Portraits historiques et littéraires/Henri Beyle (Stendhal)

Michel Lévy frères (p. 157-194).

VI

HENRI BEYLE

(STENDHAL)

— NOTES ET SOUVENIRS[1]

I

Il y a un passage de l’Odyssée qui me revient en mémoire. Le spectre d’Elpénor apparaît à Ulysse et lui demande les honneurs funèbres :

Μἡ μ´ άκλαυτου, ἄθαπτου ίων ὅπιθεν καταλείπειν

« Ne me laisse pas sans être pleuré, sans être enterré. »

Aujourd’hui, l’enterrement ne manque à personne, grâce à un règlement de police ; mais, nous autres païens, nous avons aussi des devoirs à remplir envers nos morts, qui ne consistent pas seulement dans l’accomplissement d’une ordonnance de grande voirie. J’ai assisté à trois enterrements païens : celui de Sautelet, qui s’était brûlé la cervelle ; son maître, grand philosophe, Cousin et ses amis, eurent peur des honnêtes gens et n’osèrent parler ; — celui de M. Jacquemont : il avait défendu les discours ; — celui de Beyle enfin. Nous nous y trouvâmes trois, et si mal préparés, que nous ignorions ses dernières volontés. Chaque fois, j’ai senti que nous avions manqué à quelque chose, sinon envers le mort, du moins envers nous-mêmes. Qu’un de nos amis meure en voyage, nous aurons un vif regret de ne pas lui avoir dit adieu au moment du départ. Un départ, une mort doivent se célébrer avec une certaine cérémonie, car il y a là quelque chose de solennel. Ne fût-ce qu’un repas, une association de pensées régulières, il faut quelque chose. Ce quelque chose c’est ce que demande Elpénor ; ce n’est pas seulement un peu de terre qu’il réclame, c’est un souvenir.

J’écris les pages suivantes pour suppléer à ce que nous ne fîmes point aux funérailles de Beyle. Je veux partager avec quelques-uns de ses amis mes impressions et mes souvenirs.

Beyle, original en toute chose, ce qui est un vrai mérite par ce temps de mœurs effacées, se piquait de libéralisme, et était, au fond de l’âme, un aristocrate achevé. Il ne pouvait souffrir les sots ; il avait pour les gens qui l’ennuyaient une haine furieuse, et, de sa vie, il n’a pas su bien nettement distinguer un méchant d’un fâcheux.

Il affichait un profond mépris pour le caractère français et il était éloquent à faire ressortir tous les défauts dont on accuse, à tort sans doute, notre grande nation : légèreté, étourderie, inconséquence en paroles et en actions. Au fond, il avait à un haut degré ces mêmes défauts, et pour ne parler que de l’étourderie, il écrivit un jour à M. de Broglie, ministre des affaires étrangères, une lettre chiffrée et lui transmit le chiffre sous la même enveloppe.

Toute sa vie, il fut dominé par son imagination et ne fit rien que brusquement et d’enthousiasme. Cependant, il se piquait de n’agir que conformément à la raison : « Il faut en tout se guider par la lo… gique, » disait-il en mettant un intervalle entre la première syllabe et le reste du mot, mais il souffrait impatiemment que la logique des autres ne fût pas la sienne. D’ailleurs, il ne discutait guère. Ceux qui ne le connaissaient pas attribuaient à un excès d’orgueil ce qui n’était peut-être que le respect des convictions des autres : « Vous êtes un chat, je suis un rat, » disait-il souvent pour terminer la discussion…

En 1813, Beyle fut témoin involontaire de la déroute d’une brigade entière, chargée inopinément par cinq cents Cosaques. Beyle vit courir environ deux mille hommes, dont cinq généraux reconnaissables à leur chapeau brodé. Il courut comme les autres, mais mal, n’ayant qu’un pied chaussé et portant une botte à la main. Dans tout ce corps français, il ne se trouva que deux héros qui firent tête aux Cosaques : un gendarme nommé Menneval et un conscrit qui tua le cheval du gendarme en voulant tirer sur les Cosaques. Beyle fut chargé de raconter cette panique à l’empereur, qui l’écoutait avec une fureur concentrée, en faisant tourner une de ces machines de fer qui servent à fixer les persiennes. On chercha le gendarme pour lui donner la croix, mais il se cachait et nia d’abord qu’il eût été à l’affaire, persuadé que rien n’est si mauvais que d’être remarqué dans une déroute. Il croyait qu’on voulait le fusiller.

Sur l’amour Beyle était plus éloquent que sur la guerre. Je ne l’ai jamais vu qu’amoureux ou croyant l’être ; mais il avait eu deux amours-passions (je me sers d’un de ses termes) dont il n’avait jamais pu guérir. L’un, le premier en date, je crois, lui avait été inspiré par madame C… alors dans tout l’éclat de sa beauté. Il avait pour rivaux bien des hommes puissants, entre autres un général fort en faveur, Caulaincourt, qui abusa un jour de sa position pour obliger Beyle à lui céder sa place auprès de la dame.

Le soir même, Beyle trouva moyen de lui faire tenir une petite fable de sa composition, dans laquelle il lui proposait allégoriquement un duel. Je ne sais si la fable fut comprise, mais on n’accepta pas sa moralité, et Beyle reçut une verte semonce de M. Daru, son parent et son protecteur. Il n’en continua pas moins ses poursuites.

Beyle m’a toujours paru convaincu de cette idée, très-répandue sous l’Empire, qu’une femme peut toujours être prise d’assaut et que c’est pour tout homme un devoir d’essayer :

Ayez-la ; c’est d’abord ce que vous lui devez[2].
me disait-il, quand je lui parlais d’une femme dont j’étais amoureux.

Je n’ai connu personne qui fût plus galant homme à recevoir les critiques sur ses ouvrages : ses amis lui parlaient toujours sans le moindre ménagement. Plusieurs fois, il m’envoya des manuscrits qu’il avait déjà communiqués à Victor Jacquemont et qui revenaient avec des notes marginales, comme celles-ci : « détestable, — style de portier, etc. ; » quand il fit paraître son livre de l’Amour, ce fut à qui s’en moquerait davantage (au fond, fort injustement) : jamais ces critiques n’altérèrent ses relations avec ses amis.

Il écrivait beaucoup et travaillait longtemps ses ouvrages, mais, au lieu d’en corriger l’exécution, il en refaisait le plan. S’il effaçait les fautes d’une première rédaction, c’était pour en faire d’autres, car je ne sache pas qu’il ait jamais essayé de corriger son style : quelque raturés que fussent ses manuscrits, on peut dire qu’ils étaient toujours écrits de premier jet.

Ses lettres sont charmantes, c’est sa conversation même.

Il était très-gai dans le monde, fou quelquefois, négligeant trop les convenances et les susceptibilités. Souvent il était de mauvais ton, mais toujours spirituel et original. Bien qu’il n’eût de ménagements pour personne, il était facilement blessé par des mots échappés sans malice : « Je suis un jeune chien qui joue, me disait-il, et on me mord. » Il oubliait qu’il mordait parfois lui-même et assez serré : c’est qu’il ne comprenait guère qu’on pût avoir d’autres opinions que les siennes sur les choses et sur les hommes. Par exemple, un prêtre et un royaliste étaient toujours pour lui des hypocrites.

Ses opinions sur les arts et la littérature ont passé pour des hérésies téméraires lorsqu’il les a produites. Lorsqu’il mettait Mozart, Cimarosa, Rossini, au-dessus des faiseurs d’opéras-comiques de notre jeunesse, il soulevait des tempêtes : c’est alors qu’on l’accusait de n’avoir pas des sentiments français.

Il est pourtant très-Français dans ses opinions sur la peinture, bien qu’il prétende la juger en Italien. Il apprécie les maîtres avec les idées françaises, c’est-à-dire au point de vue littéraire. Les tableaux des écoles d’Italie sont examinés par lui comme des drames. C’est encore la façon de juger en France, où l’on n’a ni le sentiment de la forme, ni un goût inné pour la couleur. Il faut une sensibilité particulière et un exercice prolongé pour aimer et comprendre la forme et la couleur. Beyle prête des passions dramatiques à une Vierge de Raphaël. J’ai toujours soupçonné qu’il aimait les grands peintres des écoles lombarde et florentine parce que leurs ouvrages le faisaient penser à bien des choses auxquelles sans doute les maîtres ne pensaient pas. C’est le propre des Français de tout juger par l’esprit. Il est juste d’ajouter qu’il n’y a pas de langue qui puisse exprimer les finesses de la forme ou la variété des effets de la couleur. Faute de pouvoir exprimer ce qu’on sent, on décrit d’autres sensations qui peuvent être comprises par tout le monde.

Il sentait mieux la sculpture de Canova que toute autre, même que les statues grecques ; peut-être est-ce parce que Canova a travaillé pour les gens de lettres. Il s’est beaucoup plus préoccupé des idées qu’il exciterait dans un esprit cultivé, que de l’impression qu’il pourrait produire sur un œil qui aime et qui connaît la forme.

La police de l’Empire pénétrait partout, à ce qu’on prétend, et Fouché savait tout ce qui se disait. Beyle était persuadé que cet espionnage gigantesque avait conservé tout son pouvoir occulte....... Tous ses amis avaient leur nom de guerre et jamais il ne les appelait d’une autre façon. Personne n’a su exactement quels gens il voyait, quels livres il avait écrits, quels voyages il avait faits.

Je m’imagine que quelque critique du xxe siècle découvrira les livres de Beyle dans le fatras de la littérature du xixe, et qu’il leur rendra la justice qu’ils n’ont pas trouvée auprès des contemporains. C’est ainsi que la réputation de Diderot a grandi au xixe siècle, c’est ainsi que Shakspeare, oublié du temps de Saint-Evremond, a été découvert par Garrick. Il serait bien à désirer que les lettres de Beyle fussent publiées un jour[3] ; elles feraient connaître et aimer un homme dont l’esprit et les excellentes qualités ne vivent plus que dans la mémoire d’un petit nombre d’amis.

II

J’ai connu Beyle vers 1820 ; depuis cette époque jusqu’à sa mort, malgré la différence de nos âges, nos relations ont toujours été intimes et suivies. Peu d’hommes m’ont plu davantage ; il n’y en a point dont l’amitié m’ait été plus précieuse. Sauf quelques préférences et quelques aversions littéraires, nous n’avions peut-être pas une idée en commun, et il y avait peu de sujets sur lesquels nous fussions d’accord. Nous passions notre temps à nous disputer l’un et l’autre de la meilleure foi du monde, chacun soupçonnant l’autre d’entêtement et de paradoxe ; au demeurant bons amis, et toujours charmés de recommencer nos discussions. Quelque temps je l’ai soupçonné de viser à l’originalité. J’ai fini par le croire parfaitement sincère. Aujourd’hui, rappelant tous mes souvenirs, je suis persuadé que ses bizarreries étaient très-naturelles, et ses paradoxes le résultat ordinaire de l’exagération où la contradiction entraîne insensiblement. Alceste est parfaitement naturel et de bonne foi lorsque, pressé d’exprimer quelques regrets d’avoir été si rigoureux pour les vers d’Oronte, il s’écrie « qu’un homme est pendable après les avoir faits. » Les boutades de Beyle n’étaient, à mon avis, que l’expression exagérée d’une conviction profonde.

Je n’ai jamais su d’où lui venaient ses opinions sur un sujet où il avait le malheur de se trouver en opposition avec presque tout le monde. Ce que j’ai appris de sa première éducation se réduit à ce seul fait : que, fort jeune, il avait été confié aux soins d’un ecclésiastique vieux et morose, dont la discipline lui avait laissé une rancune qui ne s’effaça jamais. À la vérité, l’esprit de Beyle se révoltait contre toute contrainte et même contre toute autorité. On pouvait le séduire, et la chose était facile pourvu qu’on l’amusât ; mais lui imposer une opinion était impossible, car quiconque prenait dans ses rapports avec lui l’apparence d’une supériorité le blessait au vif. Il racontait avec amertume, après quarante ans, qu’un jour, ayant déchiré en jouant un habit neuf, l’abbé chargé de son éducation le réprimanda vertement pour ce méfait devant ses camarades, et lui dit « qu’il était une honte pour la religion et pour sa famille. » Voilà une de ces exagérations dont je parlais tout à l’heure. Nous riions quand Beyle nous racontait cette histoire ; mais lui n’y voyait qu’une tyrannie cléricale et une horrible injustice, où il n’y avait pas le mot pour rire, et il sentait aussi vivement qu’au premier jour la blessure faite à son jeune amour-propre.

« Nos parents et nos maîtres, disait-il, sont nos ennemis naturels quand nous entrons dans le monde. » C’était un de ses aphorismes. On pense bien que ce ne fut pas à ses précepteurs qu’il emprunta ses croyances. Il citait souvent Helvétius avec grande admiration, et même il m’obligea de lire le livre de l’Esprit ; mais jamais, à ma prière, il ne consentit à le relire. Je suppose qu’il y avait pris, entre autres opinions, celle de l’égalité des intelligences humaines. Du moins il ne pouvait se persuader que ce qui lui semblait faux pût paraître véritable à un autre. Il s’imaginait, et de très-bonne foi, je pense, qu’au fond chacun partageait ses idées, mais qu’on tenait un autre langage par intérêt, par affectation, par mode ou par entêtement. Il était fort impie, matérialiste outrageux, ou, pour mieux dire, ennemi personnel de la Providence, peut-être par suite de l’aphorisme que je rapportais tout à l’heure. Il niait Dieu, et, nonobstant, il lui en voulait comme à un maître. Jamais il n’a cru qu’un dévot fût sincère. Je pense que le long séjour qu’il avait fait en Italie n’avait pas peu contribué à donner à son esprit cette tournure irréligieuse et agressive qui se montre dans tous ses ouvrages, et qu’on lui a si vivement reprochée.

M. Sainte-Beuve, avec sa sagacité ordinaire, a signalé un des traits les plus frappants du caractère de Beyle : l’inquiétude d’être pris pour dupe et une constante préoccupation de se garantir de ce malheur. De là, cet endurcissement factice, cette analyse désespérante des mobiles bas de toutes les actions généreuses, cette résistance aux premiers mouvements du cœur, beaucoup plus affectée que réelle chez lui, à ce qu’il me semble. L’aversion et le mépris qu’il avait pour la fausse sensibilité le faisaient tomber souvent dans l’exagération contraire, au grand scandale de ceux qui, ne le connaissant pas intimement, prenaient à la lettre ce qu’il disait de lui-même. Non-seulement il n’attachait aucune importance à rectifier les interprétations plus ou moins malveillantes qu’on donnait à ses paroles ou à ses écrits, mais encore il trouvait un malin plaisir, de vanité, je pense, à passer aux yeux des gens pour un monstre d’immoralité. Il a dit, dans je ne sais laquelle de ses préfaces : « Je n’écris que pour une vingtaine de personnes que je n’ai jamais vues, mais qui me comprennent, j’espère… » Pour lui, il n’y avait dans le monde que deux espèces de gens : ceux avec qui il s’amusait, et ceux auprès desquels il s’ennuyait. Faire le moindre sacrifice, se donner la moindre peine pour se concilier l’estime ou l’affection des derniers, c’était s’exposer à des relations qui lui étaient insupportables. L’esprit indépendant, ou, si l’on veut, vagabond, de Beyle se refusait à toute contrainte. Tout ce qui gênait sa liberté lui était odieux, et je ne sais pas trop s’il faisait une distinction bien nette entre un ennuyeux et un méchant homme. Sa curiosité constante de connaître tous les mystères du cœur humain l’attirait même parfois auprès des gens pour lesquels il avait peu d’estime. « Mais, disait-il, au moins avec eux il y a quelque chose à apprendre. » D’ailleurs, son esprit fier, loyal, incapable d’une bassesse, l’éloignait de pareille compagnie dès qu’il s’y rencontrait quelque avantage autre qu’une satisfaction de curiosité.

Ses jugements sur les hommes et les choses étaient dictés le plus souvent par le souvenir de l’ennui ou du plaisir qu’il en avait éprouvé. Il ne pouvait endurer l’ennui et partageait l’avis de ces docteurs en médecine qui autorisèrent le duc de Lauraguais à poursuivre au criminel un ennuyeux pour tentative d’homicide. Il n’est sorte d’exagérations que sa mauvaise humeur ne lui suggérât contre les livres ou les gens qui avaient eu le malheur de le faire bâiller. Homme d’imagination et de premier mouvement, Beyle n’en avait pas moins de grandes prétentions à raisonner tout et à se conduire en tout selon les règles de la logique. Ce mot revenait souvent dans sa conversation, et ses amis se souviennent de l’emphase particulière qu’il mettait à le prononcer lentement, séparant les deux syllabes par une virgule : la lo, gique. C’était toujours la logique qui devait nous guider dans toutes nos actions ; mais la sienne n’était pas celle de tout le monde, et l’on était parfois assez embarrassé pour deviner le fil de ses raisonnements. Je me souviens qu’un jour nous voulûmes faire ensemble un drame dont le héros, coupable d’un crime, avait des remords. « Pour se délivrer d’un remords, que dit la lo-gique ? » Il réfléchit un instant : — « Il faut fonder une école d’enseignement mutuel. » Notre drame en resta là.

Il disait qu’à son entrée dans la vie un homme devait avoir toute prête sa provision de maximes pour les accidents qui se présentent le plus ordinairement. Une fois qu’on les a adoptées, il ne faut plus les discuter ; il suffit d’examiner rapidement si le cas particulier, au sujet duquel on est perplexe, peut se résoudre par un des préceptes généraux qu’on a dans sa réserve. — Ne jamais pardonner un mensonge, — Saisir aux cheveux la première occasion de duel à son début dans le monde, — Ne jamais se repentir d’une sottise faite ou dite, voilà quelques-unes de ses maximes.

Bien qu’il n’ait jamais été très-hardi auprès des femmes, il prêchait la témérité aux jeunes gens : « On réussit, disait-il, une fois sur dix. Mettons une fois sur vingt ; est-ce que la chance d’être heureux une fois ne vaut pas la peine de risquer dix-neuf affronts et même dix-neuf ridicules ? »

Il se moquait de moi en me voyant étudier le grec à vingt ans : « Vous êtes sur le champ de bataille, disait-il ; ce n’est plus le moment de polir votre fusil : il faut tirer. »

Après les maximes, venaient les recettes, qu’il offrait garanties. Je m’en rappelle quelques-unes. Une des grandes causes de nos tourments, c’est la mauvaise honte. Pour un jeune homme, c’est une affaire que d’entrer dans un salon. Il s’imagine que tout le monde le regarde, et meurt de peur qu’il n’y ait quelque chose dans sa tenue qui ne soit pas absolument irréprochable. Un de nos amis souffrait plus que personne de cette timidité, et Beyle disait de lui que, lorsqu’il entrait dans le salon de Mme Pasta, on croyait toujours qu’il avait cassé quelque porcelaine dans l’antichambre : « Je vous conseille ma recette d’autrefois, lui disait-il. Entrez avec l’attitude que le hasard vous a fait prendre sur l’escalier ; convenable ou non, peu importe ; soyez comme la statue du Commandeur, et ne changez de maintien que lorsque l’émotion de l’entrée aura complètement disparu. »

Voici sa recette pour le premier duel : « Pendant qu’on vous vise, regardez un arbre et appliquez-vous à en compter les feuilles. Une préoccupation distrait d’une autre préoccupation plus grave. En ajustant votre adversaire, récitez deux vers latins, cela vous empêchera de tirer trop vite et remédiera au cinq pour cent d’émotion qui a envoyé tant de balles vingt pieds plus haut qu’il ne fallait. »

« Si vous vous trouvez seul avec une femme, je vous donne cinq minutes pour vous préparer à l’effort prodigieux de lui dire : Je vous aime. Dites vous : « Je suis un lâche si je n’ai pas dit cela avant cinq minutes. » N’importe de quel air et dans quels termes vous ferez votre compliment. Suffit que la glace soit brisée et que vous soyez bien déterminé à vous mépriser vous-même si vous manquez de cœur. »

Beyle, qui prêchait l’amour-goût, était très-capable d’amour-passion. Il y avait une personne dont il ne pouvait prononcer le nom sans que sa voix s’altérât. En 1836, je le revis après une longue absence. Nous nous étions donné rendez-vous à une trentaine de lieues de Paris, et nous avions mille choses à nous dire. Nous devisâmes longtemps le soir, allant et revenant sur la promenade publique d’une petite ville, c’est-à-dire dans un des lieux les plus solitaires de la France. Là il me parla de ses amours avec une émotion profonde. C’est la seule fois que je l’aie vu pleurer. Une affection, qui datait de très-loin, n’était plus partagée. Sa maîtresse devenait raisonnable, et lui était demeuré fou comme à vingt ans. « Comment pouvez-vous m’aimer encore ? disait-elle. J’ai quarante-cinq ans. » — « Pour moi, me disait Beyle, elle a l’âge qu’elle avait lorsqu’elle s’est donnée à moi pour la première fois. » Il voyait dans un avenir prochain la rupture d’une liaison qu’il avait toujours chérie. Une pensée à laquelle il rapportait tout allait être effacée. Il me racontait les témérités d’autrefois de cette femme aujourd’hui si prudente, et ses souvenirs le transportaient. Puis, avec l’esprit d’observation qui ne l’abandonnait jamais, il détaillait tous les petits symptômes, toutes les indications d’indifférence croissante qu’il avait dû remarquer. La lo-gique n’était pas oubliée. « Sa conduite, après tout, disait-il, est raisonnable. Elle aimait le whist, elle ne l’aime plus ; tant pis pour moi si j’aime encore le whist. Elle est d’un pays où le ridicule est le plus grand de tous les malheurs. Aimer à son âge est ridicule. Il y a dix-huit mois qu’elle risque ce malheur pour moi. C’est pour moi dix-huit mois de bonheur que j’ai volés. » Nous discutâmes longuement sur la vérité de ces vers du Dante :

..... Nessum maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria.

Il prétendait que Dante avait tort, et que les souvenirs du temps heureux sont partout et toujours du bonheur. Je me souviens que je défendais le poëte. Aujourd’hui il me semble que Beyle avait raison.

Il avait eu un autre amour en Italie dont il évitait de parler. Cependant il me raconta lui-même la fin tragique de cet amour. La dame avait un mari fort jaloux, à ce qu’elle prétendait, et qui l’obligeait à prendre de grandes précautions. Les entrevues ne pouvaient être que rares et accompagnées du plus profond mystère. Pour déjouer tous les soupçons, Beyle se résigna à se cacher dans une petite ville éloignée de dix lieues du séjour de la belle. Lorsqu’on lui donnait un rendez-vous, il partait incognito, changeait plusieurs fois de voiture pour dérouter les espions dont il se croyait entouré ; enfin, arrivant à la nuit close, bien enveloppé dans un manteau couleur de muraille, il était introduit dans la maison de sa maîtresse par une femme de chambre d’une discrétion éprouvée. Tout alla bien pendant quelque temps, jusqu’à ce que la femme de chambre, querellée par sa maîtresse ou gagnée par la générosité de Beyle, lui fit une révélation foudroyante : Monsieur n’était pas jaloux ; madame, malgré la bonne foi des dames italiennes, qu’il opposait sans cesse à la coquetterie des nôtres, n’exigeait tant de mystère que pour éviter que Beyle ne se rencontrât avec un rival, ou, pour mieux dire, avec des rivaux, car il y en avait plusieurs, et la femme de chambre offrit d’en donner la preuve. Beyle accepta. Il vint à la ville un jour qu’il n’était pas attendu, et, caché par la femme de chambre dans un petit cabinet noir, il vit, des yeux de la tête, par un trou ménagé dans la cloison, la trahison qu’on lui faisait à trois pieds de sa cachette.

« Vous croirez peut-être, ajoutait Beyle, que je sortis du cabinet pour les poignarder ? Nullement. Il me sembla que j’assistais à la scène la plus bouffonne, et mon unique préoccupation fut de ne pas éclater de rire pour ne pas gâter le mystère. Je sortis de mon cabinet noir aussi discrètement que j’y étais entré, ne pensant qu’au ridicule de l’aventure, en riant tout seul ; au demeurant plein de mépris pour la dame, et fort aise, après tout, d’avoir ainsi recouvré ma liberté. J’allai prendre une glace, et je rencontrai des gens de ma connaissance qui furent frappés de mon air gai, accompagné de quelque distraction ; ils me dirent que j’avais l’air d’un homme qui vient d’avoir une bonne fortune. Tout en causant avec eux et prenant ma glace, il me venait des envies de rire irrésistibles, et les marionnettes que j’avais vues une heure avant dansaient devant mes yeux. Rentré chez moi, je dormis comme à l’ordinaire. Le lendemain matin, la vision du cabinet noir avait cessé de m’apparaître sous son aspect bouffon. Cela me sembla vilain, triste et sale. Chaque jour cette image devint de plus en plus triste et odieuse, chaque jour ajoutait un nouveau poids à mon malheur. Pendant dix-huit mois je demeurai comme abruti, incapable de tout travail, hors d’état d’écrire, de parler et de penser. Je me sentais oppressé d’un mal insupportable, sans pouvoir me rendre compte nettement de ce que j’éprouvais. Il n’y a pas de malheur plus grand, car il ôte toute énergie. Depuis, un peu remis de cette langueur accablante, j’éprouvais une curiosité singulière à connaître toutes les infidélités qu’on m’avait faites. Cela me faisait un mal affreux ; mais pourtant j’avais un certain plaisir physique à me la représenter dans le cours de ses nombreuses trahisons. Je me suis vengé, mais bêtement, par du persiflage. Elle s’affligea de notre rupture et me demanda pardon avec larmes. J’eus le ridicule orgueil de la repousser avec dédain. Il me semble encore la voir me suivre, s’attachant à mon habit et se traînant à genoux le long d’une grande galerie. Je fus un sot de ne pas lui pardonner, car assurément elle ne m’a jamais tant aimé que ce jour-là. »

La constante préoccupation de Beyle était l’étude des passions. Lorsque quelque provincial lui demandait quelle était sa profession, il répondait gravement : « Observateur du cœur humain. » (Un jour il fit cette réponse à un sot qui faillit en tomber à la renverse, s’imaginant que c’était un euphémisme pour dire espion de police.) Dans chaque anecdote pouvant servir à porter la lumière dans quelque coin du cœur, il retenait toujours ce qu’il appelait le trait, c’est-à-dire le mot ou l’action qui révèle la passion. Se traîner à genoux, voilà pour lui le trait dans l’historiette que je viens de raconter, et, selon son habitude de tirer des faits à lui particuliers des conclusions générales, il tenait que cette façon de faire était l’expression même du remords et de l’amour passionné.

Pour terminer sur le sujet de l’amour, Beyle croyait qu’il n’y avait de bonheur possible en ce monde que pour un homme amoureux. « Tout se peint en beau pour lui, disait-il. Je voudrais être amoureux de mademoiselle Flore des Variétés, et je ne porterais pas envie à don Juan. »

Apres l’amour, la littérature avait la plus grande part dans les affections de Beyle. Il aimait à lire et écrivait sans cesse. Nulla dies sine linea, me disait-il souvent, en me reprochant ma paresse. Quelque négligence qu’on remarque dans ses ouvrages, ils n’en étaient pas moins longuement travaillés. Tous ses livres ont été copiés plusieurs fois avant d’être livrés à l’impression ; mais ses corrections ne portaient guère sur le style. Il écrivait toujours rapidement, changeant sa pensée et s’inquiétant fort peu de la forme. Il avait même du mépris pour le style et prétendait qu’un auteur avait atteint la perfection lorsqu’on se souvenait de ses idées sans pouvoir se rappeler ses phrases. Plein de haine pour la recherche et la prétention, il était impitoyable pour les écrivains qui s’appliquent à rapprocher des mots surpris de se trouver ensemble, à polir leurs périodes, à donner aux pensées les plus triviales un tour bizarre qui fasse effet. Nos grands prosateurs des xviie et xviiie siècles, étaient de sa part l’objet d’une admiration sincère et bien sentie. Il les relisait sans cesse, afin de se préserver, disait-il, de la contagion du style à la mode de son temps.

Pour lui la poésie était lettre close. Souvent il lui arrivait d’estropier des vers français en les citant. Bien qu’il parlât l’italien purement et facilement, et qu’il sût assez bien l’anglais, il ne connaissait ni le mètre ni l’accentuation des vers anglais et italiens. Cependant il était sensible à certaines beautés de Shakspeare et du Dante, qui sont intimement unies à la forme du vers. Il a dit son dernier mot sur la poésie dans son livre de l’Amour : « Les vers furent inventés pour aider la mémoire ; les conserver dans l’art dramatique, reste de barbarie. » Racine lui déplaisait souverainement. Le grand reproche que nous adressions à Racine, vers 1820, c’est qu’il manque absolument aux mœurs ou à ce que, dans notre jargon romantique, nous appelions alors la couleur locale. Shakspeare, que nous opposions toujours à Racine, a fait, en ce genre, des fautes cent fois plus grossières, que nous nous gardions bien de citer. « Mais, disait Beyle, Shakspeare a mieux connu le cœur humain. Il n’y a pas une passion, pas un sentiment qu’il n’ait peint avec une admirable vérité, avec ses nuances. La vie et l’individualité inimitable de tous ses personnages le mettent au-dessus de tous les auteurs dramatiques. — Et Molière, lui répondait-on, quelle place lui donnerez-vous ? — Molière est un coquin, qui n’a pas voulu mettre sur la scène le Courtisan, parce que Louis XIV ne le trouvait pas bon. »

Beyle a beaucoup écrit sur les beaux-arts, et a eu des idées à lui dans un temps où tout le monde acceptait sans examen les opinions les plus fausses, pourvu qu’elles fussent autorisées par un auteur célèbre. On pourrait dire qu’il a découvert Rossini et la musique italienne. Ses contemporains se rappelleront les assauts qu’il eut à soutenir pour défendre l’auteur du Barbier et de Sémiramis contre les habitués de l’Opéra-Comique d’alors. Dans les premières années de la Restauration, le souvenir de nos revers avait exaspéré l’orgueil national, et l’on faisait, de toute discussion, une question patriotique. Préférer une musique étrangère à la musique française, c’était presque trahir le pays. De très-bonne heure, Beyle s’était mis au-dessus des préjugés vulgaires, et sur ce point il lui arriva peut-être quelquefois de dépasser le but. Aujourd’hui que la civilisation a fait tant de progrès, on a peine à se représenter le courage qu’il fallait avoir, en 1818, pour dire que tel opéra italien valait mieux que tel opéra français. Il faut se reporter aux grandes querelles du romantisme et du classicisme pour s’expliquer les précautions oratoires dont Beyle accompagne quelques-uns de ses jugements en matière d’art. Hardis et téméraires même lorsqu’il les publia, ils semblent, à présent, des vérités de M. de la Palisse, des truisms, selon l’expression favorite de leur auteur. Sans être musicien, Beyle avait un sentiment très-vif de la mélodie, cultivé et perfectionné par une certaine érudition qu’il devait à ses voyages en Italie et en Allemagne. Il me semble qu’il aimait et recherchait surtout, dans la musique, les effets dramatiques, ou plutôt qu’en analysant ses impressions personnelles, il les expliquait par la langue dramatique, la seule qu’il connût ou qu’il crût intelligible à ses lecteurs.

Il en était de même pour les arts du dessin. Admirateur passionné des grands maîtres des écoles romaine, florentine et lombarde, il leur a prêté souvent des intentions dramatiques qui, à mon avis, leur furent étrangères. Lorsqu’il découvre, dans une Vierge de Raphaël ou du Corrége, son maître de prédilection, une foule de passions ou de nuances de passions que la peinture ne saurait exprimer, on se demande s’il a compris les intentions et le but de ces grands maîtres. Mais il raconte à sa manière les émotions qu’il a ressenties devant leurs ouvrages ; il décrit l’effet, dans l’impuissance d’en expliquer la cause. Probablement, s’il avait essayé d’écrire à différentes reprises ses impressions devant un même tableau, il aurait été surpris lui-même de leur variété. Comme tous les critiques, Beyle luttait contre une difficulté probablement insoluble. Notre langue, ni aucune autre que je sache, ne peut décrire avec exactitude les qualités d’une œuvre d’art. Elle est assez riche pour distinguer les couleurs ; mais, entre deux nuances qui ont un nom, combien y en a-t-il, appréciables aux yeux, qu’il est absolument impossible de déterminer par des mots ! La pauvreté des langues devient encore bien plus sensible lorsqu’il s’agit de formes, non plus de couleurs. Un œil médiocrement exercé reconnaît facilement un contour vicieux. Quiconque examine la statuette de la Vénus de Milo réduite par le procédé Collas, reconnaît aussitôt que le nez n’est point antique. Pourtant la différence entre ce nez rapporté et le nez du statuaire grec ne peut consister qu’en une fraction de millimètre : or quels mots pourront caractériser cette forme, dont la beauté dépend d’une fraction de millimètre en plus ou en moins ? Ce qui se sent avec tant de facilité, on ne peut l’exprimer avec du noir sur du blanc, comme disait Beyle. De cette impossibilité d’être exact est venu le besoin de chercher des termes de comparaison, qui ne sont guère propres à porter quelque clarté dans une question si obscure. Le côté dramatique dans les arts est ce que nous comprenons le mieux, nous autres Français, et c’est probablement pour ce motif que Beyle explique la beauté par la passion. Malgré sa prétention à être cosmopolite, il était parfaitement Français d’esprit comme de cœur.

Il m’a paru beaucoup moins sensible à la sculpture qu’à la peinture. Les statues antiques lui semblaient trop dépourvues de passion, et il leur reprochait de donner l’idée de belles personnes sans esprit. Son sculpteur favori était Canova, dont il admirait la grâce, tout en avouant qu’il était un peu maniéré. Je crois qu’il vantait Michel-Ange plus qu’il ne l’aimait au fond. Lorsqu’il me mena voir le Moïse du tombeau de Jules II, il ne trouva d’autre éloge à m’en faire, sinon qu’on ne pouvait mieux rendre l’expression d’inflexible férocité.

Beyle faisait peu de cas des coloristes. Nous avions de grandes discussions à ce sujet. Il méprisait profondément Rubens et son école, il reprochait aux Flamands et même aux Vénitiens la trivialité des formes et la bassesse de l’expression. Le Corrége, selon Beyle, avait réuni, au suprême degré, le mérite de la forme et l’art de la perspective aérienne. Pour lui, c’était le peintre le plus gracieux, et Michel-Ange le plus poétiquement terrible.

Il s’était fort peu occupé de l’architecture et n’avait considéré les monuments que sous leur aspect pittoresque, sans s’embarrasser s’ils convenaient à leur destination. Il avait horreur de tout ce qui était laid et triste, et il trouvait ces deux défauts dans notre architecture nationale. Je crois lui avoir appris à distinguer une église romaine d’une église gothique, et, qui plus est, à regarder l’une et l’autre ; mais il les enveloppait toutes deux dans le même anathème. — Nos églises sombres et lugubres avaient été inventées, disait-il, par des moines fripons qui voulaient s’enrichir en faisant peur aux gens timides. L’architecture italienne de la Renaissance lui plaisait par son élégance et sa coquetterie. Au reste, il ne s’attachait qu’à ses détails gracieux et nullement à ses dispositions générales. En dépit de la lo-gique, ce n’était pas sa raison qui jugeait, mais son imagination.

Beyle avait été officier quelques mois, et, comme auditeur, il avait fait plusieurs campagnes, entre autres celle de Russie, en 1812, avec le quartier général de l’empereur. Nous aimions à l’entendre parler des campagnes qu’il avait faites avec lui. Ses récits ne ressemblaient en rien aux relations officielles. On en jugera. Naturellement brave, il avait observé la guerre avec curiosité et froidement. Sans être insensible aux grandes et poétiques scènes qu’il avait vues, c’était surtout par ses côtés bizarres et grotesques qu’il se plaisait à la montrer. D’ailleurs, il avait en horreur les exagérations de vanité nationale, et, par esprit de contradiction, il se jetait souvent dans l’excès contraire. De même que Courier, il se moquait impitoyablement de ce qu’on a depuis appelé le chauvinisme, sentiment qui, après tout, a son bon côté, car il fait qu’un conscrit se bat comme un vieux soldat.

Il niait de parti pris toutes les harangues, tous les mots sublimes dits sur les champs de bataille. « Savez-vous ce que c’est que l’éloquence militaire ? nous disait-il. En voici un exemple : dans une affaire fort chaude, un de nos plus braves généraux de cavalerie[4] haranguait en ces termes ses soldats près de se débander : « En avant, s… ! J’ai le c… rond comme une pomme ! J’ai le c… rond comme une pomme ! » Ce qu’il y a de drôle, c’est que, dans le moment du danger, cela paraissait une harangue comme une autre, qu’on fit volte-face et qu’on repoussa l’ennemi. Croyez que César et Alexandre, en pareille occasion, parlaient à leurs soldats d’une façon non moins sublime. »

Autre exemple d’éloquence martiale : « Partis de Moscou, nous nous perdîmes le troisième jour de la retraite, et nous nous trouvâmes, à la nuit tombante, au nombre d’environ quinze cents hommes, séparés du gros de l’armée par une forte division russe. On passa une partie de la nuit à se lamenter. Puis les gens énergiques haranguèrent les poltrons et firent si bien qu’on résolut de s’ouvrir un chemin l’épée à la main dès que le jour permettrait de distinguer l’ennemi. Ne croyez pas qu’on dît alors : « Braves soldats, » etc. Non. « Tas de canailles, vous serez tous morts demain, car vous êtes trop j… pour prendre un fusil et vous en servir. » Cette allocution héroïque ayant produit son effet, à la petite pointe du jour, nous marchâmes résolûment aux Russes, dont nous voyions encore briller les feux de bivac. Nous arrivons la baïonnette baissée sans être découverts, et nous trouvons un chien tout seul. Les Russes étaient partis dans la nuit. »

Pendant la retraite, il disait qu’il n’avait pas trop souffert de la faim ; mais il lui était absolument impossible de se rappeler comment il avait mangé ni ce qu’il avait mangé, si ce n’est un morceau de suif, qu’il avait payé vingt francs, et dont il se souvenait encore avec délices.

En sortant de Moscou il avait emporté le volume des Facéties de Voltaire, relié en maroquin rouge, qu’il avait pris dans un palais en feu. Ses camarades le blâmèrent lorsqu’il en lisait le soir quelques pages à la lueur d’un feu de bivac. On trouvait l’action légère. Dépareiller une magnifique édition ! Lui-même en éprouvait une espèce de remords, et, au bout de quelques jours, il laissa le volume sur la neige !

Il fut du petit nombre de ceux qui, au milieu de toutes les misères que notre armée eut à souffrir dans la désastreuse retraite de Moscou, conservèrent toujours leur énergie morale, le respect des autres et d’eux-mêmes. Un jour, aux environs de la Bérésina, Beyle se présenta devant son chef, M. Daru, rasé et habillé avec quelque recherche. M. Daru lui dit : « Vous avez fait votre barbe, monsieur ? Vous êtes un homme de cœur. »

M. Bergonié, auditeur au conseil d’État et attaché au quartier général, m’a raconté qu’il devait la vie à Beyle, qui, prévoyant l’encombrement des ponts au passage de la Bérésina, l’obligea de passer sur l’autre rive le soir qui précéda la déroute. Il fallut presque employer la force pour décider M. Bergonié à faire quelques centaines de pas. Il faisait le plus grand éloge du sang-froid de Beyle et du bon sens qui ne l’abandonna jamais au moment où les plus résolus perdaient la tête. Beyle était homme de ressources dans les circonstances graves ; il disait modestement qu’il devait cet avantage à sa provision de maximes toutes faites, au moyen desquelles il se trouvait prêt pour agir lorsque les autres perdaient leur temps à délibérer.

De même que beaucoup de gens de son âge, Beyle me paraissait juger ses contemporains avec beaucoup de sévérité, et notre génération avec un peu d’indulgence. Il admirait le goût pour l’étude et la curiosité de connaître le fond des choses qui distinguaient les jeunes gens de vingt ans, lorsqu’il en avait quarante. Il se moquait un peu de notre gravité et de notre pédanterie, mais disait que nous n’étions pas des dupes, comme on l’était de son temps. Selon son habitude de se montrer pire qu’il n’était, il affectait de mépriser l’enthousiasme qui a fait faire de si grandes choses aux hommes de son époque. « Nous avions le feu sacré, disait-il ; et moi aussi, quoique indigne. On m’avait envoyé à Brunswick pour lever une contribution extraordinaire de cinq millions. J’en ai fait payer sept, et j’ai manqué d’être assommé par la canaille qui s’insurgea, exaspérée par l’excès de mon zèle. Mais l’empereur demanda quel était l’auditeur qui avait fait cela, et dit : « C’est bien. »

Il était difficile de savoir quels étaient ses sentiments à l’égard de Napoléon. Presque toujours il était de l’opinion contraire à celle qu’on mettait en avant. Tour à tour frondeur ou enthousiaste, quelquefois il en parlait comme d’un parvenu ébloui par les oripeaux, manquant sans cesse aux règles de la lo-gique ; d’autres fois c’était une admiration presque idolâtre. Tour à tour il était frondeur comme Courier et servile comme Las Cases. Les hommes de l’Empire étaient traités aussi diversement que leur maître, mais il convenait de la fascination exercée par l’empereur sur tout ce qui l’approchait. Il avait commencé une histoire de Napoléon qui s’est retrouvée dans ses papiers. On en peut voir un fragment écrit avec verve dans ses voyages en France : c’est l’arrivée de l’empereur à Grenoble en 1815. Si j’en juge par les récits de Beyle, il me semble que vers l’époque de sa jeunesse il y avait moins d’égoïsme qu’aujourd’hui, et que les affectations à la mode étaient d’un genre plus noble. Ainsi Beyle, bien qu’aimant la bonne chère, se gardait bien d’en convenir. Il trouvait même du temps perdu celui qu’on passe à manger, et souhaitait qu’en avalant une pilule le matin on fût quitte de la faim pour toute la journée. Aujourd’hui on est gourmand, et l’on s’en vante. Du temps de Beyle, un homme prétendait, avant tout, à l’énergie et au courage. Comment faire campagne si on est gastronome ?

Beyle aimait les réunions intimes et peu nombreuses. Dans un petit cercle, entouré d’amis ou de gens contre lesquels il n’avait pas de préventions, il s’abandonnait avec bonheur à toute la gaieté de son caractère. Il ne cherchait nullement à briller, seulement à s’amuser et à amuser les autres ; « car, disait-il, il faut payer son entrée. » Toujours en verve, il était parfois un peu fou, voire même inconvenant ; mais il faisait rire, et il était impossible à la pruderie de garder son sérieux. La présence d’un ennuyeux ou d’un esprit malveillant le glaçait et le mettait promptement en fuite. Jamais il n’eut l’art de savoir s’ennuyer. Il disait que la vie est courte et que le temps perdu à bâiller ne se retrouve plus. Il admirait beaucoup ce mot de M. de M… « que le mauvais goût mène au crime. »

La bonne foi était un des traits du caractère de Beyle. Personne n’était plus loyal ni d’un commerce plus sûr. Je n’ai jamais connu d’homme de lettres plus franc dans ses critiques ni qui reçût plus galamment celles de ses amis. Il aimait à communiquer ses manuscrits et demandait qu’on les annotât sévèrement. Quelque dures, quelque injustes même que fussent les observations, jamais il ne s’en fâchait. Une de ses maximes était que quiconque fait le métier de mettre du noir sur du blanc ne doit ni s’étonner ni s’offenser lorsqu’on lui dit qu’il est une bête. Cette maxime, il la pratiquait à la lettre, et, de sa part, ce n’était pas indifférence réelle ni affectée. Les critiques le préoccupaient beaucoup ; il les discutait vivement, mais sans aigreur, et comme s’il se fût agi des ouvrages d’un auteur mort depuis plusieurs siècles.

Il avait pris l’habitude bizarre de s’entourer de mystère dans les actions les plus indifférentes, afin de dérouter la police, qu’il croyait probablement assez simple pour s’occuper des bavardages de salons. Jamais il n’écrivait une lettre sans la signer d’un nom supposé César Bombet, Cotonet, etc. ; il la datait d’Abeille au lieu de Civita-Vecchia[5] et souvent la commençait par une telle phrase : « J’ai reçu vos soies grèges, et les ai emmagasinées en attendant leur embarquement. » Les notes qu’il prenait sans cesse étaient des espèces d’énigmes dont il était souvent lui-même hors d’état de deviner le sens quand elles remontaient à quelques jours.

Il ne craignait pas la mort, mais il n’aimait pas à en parler, la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que terrible. Il a eu celle qu’il désirait, celle que César avait souhaitée : Repentinam inopinatamque.

1850–55.
  1. En 1850, Prosper Mérimée publia sur Henri Beyle (Stendhal) une brochure anonyme intitulée H. B. Nous reproduisons ici les principaux passages de la partie qu’il n’a pas replacée lui-même dans la notice qu’on trouvera plus loin, notice publiée en 1855 en tête des œuvres complètes de cet écrivain. (Note des éditeurs.)
  2. Ayez-la ; c’est d’abord ce que vous lui devez,
    Et vous l’estimerez après, si vous pouvez.

    Nodier fait remarquer, à propos de cette acception consacrée par la chaste muse de Gresset, que la licence des anciens comiques n’est jamais allée aussi loin que le bon ton.

  3. Ce vœu a été réalisé depuis.
  4. Murat.
  5. Il était consul de France à Civita-Vecchia.