Portraits historiques et littéraires/Théodore Leclercq

Michel Lévy frères (p. 195-204).

VII

THÉODORE LECLERCQ

M. Théodore Leclercq, l’auteur des Proverbes dramatiques, est mort le 15 février 1851, à la suite d’une douloureuse maladie, dont il avait ressenti les premières atteintes il y avait près de trois ans. Personne n’avait mieux conservé ces traditions de politesse et d’urbanité qui distinguaient la société française du xviiie siècle, mais les manières de M. Théodore Leclercq n’étaient pas de celles qui s’apprennent et qui sont à l’usage de tout le monde. Elles étaient l’expression d’un esprit vif et délicat, d’un cœur bienveillant et expansif. Ajoutez à cela un enjouement plein de grâce, une certaine coquetterie naturelle, et surtout le désir de plaire, disposition qui n’a rien de commun avec le désir de briller. M. Leclercq voulait se faire aimer, et il y réussissait. Un bon mot s’arrêtait sur ses lèvres s’il pouvait blesser quelque susceptibilité, et il semblait ne vouloir se servir de son esprit que pour mettre en relief celui des autres.

Sa conversation était charmante. Personne n’a su raconter plus agréablement. On pouvait deviner l’auteur et l’acteur des Proverbes aux changements rapides de sa physionomie et aux expressions variées de sa voix ; mais tout cela était si naturel, si improvisé, qu’un sot même n’eût osé l’accuser de préparation. Sa gaieté était communicative, et nous n’y pouvions résister nous-mêmes, nous autres grands enfants du xixe siècle, qui nous étudiions à être graves et tristes. Dans les dernières années de sa vie, M. Leclercq fut éprouvé par des pertes cruelles. La mort d’une sœur et celle de M. Fiévée, son ami d’enfance, dont il ne s’était jamais séparé, lui portèrent un coup terrible. On le retrouva toujours bienveillant, aimable, spirituel ; mais sa gaieté devant ses hôtes était un effort, et l’on sentait que l’effort était douloureux.

Il était né à Paris, en 1777, d’une famille honorable et dans l’aisance. Ses parents voulaient qu’il fit quelque chose, qu’il eût un état, et lui ne se trouvait pas de vocation décidée. On eut quelque peine à lui faire accepter une place de finance qui n’exigeait que peu de soins, peu de travail, et qui rapportait des émoluments considérables, fort au-dessus de son ambition de jeune homme. Au bout de quelques mois, la charge parut trop lourde à son humeur indépendante. Une caisse à garder, des subalternes à surveiller, des réprimandes à faire, des solliciteurs à éconduire, que de tracas ! il en perdait la tête. Sa responsabilité, c’était comme un spectre attaché à ses pas. Il se dit, après dix-huit mois de gestion, qu’il n’avait que faire de tant d’argent, que sa liberté valait cent fois mieux, et, sa démission donnée, il se retrouva aussi heureux que le savetier de son proverbe, lorsqu’il s’est débarrassé du sac d’écus.

C’est à Mme  de Genlis qu’il dut la révélation de son talent dramatique. Un jour elle daigna le choisir pour lui donner la réplique dans un proverbe qu’elle jouait en bonne et nombreuse compagnie. Le rôle de Mme  de Genlis était celui d’une femme de lettres ridicule (je pense qu’elle le jouait assez bien) ; M. Leclercq représentait un jeune poëte à sa première élégie. Dans un aparté de cinq minutes, le canevas fut arrangé entre les deux interlocuteurs, et, quant au dialogue, on devait l’improviser. L’auditoire trouva que Mme  de Genlis n’avait jamais eu tant d’esprit ; elle en sut gré à son jeune acteur et l’engagea à composer des comédies. Il fallait les encouragements de cette femme illustre pour vaincre la timidité naturelle de M. Leclercq. Quant aux conseils qu’elle lui donna dans l’art d’écrire, on en peut juger par l’anecdote suivante, que je tiens de M. Leclercq lui-même. Un jour, il lui racontait une scène plaisante à laquelle il venait d’assister. « C’est bien, dit-elle, mais il faut changer la fin. — Comment ! s’écria-t-il, mais j’ai vu cela de mes yeux ; c’est la vérité. — Eh ! qu’importe la vérité ? Il faut être amusant avant tout. » On voit, en lisant les Proverbes dramatiques, qu’il ne suivit pas à la lettre les leçons de Mme  de Genlis. Il sut être amusant, mais il resta toujours vrai.

Ses premiers proverbes furent composés et joués à Hambourg, dans une petite société française que les événements politiques y avaient réunie au commencement de l’Empire. Des militaires, des diplomates furent ses premiers acteurs, et lui, comme Shakspeare et Molière, auteur, directeur, acteur, l’âme de la troupe en un mot. En 1814 et 1815, il créa encore un théâtre de société à Nevers, recruta ses comédiens dans toutes les maisons, leur apprit leur métier en moins de rien, et obligea des provinciaux à s’amuser et à être amusants. Quelques années plus tard, nous le retrouvons établi à Paris pour n’en plus sortir, et cette fois à la tête d’une troupe qui, dit-on, n’avait point d’égale. On se réunissait dans le salon de M. Roger, secrétaire général des postes. M. et Mme  Mennechet, M. Auger, de l’Académie française, Mme  Auger, étaient ses premiers sujets. L’auditoire, peu nombreux, était digne de comprendre de tels acteurs. Les représentations se succédaient, et le spectacle était toujours varié. Cependant l’idée de publier ses proverbes était encore loin de la pensée de M. Leclercq, qui s’imaginait que des dialogues si vifs et si spirituels ne pouvaient se passer du jeu de ses acteurs. Il fallut, pour le décider à se faire imprimer, que le public fût déjà plus qu’à moitié dans sa confidence. Bien des indiscrétions avaient été commises. Des acteurs montraient leurs rôles, on citait maints traits charmants dans les salons, des auteurs comiques empruntaient sans façon sujet et dialogue, et croyaient avoir tout inventé lorsqu’ils avaient changé le titre de proverbe en celui de vaudeville ou de comédie. M. Leclercq avait si peu le caractère de l’homme de lettres, qu’il sut peut-être bon gré à ces messieurs de leurs emprunts. C’était un éloge indirect auquel il était sensible, et qui lui donna le courage de se produire, non pourtant devant tout le public, car les deux premiers volumes des Proverbes dramatiques furent d’abord imprimés à ses frais et distribués à ses amis seulement. Les journaux en parlèrent, les éditeurs vinrent frapper à sa porte, et bon gré mal gré, son livre fut mis en vente. Je me souviens de lui avoir entendu raconter fort gaiement l’espèce de honte qu’il éprouva lorsque son premier éditeur vint lui apporter le prix de ses œuvres. Il ne savait s’il devait le prendre et craignait de ruiner son libraire. Sur ce point il fut bientôt rassuré. Plusieurs éditions se succédèrent rapidement, et peu d’ouvrages ont eu autant de débit, dans un temps où la réclame n’était pas encore inventée.

Tout le monde a lu les proverbes de M. Théodore Leclercq, ils sont dans toutes les bibliothèques, et se jouent encore, l’automne, dans maint château où se conserve le goût des plaisirs intellectuels. Chacune de ces petites comédies renferme, dans un cadre très-rétréci en apparence, une foule d’observations ingénieuses, des traits d’un naturel exquis, et une variété étonnante de caractères esquissés avec tant d’art, que dans quelques scènes on connaît chaque personnage comme si on l’avait pratiqué pendant des années. Moraliste indulgent et critique enjoué, M. Leclercq nous a représenté, dans une suite de tableaux de genre, les vices, les travers, les ridicules de tous les temps, mais avec les traits distinctifs de notre époque. Qui n’a connu M. Partout, M. Parlavide, et tant d’autres types excellents qu’on ne pourrait citer sans copier les noms de tous les personnages des huit volumes des Proverbes dramatiques ? — Un certain nombre de pièces sont des satires politiques écrites avec une verve hardie et qui peignent la situation des esprits dans les dernières années de la Restauration, car M. Leclercq, bien qu’il eût peu de goût pour la politique, ne pouvait demeurer indifférent aux grands débats qui agitaient la société de son temps. Je crains qu’il ne faille joindre un commentaire aux nouvelles éditions de cette partie de ses œuvres. Tout change et tout s’oublie si vite dans notre pays, que les grandes passions du public sous le ministère de M. de Villèle ou de M. de Polignac ne seront bientôt guère mieux connues que celle de la Ligue ou de la Fronde. Remarquons en passant que la critique de M. Leclercq, pour vive qu’elle soit, ne va jamais jusqu’à l’injure, encore moins à la calomnie. Ses traits sont aigus, mais non pas empoisonnés. Il sait railler, mais il ne sait pas haïr. On commence à savoir ce que c’est que la haine en France. La politique nous a fait ce présent, et elle a tué chez nous la gaieté.

La gaieté est, à mon avis, le caractère distinctif du talent de M. Leclercq ; elle éclate dans tous ses tableaux, même dans ceux où il avait à reproduire les plus tristes défauts de notre temps. Courier a dit de notre grande nation, que nous ne sommes pas un peuple d’esclaves, mais un peuple de valets. Dans l’Esprit de servitude, M. Leclercq a repris avec moins d’amertume ce vice du Français, tantôt courtisan de Louis XIV, tantôt flatteur du peuple souverain. Ce vieux valet de chambre, devenu un bon bourgeois dans l’aisance, et qui regrette son esclavage chez M. le marquis, donne une leçon tout aussi utile et infiniment plus amusante que ne pourrait faire un ministre disgracié ou un tribun oublié de la multitude.

Ce n’est pas seulement dans la peinture des défauts et des ridicules que M. Leclercq a montré son talent d’observation ; l’Honnête homme, comme on disait au xviiie siècle, est représenté dans quelques-unes de ses pièces avec des traits qui ne seraient pas désavoués par nos maîtres. Je ne connais pas de peinture plus ravissante du bonheur de la vie de famille que celle que nous a laissée M. Leclercq dans son Château de Cartes. C’est à mon avis un petit chef-d’œuvre de sensibilité et de grâce, dont je conseille la lecture à tous ceux qui se trouveront incommodés d’un article de la Gazette des Tribunaux ou d’un premier-Paris dans un journal politique.

M. Leclercq a cessé d’écrire longtemps avant que son talent eût rien perdu de sa puissance et de sa souplesse, mais il aimait toujours à causer de littérature, et suivait avec curiosité et intérêt les essais de ses contemporains. On était sûr de trouver auprès de lui un critique aussi éclairé que bienveillant, sachant, chose rare, se placer à tous les points de vue pour mieux juger l’œuvre qui lui était soumise. Autant d’autres sont empressés à trouver les défauts, autant il se montrait ingénieux à découvrir les qualités, à suggérer des corrections, ou même des idées nouvelles. Tous ses lecteurs sauront combien il fut homme d’esprit ; ses amis seuls savent combien il fut aimable et bon.

Février 1851.