’on l’ouvre, et cria :

— Faut y aller chercher Tit’Mine ?

— Non, répondit monsieur Bossier, rien de déshonorant ne s’est passé entre mon frère et votre fille. Il refuse de l’épouser.

— Oh ! le gueux ! s’écria-t-elle, oubliant Vulcain dans sa colère ; y n’veut pas l’épouser, à ce que vous disions ? eh ben ! nous varrons… j’vas faire un zaricot d’son corps à c’te bambocheux… faites préparer ses billets d’enterrement… je n’vous dis que ça ! C’est ben sûr sorti d’la culotte à Cartouche et ça n’veut pas épouser une honnête fille !

— Vulcain ! dit mon aïeul.

Le nègre s’avança, tout prêt à exécuter les ordres de son maître.

— Oh ! l’horrible noirot ! cria la Térencine en se reculant ; ne m’touche pas ! ou j’trouverai l’moyen de t’rendre blanc en tournant ta peau à l’envers.

— Madame Théogène, dit mon aïeul avec cette noble dignité qui en imposait à tout le monde, même à la Térencine, combien estimez-vous l’honneur de votre enfant ? je suis disposé à vous le payer.

— D’l’argent ! s’écria-t-elle, c’est d’l’argent, que vous m’offrez ! oui c’est comme ça avec les riches… Ça ruine une pôve fille, ça fait quatre cent mille millions d’mauvais coups et ça nettoie tout avec d’largent… Ah ! missié ! vous connaissions pas encore la Térencine. J’veux l’sacrement… rien qu’ça.

— Écoutez, reprit monsieur Bossier, pour la dernière fois je vous demande combien d’argent vous désirez… autrement vous n’aurez rien et Vulcain vous accompagnera jusqu’à la porte de cour ; et, garde-à-vous ! si jamais vous osez remettre le pied ici.

Elle paraissait réfléchir. Relevant la tête :

— Eh ben vingt gourdes ! (piastres) dit elle.

Mon aïeul tira de sa poche une longue bourse remplie d’or et en retira plusieurs quadruples.

— En voilà cent, dit-il ; et maintenant partez… surtout ne revenez plus nous ennuyer.

Les yeux de la virago s’enflammèrent à la vue de tout cet or ; elle tenait sa main ouverte, caressait les quadruples de son regard rapace.

— Mais, dit-elle, si Placide y vient encore courir après ma petite quasqu’y faudra faire ?

— Ne craignez rien, répondit monsieur Bossier, demain même, mon frère partira pour le collège.

Il est à présumer que la Térencine regretta ce départ. Elle espérait déjà qu’une nouvelle visite de Placide lui vaudrait de nouveaux quadruples, et, bien certainement, elle était de force à l’inviter.

Comme il en avait été prévenu, Placide partit le lendemain pour le collège des Jésuites, établi récemment à la Nouvelle Orléans. Charlotte pleura en voyant s’éloigner son jeune beau-frère ; elle perdait en lui un gai compagnon, toujours prévenant et rempli de complaisance pour celle qu’il appelait sa sœur. Mais, du fond du cœur, la jeune femme approuva la conduite de son mari.