III

LES CHINOIS


Les Japonais, passant par la Corée, ont maintenant en face d’eux les Chinois. Qu’est-ce que les Chinois ?

C’est le peuple roi, la nation mère. Je n’en donnerai qu’une raison : la langue, la langue écrite. On l’a déjà vu par ces notes : si un Japonais veut étudier les livres de religion ou tout autre livre, il prend un volume écrit en caractères chinois, qu’il prononce autrement, il est vrai, mais qu’il comprend ; de même un Coréen, de même un Thibétain, un Mandchou, un Annamite. Par sa langue écrite, par ses caractères, par ses livres, le Chinois règne incontestablement sur l’Extrême-Orient, c’est-à-dire sur la plus grande partie de l’Asie, comme aussi son type s’y retrouve partout.

Et si l’histoire des autres peuples est ancienne, si elle est pleine de faits, l’histoire de la Chine se perd dans la nuit des temps et touche aux époques patriarcales et au déluge. Oui, la Chine est la nation mère, caput et mater.

Présentement, on peut dire que ce pays est une vaste agglomération, qui se chiffre par centaines de millions d’hommes, — quatre cent cinquante millions, — lesquels se divisent en deux classes : laboureurs et commerçants. Parcourez cette immense étendue de territoire, qui comprend environ cinq cents ou cinq cent cinquante lieues du nord au sud ou de l’est à l’ouest ; suivez les rivages de ces deux fleuves gigantesques et presque parallèles, le Yangtse-Kiang, fleuve fils de la mer, qui a sept lieues à son embouchure, et le Hoang-ho ou fleuve Jaune ; vous trouvez partout des campagnes cultivées, des rizières s’étageant jusqu’au sommet des collines, des barques montées par des centaines de matelots encombrant les rivières et les moindres arroyos. Au bord de l’eau, une population grouillante, affairée, travailleuse, qui donne l’impression d’une énorme fourmilière dont on n’aperçoit pas les limites ; et dans les villes fort rapprochées, où les habitants se comptent par centaines de mille, même spectacle, même mouvement, même labeur incessant, même lutte pour l’existence, struggle for life.

De sorte que l’étranger, le missionnaire, qui à première vue a haussé les épaules et souri, saisi qu’il était par certains côtés enfantins et tels procédés primitifs, qu’il n’est guère accoutumé à voir dans son pays natal, se sent pris d’un puissant intérêt mélangé d’un involontaire respect pour ce qu’il voit : l’effort de tout un peuple, le travail universel ; et il se dit encore que ce peuple serait le premier du monde s’il était bien dirigé, et même qu’il deviendrait alors gênant, alarmant, redoutable.

C’est qu’en vérité il est mal dirigé. Pliant le dos devant le despotisme et les exactions de ses mandarins, il laisse faire et marche au jour le jour sans souci du lendemain, vivant la plupart du temps dans une profonde indifférence religieuse et politique.

Quelle est la raison de cette indifférence ?

C’est, je crois, d’abord son éloignement de tout, qui l’empêche d’établir des points de comparaison. Privés de voies de communications rapides, il y a des millions de Chinois, de l’ouest au nord, qui ne connaissent que de nom l’Europe et ses inventions merveilleuses. De plus, un des traits distinctifs du caractère chinois, c’est une vénération profonde et en quelque sorte religieuse pour les choses anciennes et les vieilles institutions.

Garder le passé intact, ne pas s’écarter des rites établis par les ancêtres est la grande préoccupation du Chinois, qui, puissant par le nombre, s’il a été vaincu parfois, a su absorber en lui la race conquérante et lui imposer sa civilisation, ses mœurs et sa langue. Dans ces conditions, comment ce peuple accepterait-il un bouleversement aussi complet que celui qu’amènerait l’établissement d’un réseau ferré ? Renverser ses pagodes, ses tombeaux et les arcs de triomphe élevés à la mémoire des veuves restées fidèles à leurs maris défunts, quelle chose inouïe ! Détruire les fong chouy, les génies du Vent et de l’Eau, quel crime abominable !

Nous sommes emportés par une poussée gigantesque qui s’appelle le Progrès, et nous avons quelque peine à nous figurer que tout le monde ne nous ressemble pas. Il y a vieux monde et vieux monde. La locomotive sillonne maintenant la vallée du Nil et les déserts où se dressent les pyramides ; on entend ses sifflements dans les montagnes de Judée, et les rubans de fer courent le long du Gange sacré. Cela pourtant c’est le vieux monde. Or il y en a un autre, qui s’est toujours montré réfractaire à nos modernes inventions ; à peine a-t-il accepté le télégraphe. Il n’a pas voulu des chemins de fer, et c’est là peut-être le fait le plus extraordinaire qu’on puisse constater. Un seul pays, grand, immense, avec une population de cinq cents millions d’habitants, a dit son veto devant le progrès, mais il ne l’a pas fait impunément ; il meurt de l’avoir osé.

On verra donc longtemps encore la Chine réfractaire à toute impulsion directe venue d’Europe, et s’il y a une infiltration des idées européennes, vulgarisées dans les ports libres et les concessions et apportées quelquefois au cœur de l’empire, si la Chine commence à s’assimiler à nous et à comprendre, ah ! prenons garde ! Ce peuple, qui a besoin de débouchés, qui se répand en colonies très denses, en Cochinchine, à Siam, à Singapour, en Australie, à San-Francisco, est dans le cas de profiter le premier et largement du nouveau chemin de fer transsibérien, pour venir nous visiter en bataillons serrés et camper sous nos murailles étonnées à leur tour.

Qui sait ? Malgré l’immobilité de ses idées, cette Chine a toujours été la terre classique des révolutions, et ses annales, comme le dit le P. Huc[1], ne sont que le récit d’une longue suite de commotions populaires et de bouleversements politiques. Dans une période de douze cent vingt-quatre ans, depuis l’an 424, date de l’entrée des Francs dans les Gaules, jusqu’en 1644, où Louis XIV monta sur le trône de France et où les Tartares sont arrivés à Pékin, la Chine a eu quinze changements de dynasties et quinze effroyables guerres civiles.

Au milieu de ce peuple sceptique et cupide, il existe un germe puissant et vivace que le gouvernement n’a jamais pu extirper : il est dans l’empire des sociétés secrètes dont les affiliés voient avec impatience la domination mandchoue et nourrissent le projet d’un renversement de dynastie, pour arriver à un gouvernement national, c’est-à-dire vraiment chinois[2].

Ces mécontents sont prêts pour la lutte et déterminés à appuyer toute révolte, de quelque part qu’en vienne le signal, même s’il vient de l’étranger, et je m’imagine que la défaite de Pin-Yang, comme le désastre naval qui l’a suivie, pourront avoir un grand retentissement en Chine. Nous allons bien voir si les efforts combinés du vice-roi Ly-Hung-Chang et du prince Kong parviendront à arrêter la marche triomphale du maréchal japonais Yamagata, sinon la dynastie tartare a probablement vécu[3].

L’infériorité des Chinois dans la guerre actuelle ne nous surprend nullement ; s’ils peuvent, à un moment donné, être des révoltés et des conspirateurs, ils ne sont pas soldats. Sans doute, dans les villes importantes de chaque province, on voit une garnison de soldats mandchous, commandés par un grand mandarin militaire de cette nation kiang-kiun ; sans doute l’almanach officiel donne pour l’armée un total de un million et deux cent ou trois cent mille hommes, avec trente à trente-cinq mille marins ; pourtant j’ai parcouru le Céleste-Empire sans voir presque aucun spectacle militaire. Il y a les fameux trente mille braves du Pé-tché-ly, la cavalerie tartare et l’artillerie de la garde, la flotte cuirassée. Où sont-ils tous maintenant ?

Quant au reste, à la tourbe des milices, je ne puis m’empêcher de penser à ce que nous en raconte le P. Huc, dans un désopilant chapitre de son inimitable livre[4]. Il décrit une revue à laquelle il assista, et dont ses deux domestiques faisaient partie active.

« Le jour fixé étant venu, dit-il, nos deux vétérans déjeunèrent solidement et vidèrent un large vase de vin chaud pour se donner force et courage ; après quoi ils endossèrent une tunique noire à bordures rouges, qui portait par devant et par derrière un écusson en toile blanche, sur lequel était dessiné en grand le caractère ping[5], qui veut dire soldat. La précaution n’était pas inutile, car notre catéchiste, avec sa petite figure blême, son corps fluet et rétréci et ses yeux larmoyants, toujours modestement baissés, n’avait certainement pas la tournure bien guerrière… »

Nous arrivons à la revue proprement dite :

« Les guerriers étaient accoutrés de toutes les façons… Leurs armes, qui se dispensaient de reluire aux rayons du soleil, étaient d’une grande variété ; il y avait des fusils, des arcs, des piques, des sabres, des tridents et des scies au bout d’un long manche, des boucliers en rotin et des coulevrines en fer, ayant pour affût les épaules de deux individus.

« Au milieu de cette bigarrure nous remarquâmes pourtant une certaine uniformité : tout le monde avait une pipe et un éventail ; le parapluie n’était pas sans doute de tenue, car ceux qui en portaient un sous le bras étaient en minorité. À une des extrémités du camp, on avait élevé sur une éminence une estrade en planches, abritée par un immense parasol rouge et ornée de drapeaux et de quelques grosses lanternes dont on n’avait nul besoin pour y voir, attendu que le soleil était tout resplendissant ; elles avaient peut-être un sens allégorique et signifiaient probablement que les miliciens étaient en présence de juges éclairés. À un angle était un domestique tenant à la main une mèche fumante, non pas pour mettre le feu aux canons, mais pour allumer les pipes.

« Le moment de commencer étant arrivé, on fit partir une petite coulevrine, pendant que les juges sur l’estrade se protégeaient les oreilles avec les deux mains pour ne pas être assourdis par cette effroyable détonation. Les tam-tam résonnèrent avec furie, les soldats coururent pêle-mêle, et la mêlée, chose à laquelle on réussit le mieux, ne se fit pas attendre. Il est impossible d’imaginer rien de plus comique que les évolutions des soldats chinois ; ils avancent, reculent, sautent, pirouettent, font des gambades, s’accroupissent derrière leur bouclier, se relèvent tout à coup, distribuent des coups à droite et à gauche, et se sauvent à toutes jambes en criant : Victoire ! Victoire !

« Après cette grande bataille, on fit manœuvrer des compagnies d’élite, dont l’habileté consiste à faire des cabrioles ou à se tenir longtemps en équilibre sur une jambe, à la façon des pénitents hindous. Le tir des petites coulevrines fut ce qu’il y eut de plus divertissant. On ne saurait s’imaginer rien de plus pittoresque que la figure de ces malheureux, quand on mettait le feu à la machine portée solennellement sur leurs épaules ; ils tenaient à montrer de la sérénité et de la grandeur d’âme ; mais la position était si critique et les muscles de leurs faces prenaient des formes tellement inusitées, qu’il en résultait des grimaces étonnantes. Le gouvernement impérial, dans sa paternelle sollicitude à l’égard de ces infortunés porte-coulevrines, a prescrit qu’on leur tamponnerait soigneusement les oreilles avec du coton… Nous retournâmes après à notre résidence, où nous vîmes bientôt revenir nos deux héros, couverts de poussière, de gloire et de sueur… »

Le missionnaire cependant ne pense pas que les Chinois soient radicalement incapables de faire de bons soldats. Ils sont susceptibles de dévouement et de courage ; parfois on les a vus soutenir des sièges qui rappelaient la défense de Saragosse, et, comme les Russes à Moscou, ravager leurs villages et leurs cités, et faire autour d’eux un immense désert pour affamer l’ennemi. Les Chinois, en effet, sont intelligents, ingénieux, d’un esprit prompt et souple ; ils sont de plus actifs, persévérants, soumis, obéissants, respectueux envers l’autorité, durs à la fatigue.

Ce qui manque à la Chine, c’est un homme de génie et des auxiliaires de talent. Que va-t-il arriver à la suite des événements actuels ? Nous ne pouvons le dire, mais il nous plaît d’évoquer l’avenir et d’entrevoir une époque où, dans ces pays de race jaune, c’en sera fait de la barbarie, de la duplicité et de la cruauté ; où la tolérance religieuse aura provoqué d’innombrables conversions, et où vainqueurs et vaincus, réunis dans la communauté d’une même foi, vivront dans la paix féconde et chanteront, dans de curieuses cathédrales, les louanges du Dieu d’amour qui a choisi leur Asie pour y vivre et y mourir en leur apportant le salut.

Mais nous allons conduire le lecteur au milieu du Céleste-Empire ; il verra et jugera par lui-même.


  1. L’Empire chinois.
  2. L’Empire chinois. Voir aussi Associations de la Chine, par le P. Leboucq.
  3. Ceci était écrit pendant la guerre sino-japonaise.
  4. L’Empire chinois.
  5. Note de Wikisource : on dit plutot « bing ».