II

LES JAPONAIS


J’ai dit : « les Japonais sont venus »… et ils ont tout changé en Corée. On n’attend pas de moi une description du Japon ; je ne parlerai des Japonais que pour les portraicturer au moral ; bien qu’ayant adopté presque tout de nous, ils sont de race jaune et en ont certes conservé le caractère, que je définirai par quelques traits.

Donc il ne s’agit plus de laques, d’ivoires et de porcelaines.


Paysage japonais.

Ces panneaux, revêtus de paysages bizarres se détachant sur fond d’or mat, ces broderies de Kioto, ces bronzes à cire perdue, ces céramiques, ces kakemono, ces aquarelles, ces gouaches, ces dessins compliqués, ces incrustations précieuses, ces éventails, ces netskés, ces foukousas, ces émaux, ces statuettes, ces boîtes, ces carrés de soie, ces étagères à tablettes et à tiroirs, qui rappellent l’architecture des temples de Kioto, ces sabres, avec lesquels les Samouraï s’ouvraient le ventre, ces masques grimaçants, ces services d’Imali, plus minces que les Sèvres, où les lis, les bégonias et les rosiers s’entrelacent sur des surfaces laiteuses et diaphanes, ces robes à ramages et ces ceintures à nœuds énormes et bouffants, ces kansashi, ces épingles à cheveux fantastiques : tout cela existe encore, il est vrai, mais est connu, archiconnu et peut être fourni à l’instant par les Bing ou les Cernuschi, qui accumulent les dépouilles et les trésors de l’Extrême-Orient . Quant aux Japonais, leur type nous est familier : une taille exiguë, une pâleur jaune, une figure imberbe, des pommettes saillantes, un nez petit, des yeux entr’ouverts et tirés aux coins. Où est le temps des splendides costumes de.cour, des habits de soie empesés, à forme de ballons, des chignons épais aux cheveux tirés et aplatis sur le devant, des attirails guerriers et des doubles sabres, insigne de noblesse ? Tout à l’européenne ! les jaunes en redingote et en chapeau de soie sont du meilleur monde et d’une politesse exquise ; les officiers de terre et de mer ne diffèrent en rien de leurs collègues de France ou d’Allemagne, si ce n’est peut-être par leur extrême réserve, leurs manières froides et compassées, leur voix lente, douce et un peu traînante.

Ces jaunes ont une école centrale, une école de droit, une école militaire, une école de médecine. Je me souviens de mon ahurissement, quand en 1876, — il y a longtemps comme on le voit, — un de mes amis, aujourd’hui officier supérieur et chargé de la défense cuirassée de nos forteresses, se présenta devant moi en me disant :

« Je viens vous faire mes adieux, je pars…

— Et où cela ?

— Loin, très loin, au Japon.

— Mais en quelle qualité, s’il vous plaît ? »

Il était lieutenant du génie.

« Je suis détaché par le ministère de la guerre et nommé professeur de géodésie à l’École militaire de Tokio. »

Professeur de géodésie au Japon ! Cela supposait que les Japonais étudiaient les sciences exactes, et c’était la vérité. On leur a concédé ce goût-là, mais on les a défiés de prendre le goût des lettres, l’intelligence de l’histoire, le sentiment du beau, tout ce qui est notre apanage à nous autres. Allons donc ce serait mal les connaître, car ils ont la plus beLe histoire nationale, d’immenses bibliothèques et des monuments religieux qui contiennent des merveilles d’art[1].

Malgré tout ils sont restés des civilisés à part, parce qu’ils ont une tête organisée autrement que la nôtre. On va en avoir la preuve.

La méthode d’évangélisation du Japon ne ressemble pas à celle qu’on emploie en Corée. Quand les édits étaient toujours affichés, — il n’y a pas longtemps encore, — et en voie d’exécution pour empêcher les conversions, il était impossible aux missionnaires de prêcher comme ils le désiraient. Ils se disaient pourtant que si, pendant cette période d’impuissance forcée, l’on pouvait préparer l’avenir et se ménager des auxiliaires pour le jour de la liberté, on n’aurait pas perdu son temps. Guidés par cette sage prévoyance, ils ont pensé à préparer des catéchistes, et ils s’y sont surtout essayés à Tokio, — la capitale, — où la population nombreuse et mêlée pouvait offrir des ressources à cet égard.

Il y avait, en effet, à la capitale, nombre de jeunes gens venus pour y faire leurs études ou apprendre une profession quelconque.

Quand, une fois, les missionnaires ont été un peu connus, comme professeurs de français, les vocations ont commencé, et ils ont fait un choix de jeunes gens de bonne famille qui offraient comme capacité et dispositions ce que demandait la dignité de catéchiste. Ces jeunes gens ne pouvant étudier facilement au dehors en bien des circonstances, les missionnaires les ont mis à l’abri de toute gêne et de toute indiscrétion, en les recevant chez eux, et le catéchuménat a ainsi commencé à se recruter.

Les catéchumènes se livraient exclusivement à l’étude de la religion ; on leur donnait pour cela les livres imprimés par la lithographie de Yokohama, puis quand ils étaient en bonne voie, on leur faisait étudier les livres chinois, qui traitent de la religion et sont fort bien faits ; chaque jour ils assistaient à des catéchismes et à des instructions. Ceux qui étaient baptisés commençaient à instruire les plus jeunes et les plus nouveaux.

Pendant ce temps d’autres Japonais vieux et jeunes demandaient à apprendre la religion ; plusieurs anciens élèves venaient au moins une fois par semaine ; on voyait des vieillards à cheveux blancs n’ayant rien compris aux bibles protestantes qui s’adressaient à la mission catholique pour avoir une solution claire et définitive de leurs difficultés. Les jeunes gens, eux, étaient obligés d’apprendre la lettre du catéchisme intégralement, sans quoi les idées païennes eussent pu quelquefois déteindre sur la doctrine, — la noble doctrine, comme on dit là-bas : On ochiyé, — et une fois lancé dans l’à peu près où irait-on ?

Il faudrait voir au Japon les catéchumènes de dix-huit à vingt-deux ans, à genoux sur les nattes blanches, en demi-cercle et se faisant le mon-do (demandes et réponses) ! Ce qu’il y a de plus frappant dans le style religieux, c’est l’emploi surabondant des termes honorifiques, quand on parle de Dieu et des choses saintes, et le langage si plein d’humilité dans les rapports de l’homme avec la religion.

En parlant de l’institution de la sainte Eucharistie, par exemple, on dirait en français :

« Quand Jésus-Christ institua-t-il ce sacrement ? »

Le catéchisme japonais demande :

« Quand notre noble Seigneur, Son Excellence Jésus-Christ, daigna-t-il donner à ses inférieurs, en l’établissant, la sainte Eucharistie ? »

Et l’on répond :

« La veille du jour où il daigna accomplir le go-chi-kyo (son noble trépas). »

Ce mot de noble trépas ne s’emploie qu’en parlant du mikado ou de l’empereur.

Il y a de même une foule de termes honorables et réservés qui donnent au langage un cachet spécial et incisif, à côté duquel les langues européennes sont d’un sans-gêné inouï dont le contraste est saisissant.

Nous avons parlé tout à l’heure des dangers de l’a peu près ; une anecdote assez caractéristique, arrivée à un jeune missionnaire, les montrera mieux encore.

Le Japonais n’affirme rien et répond toujours d’une manière conditionnelle ou dubitative. Les mots les plus répétés sont ceux qui traduisent le fortè, fortasse, forsitan de Lhomond. Demandez, par exemple, à un servant de messe s’il y a encore de la cire, des hosties pour la communion, etc., il vient d’arranger tout et pourrait vous répondre affirmativement ; dix fois pour une il vous dira invariablement :

« Il y en aura sans doute. ! Okata-go-z-arimachôo ! »

Dans le principe, les étrangers ouïes missionnaires ne sont pas faits à ce langage timoré, et ils insistent pour avoir un oui ou un non. Si c’est oui, ce sera toujours peut-être, et on finit par interroger au futur pour la chose du monde la plus actuelle

Ceci posé, on n’a pas idée de l’attention qu’il faut donner à l’explication de la doctrine et de la réforme à faire subir à l’usage, quand on traite des articles de foi. Demandez, je suppose :

« La deuxième personne de la Trinité, le Fils, est-il Dieu ? »

On vous répondra :

« Ça peut bien être ainsi.

— Le Saint-Esprit est-il aussi grand que le Père et le Fils ?

— C’est probable que la chose sera ainsi ! » etc., etc.

Telles sont les réponses que vous obtiendrez infailliblement. Ah ! si Renan avait connu ce genre japonais, il eût encore moins étudié l’hébreu, et il eût composé ses fameux livres en style de l’Empire du Nippon !

Un jour donc qu’un missionnaire de vingt-sept ans faisait le catéchisme à un vieillard des environs de Nagasaky, il écartait tout okata et autre forme semblable, afin d’affirmer nettement et carrément les dogmes immuables de notre religion. Le vieux, japonais renforcé et par conséquent poli, ne dit d’abord rien ; mais quand le Père voulut lui faire rendre compte de sa foi et faire disparaître le malencontreux futur contingent : « C’est probable… sans doute en sera-t-il ainsi… » il s’attira cette première réponse :

« Son Excellence le Père est sans doute très savant ; cependant, depuis hier, je m’étonne de son langage téméraire et je le trouve encore bien jeune pour affirmer de la sorte. »

Je vous laisse à penser l’ébahissement du pauvre missionnaire, qui de fait n’avait à cette époque qu’une moustache d’adolescent, et les précautions oratoires qu’il dut employer pour ne pas effaroucher davantage son élève, tout en ne cédant pas un pouce de terrain[2]

Voilà les bizarreries de cette langue jaune ; il y en a bien d’autres. Celles des accents de province, par exemple, les namari, qui vous gâtent l’oreille d’une manière incroyable. Ainsi le même son se prononce Chenn à Nagasaki, Henn au centre, Senn à Tokio. Ceci n’est rien encore, mais quand on arrive à transformer les mots d’une manière fondamentale, c’est à dérouter complètement : le mot yourouchi, « permission, absolution », se prononce dans la banlieue de la capitale dzeu-rou-dzeu ou dzeu-rou-dzy ; le son tchi devient tse ou n’importe quoi qui vous démonte au premier chef.

Passe pour les bizarreries de langue, qu’on rencontre un peu partout ; mais les Japonais ont des bizarreries de caractère[3] qui s’appelleraient chinoiseries sur le continent, et c’est cela qu’il leur faut modifier s’ils désirent vraiment entrer dans la grande et large voie de la civilisation ; ce qu’ils ont commencé à faire d’ailleurs.

Ainsi on arrêtera un chrétien ; après examen, le juge d’instruction ne le trouvera pas coupable et on le relâchera, mais après lui avoir administré soixante-dix coups de bâton !

Ainsi des Européens désirent louer une maison. On trouve bien des maisons à vendre, mais les traités ne permettent point aux étrangers d’acheter d’un Japonais un fonds de terre quelconque, et d’ailleurs les résidences sont à des prix impossibles.

On cherche, on visite, et on finit par s’arrêter à une petite pagode avec ses dépendances. — Qu’on ne s’étonne pas : aujourd’hui le gouvernement conseille à beaucoup de bonzes de retourner dans le monde, ad saecularia vota, et les temples qui ne sont point dédiés aux Kamis (ancêtres divins du mikado) ne comptent que pour peu de chose.

L’affaire est à peu près arrangée avec l’ocho-san (le chef de la boutique) ; il doit déménager ses statues et ses poussahs dans très peu de temps ; le bonze même est pressant, pressé qu’il est de toucher ses piastres. Alors les Européens font demander par leur ministre à eux l’autorisation de s’établir en dehors des limites ordinaires, pour fonder une école, — il n’est nullement question de religion ici, — on répond :

« Comment donc mais très volontiers ; que ces Messieurs indiquent seulement l’endroit qu’ils veulent louer, et nous délivrons l’autorisation. »

Rien de mieux, mais pendant que le gouai-mou-cho (affaires étrangères), donnait de l’eau bénite de cour, il donnait aussi le mot à son collègue des cultes, le kiyo-bou-cho, puisqu’il s’agissait d’une pagode à louer, et aux cultes on enjoignait au bonze d’avoir à rester chez lui. Du jour au lendemain l’ocho-san était devenu méconnaissable ; il avait peur.

Adressez-vous alors au ministre des cultes pour lui dire qu’en fin de compte telle ou telle pagode s’est bien transformée en école, il vous dira :

« Mais, cher monsieur, moi je ne demande pas mieux ; seulement c’est le gouai-mou-cho qui doit vous donner le permis de résidence. »

Allez aux affaires étrangères :

« Votre autorisation ? Rien de si simple : tenez ! le parchemin est là tout prêt ; un mot du kiyo-bou-cho et nous signons. »

Pendant ce temps un autre loue la pagode. Japonneries administratives !

Malgré des obstacles pareils, le christianisme s’implante de nouveau sur cette terre où il a fleuri autrefois et où il y a tant de vieux souvenirs.

En l’année 1605 on y comptait dix-huit cent mille chrétiens ; l’évêque Serqueyra, en faisant sa visite pastorale, trouva dans un canton éloigné un vieillard qui l’aborda avec une joie inconcevable et lui dit :

« Mon père, étant au lit de la mort, m’appela, et m’ayant donné sa bénédiction, me montra un chapelet avec un petit vase où il y avait de l’eau bénite, en me disant que je gardasse bien l’un et l’autre comme la plus précieuse portion de l’héritage qu’il me laissait. Il ajouta qu’il les tenait d’un saint homme qu’on nommait le père François[4], lequel étant venu d’un pays fort éloigné, pour apprendre aux Japonais le chemin du ciel, avait logé chez lui, l’avait baptisé et lui avait laissé ce chapelet et cette eau, comme un remède souverain contre toutes les maladies. Et j’ai vu peu de malades, dit encore ce vieillard, que je n’aie guéris en leur appliquant mon chapelet et en versant sur eux un peu d’eau bénite[5]. »

Mgr Petitjean racontait qu’il avait vu venir un jour à lui à Yokohama des hommes habitant des îles les plus reculées. S’adressant à lui :

« Croyez-vous, lui dirent-ils, en la Vierge qui a eu un Fils qui était Dieu ?

— Oui.

— Eh bien, nos pères y croyaient, nous aussi, et nous vous cherchions.

Mgr Midon nous a raconté à nous-même qu’il avait reçu plusieurs jeunes gens d’une province éloignée que lui envoyait un officier païen de ses amis ; les jeunes gens lui apportèrent entre autres objets un portrait de pape, coiffé de la grande calotte rouge bordée d’hermine, appelée clémentine et dont se coiffaient jadis fréquemment les souverains pontifes.

Ô Japon, pays généreux et bon, pays aussi des martyrs, île des saints, terre des miracles, je ne puis pas penser que Dieu n’ait des desseins particuliers sur toi ! Tes enfants, tués dans la pourpre sanglante, prient pour leur patrie, et ceux qui sont morts en croix, au sommet de la colline de Nagasaki et ont prêché au peuple, les bras étendus sur le bois du supplice, ceux qui chantaient le cantique de Zacharie, les enfants qui criaient : Laudate, pueri, Dominum, t’attirent invinciblement, t’attirent comme le Christ crucifié a attiré à lui le monde[6] !

  1. Voir Japonneries d’automne, par P. Loti, etc. etc.
  2. Lettres de Mgr Midon, évêque d’Osaka.
  3. C’était au moins ce qui existait il y a peu d’années ; mais au Japon les événements vont vite et les changements de même.
  4. Saint François Xavier.
  5. Rohrbacher, Histoire universelle de l’Église, d’après Charlevoix ; Histoire du Japon.
  6. C’est pourtant sur la même colline que M. Loti a osé placer les épisodes principaux de son livre Madame Chrysanthème. Il n’a pas senti la grandeur de ces lieux ; il n’y a rencontré que de petites gens.