Librairie de l’Opinion (p. 79-85).

X.

Le père Jacques avait tenu la promesse qu’il avait faite à madame Bossier. Le Dimanche qui suivit celui il lui avait parlé des souffrances des Acadiens, il lui raconta ce qu’il savait des amours de Pouponne et de Balthazar, et ce récit augmenta encore l’intérêt que Charlotte portait déjà à la jeune fille. Ce récit du bon prêtre, je vais en faire part au lecteur.

— À l’époque où les troubles commençaient à poindre à l’horizon, dit le père Jacques, vivaient au bourg de Grand Pré, deux familles aisées qui étaient unies l’une à l’autre par tous les liens d’une amitié commencée depuis l’enfance. Les Landry et les Thériot étaient voisins, et lorsque le père Thériot mourut, le père Landry tendit son aide et sa protection à la veuve de son ami et aux sept enfants qu’il laissait derrière lui. Madame Thériot n’aurait rien fait, rien entrepris, sans consulter son voisin. Ce dernier était veuf de deux femmes qui lui avaient donné vingt enfants. Comme Jacob d’heureuse mémoire, le vieillard avait accordé la plus grande part de son affection aux enfants de sa vieillesse : Norbert, Ursin et Balthazar. Les deux premiers, comme leurs ainés, étaient mariés, et Balthazar, le Benjamin de son vieux père dont il était l’idole, demeurait seul près de lui.

« De l’autre côté, Pouponne, la seule fille de la veuve Thériot grandissait près de son jeune voisin, et apprit bien vite à partager son affection comme elle avait jusque là, partagé ses jeux.

« Raconter minutieusement les origines et les phases de cette liaison serait chose futile et impossible. Pouponne et Balthazar ont commencé à filer la trame de leur amour absolument comme leurs pères et leurs mères, leurs frères et leurs sœurs, l’avaient fait avant eux. Ils vivaient à côté l’un de l’autre, leurs familles étaient intimes, leurs relations journalières. Balthazar avait à peine quatre ans de plus que sa petite voisine qui, à cette époque, comptait à peine douze ans.

« Ils suivirent ensemble les instructions religieuses que je leur donnais pour les préparer à la première communion. Pendant plusieurs semaines, ils tracèrent de compagnie, le petit sentier qui conduisait à l’église, le long du grand chemin. Tantôt Pouponne trottinait devant, tantôt Balthazar, pour lui battre la neige ou lui faciliter le passage des mares boueuses, se mettait à la tête ; bien entendu, qu’à tous les mauvais pas, le sexe fort aidait le sexe faible Quelquefois, pour être plus agiles, les deux enfants ôtaient leurs chaussures : alors Balthazar attachait les deux paires de souliers par les bouts de leurs cordons et se les passait autour du cou. Alors, on les voyait courir à l’aventure, gais et Joyeux. Balthazar, disons-le, ne faisait aucune attention aux petits pieds nus de Pouponne qui laissaient, en touchant l’argile fraiche, tant de jolies empreintes.

« C’était une de leurs habitudes de prendre avec eux leur collation de midi qu’ils dégustaient d’ordinaire sur le gazon ou sous le porche de l’église. Balthazar aimait, entr’autres choses, le fromage à la crème ou lait pris, et Pouponne avait une petite dent aiguisée, toujours prête à grignoter la galette au beurre. Or, il arrivait souvent que le panier de notre petite fille contenait un succulent fromage étendu sur des feuilles de figues, tandis que Balthazar retirait de son sac une large galette bien beurrée. L’on partageait, cela se devine.

Le bon prêtre s’arrêta : — Pardonnez-moi, madame, dit-il en s’adressant à mon aïeule, je me laisse entraîner par mes souvenirs et vous raconte des incidents bien insignifiants pour vous, j’en ai peur.

— Oh ! non, mon père, répondit la jeune femme, tout m’intéresse dans votre récit, et j’aime à me rapporter, en vous écoutant, aux jours heureux de ma pauvre Pouponne.

Le père Jacques continua : — Les délices de la collation et tous ces agréables petits rapports de bon voisinage n’en firent pas aller plus mal le catéchisme. Le jour de la première communion venu, les deux enfants allèrent ensemble à la sainte table, et quand ils revinrent à la maison, au milieu des parents en fête, il s’échappait un rayon de grâce de leurs fronts purs et candides. Pouponne était charmante sous son petit bonnet blanc dans sa toilette chaste et simple comme son âme. Un séraphin n’aurait pu mieux se travestir pour visiter incognito la terre des humains.

« Quant à Balthazar, toute son attention était concentrée sur une grande image enluminée que je venais de lui donner et où se montrait un groupe d’anges débraillés et joufflus.

« Depuis lors, Balthazar joignit ses frères aux travaux des champs et Pouponne aida sa mère dans les occupations nombreuses d’une femme aisée. Ils avaient appris de leurs parents cette énergie morale qui caractérisait les colons de ce temps là. Ils allaient maintenant se former, dans leurs familles, à cette vie forte, active et régulière, à ces habitudes de travail et d’économie, de bienveillance et de probité qui furent tout le secret de la richesse et du bonheur des Acadiens.

« Le fait seul que l’on retrouve ces deux enfants fiancés deux ans après leur première communion, prouve qu’ils n’en restèrent pas, l’un et l’autre à leur goût pour le lait pris et la galette au beurre. Balthazar ne revit plus sans doute le petit pied blanc de Pouponne, car depuis qu’on avait dit à la fillette qu’elle était maintenant une grande fille, elle aurait rougi jusque sous la plante de ce même petit pied si elle l’eût montré nu en public. Mais elle n’avait pas que le pied de mignon : son minois, que jusque-là, le chagrin n’avait pas eu l’occasion d’effleurer du sombre nuage qui le voile aujourd’hui, son minois était trop gracieux, trop attrayant pour que Balthazar ne finit pas par s’en apercevoir. En grandissant, ils ne perdirent pas complètement l’habitude de faire route ensemble pour aller à l’église ou ailleurs. Les bois et les champs des deux familles se touchaient, les hommes se mêlaient souvent pendant les récoltes, et souvent on voyait les filles, toutes rouges, arriver ensemble pour porter le dîner de leurs pères et de leurs frères.

« On dansait quelquefois sur l’herbe fleurie, devant la maison de la veuve Thériot, après les offices du Dimanche. C’étaient des cotillons animés ou des rondes exécutées sur un chant naïf comme nos pauvres colons en dansent encore aujourd’hui sur la terre de l’exil. Dans une figure, Balthazar fut obligé de jeter son foulard autour du cou de Pouponne ; celle-ci s’enfuit ; le foulard était en nœud coulant, et, pour ne pas étrangler sa danseuse, Balthazar lâcha prise et Pouponne se sauva vers la maison avec son entrave qu’elle serra soigneusement avec ses bonnets blancs et ses colifichets de jeune fille dans son tiroir parfumé de plantes odoriférantes.

« Ce foulard gardé fut, selon les usages de l’endroit, toute une déclaration et devint le premier lien contracté par ces jeunes amants.