Pouponne et Balthazar/01
POUPONNE ET BALTHAZAR.
I.
Puisse cette petite histoire procurer à mes lecteurs le plaisir qu’elle m’a causé autrefois, lorsque, assise sur les genoux de ma grand’mère, je l’écoutais avec attention, les regards fixés sur ses yeux bleus si doux, si intelligents et toujours étincelants de tendresse, lorsqu’ils s’attachaient sur les enfants de sa fille. La chère paralytique tenait ce récit de sa mère, car à cette époque lointaine, elle n’était pas encore née. Je ne vous dirai que peu de chose des événements politiques qui ont forcé les Acadiens à abandonner leur patrie et leurs pénates pour venir s’établir dans un pays si éloigné du leur. Plus tard je vous en parlerai plus longuement, en vous racontant les aventures de Louis Comeau, de ce jeune héros, de ce noble chef qui, au prix de toute sa fortune, de dangers extraordinaires, de fatigues sans nom, réussit à conduire plusieurs centaines d’Acadiens sur les bords du bayou Têche. Aujourd’hui, leurs descendants, les Comeau, les Aucoin, les Boutet, les Mouton, les Broussard, les Bodin, les Leblanc, les Dupré, les Hébert, les Bérard et autres dont les noms m’échappent, appartiennent aux plus nobles familles des Attakapas et des Opelousas, et certes, aucun d’eux n’a oublié les préceptes d’honneur, de courage, d’énergie et d’intégrité que leur ont légués leurs pères, ces nobles compagnons de Louis Comeau.
Louis Comeau et ceux qui l’accompagnaient étaient des exilés volontaires, fuyant le danger qu’ils prévoyaient, comme le pêcheur cherche à se mettre à l’abri de l’orage qu’il voit venir ; mais il n’en était pas de même des malheureux dont je vais entretenir le lecteur. Plus tard, je m’étendrai sur les causes de leur exil, mais, pour le moment, je me contenterai de raconter les simples amours de Pouponne et de Balthazar, tous deux Acadiens, tous deux pauvres et sans éducation, mais bons, et surtout pleins de confiance en ce Dieu qu’ils avaient appris à aimer dès leur première enfance.
Vers la fin de l’année 1762, mon aïeul, monsieur Pierre Bossier, marié depuis trois ans environ, vint s’établir sur une grande habitation qui lui avait été cédée par le gouvernement. Cette habitation ou plutôt cette indigotière, était située sur les bords du Mississippi, dans cette région de la Louisiane appelée aujourd’hui la paroisse Saint-Jacques, mais qui, à cette époque, n’était connue que sous le nom des Acadiens. Pourquoi ce nom ? me demandera-t-on ? C’est qu’en 1757, cinq années avant le moment où monsieur Bossier vint prendre possession de son habitation, une bande d’Acadiens, au nombre de deux cent cinquante (en comptant les femmes et les enfants), étaient venus pour former une colonie au milieu de ces belles campagnes et s’y étaient définitivement fixés. De temps à autre, des parents, des amis qu’ils avaient laissés derrière, venaient les rejoindre, si bien, qu’en 1762, nos Acadiens avaient là, au bord du Mississippi, un grand village, ou plutôt une cinquantaine de plantations, de grandeurs différentes, qu’on apercevait, disséminées, çà et là, et où ils cultivaient du riz, de l’indigo, du coton, des patates, et surtout du maïs. Cette colonie qui occupait un espace d’une douzaine de milles, avait reçu des colons le nom de Petite Cadie ; mais les Louisianais n’appelaient l’endroit que du nom des Acadiens. Pendant des années, il conserva ce nom, et aujourd’hui même, bien des habitants disent encore les Acadiens, en parlant de la paroisse Saint-Jacques.
On dit que les Troyens exilés donnaient des noms aimés aux lieux inconnus où ils étaient venus chercher une nouvelle patrie. À l’époque dont j’ai parlé, on vit arriver quelques familles démembrées, ralliées par le même malheur, chassées comme les enfants d’Illion. Ces infortunés s’arrêtèrent, ainsi que je l’ai dit, sur les bords du Meschacébé, à cet endroit où le vieux fleuve semble prendre plaisir à revenir sur son cours comme pour mieux arroser les plaines fertiles qu’il sillonne, et rafraichir ses ondes sous les ombrages des chênes géants qui les abritent. Après bien des escarmouches avec les Indiens, après avoir entamé la forêt et asséché le sol par des travaux herculéens, ils y fixèrent leur demeure. Pour eux, la terre qui allait boire leurs sueurs et leurs larmes, recueillir leurs dernières espérances, donner des fleurs à leur vieillesse et garder leurs cendres bénies, la terre où leurs enfants devaient naître et mourir, ne pouvait s’appeler autrement que celle où ils avaient appris à connaître tout ce que la vie donne de délices dans les joies pures du foyer, durant ces beaux jours d’illusions et de mystères qui charment toute jeunesse ici-bas ; ils firent comme ces autres pélerins de l’Ausonie ; ils nommèrent le coin de terre qu’ils venaient d’adopter La Petite Cadie, du nom de la patrie perdue. Tous les proscrits sont frères, qu’ils soient victimes des Grecs ou des Anglais, et le génie de l’infortune a partout la même poésie de langage.
Si les premiers Acadiens, fixés sur les bords du bayou Têche, avaient eu à vaincre des obstacles presque insurmontables pour arriver à leur destination, eux qui avaient à leur tête un homme d’un courage et d’une énergie exceptionnelle, d’un homme qui disposait d’une immense fortune, qu’il dépensait tout entière pour subvenir aux besoins de ses compagnons, songez à ce que dut souffrir la seconde bande d’Acadiens, chassés par les Anglais et n’ayant pour chef qu’un pauvre prêtre dont la voix s’élevait plutôt pour consoler que pour commander.
Ces pauvres familles étaient venues à la Lousiane les unes après les autres, comme viennent les débris d’un naufrage, sur la même falaise, quand, après bien des vents contraires, une brise continue se met à souffler vers la terre. Des frères qui avaient eu des familles nombreuses, arrivèrent avec quelques uns de leurs enfants ou seulement avec ceux de leurs voisins. Des jeunes filles parties avec leurs vieux parents, se rendirent avec les parents des autres. Un homme qui comptait plusieurs frères, parvint au terme de la route avec deux de ses neveux ; il n’entendit jamais parler de ceux qui étaient restés en arrière, Quelques amis, quelques alliés réussirent à se joindre à différents intervales, mais cela fut rare.
Dans le cours de leurs pérégrinations, il y en eut qui franchirent des espaces incroyables, à pied, à travers les forêts, le long des fleuves, sur les rivages arides de la mer. Tantôt, ils furent arrêtés par la maladie et la misère ; d’autre fois, ils s’égarèrent longtemps. On offrit aux uns de se vendre comme esclaves, aux autres de s’enfermer dans les mines de la Pennsylvanie ; mais, ils préférèrent continuer leur chemin. Ils avaient rencontré quelques-uns des émissaires que Louis Comeau envoyait à leur rencontre, et ils essayèrent de rejoindre leurs frères. De plus, ils cherchaient un ciel ami qui leur rappelât celui qu’ils ne devaient plus revoir, et ils mouraient en le cherchant.
Lorsqu’ils furent arrivés sur les bords du Mississippi, à ce beau site dont j’ai parlé, les Acadiens s’arrêtèrent, et si quelques-uns continuèrent leur route avec l’espoir de rejoindre le jeune chef qui avait envoyé des émissaires pour leur servir de guides, les Robicheau, les Thériot, les Simoneau, les Landry et bien d’autres encore refusèrent d’aller plus loin et préférèrent se fixer sous ce beau ciel qui leur rappelait la patrie absente. Le père Jacques, ce noble prêtre qui avait toujours marché à leur tête et qui avait pris une large part de leurs misères et de leurs fatigues, résolut de ne point abandonner son troupeau. Ce fut avec des larmes dans les yeux qu’il vit partir ceux qui allaient rejoindre leurs frères dans la paroisse Saint-Martin. Lui demeura fidèle à son poste et continua à être le père, le chef de ce troupeau que Dieu, disait-il, avait confié à ses soins.
Fondateurs de la paroisse Saint-Jacques, les Acadiens se sont liés avec toutes les familles qui s’étaient fixées autour de leur établissement : la mienne fut la première qui leur tendit une main amie : et j’en suis fière ! car ces braves gens n’ont apporté sur le sol qui les a reçus, que les traditions de l’honneur le plus pur, le plus vigoureux et des vertus les plus sublimes, les plus robustes.