Portraits contemporains/Tome 1/M. de Sénancour/Oberman, édition nouvelle, 1833

Michel Lévy frères, éditeurs (Tome premierp. 173-197).

M. DE SÉNANCOUR.

1833.
Oberman[1].

Oberman fut publié pour la première fois au printemps de 1804, dans les derniers mois du Consulat ; il avait été composé en Suisse durant les années 1802 et 1803. Quand M. de Sénancour écrivait Oberman, il ne se considérait pas comme un homme de lettres ; ce n’était pas un ouvrage littéraire qu’il tâchait de produire dans le goût de ses contemporains. Sorti de Paris à dix-neuf ans, dès les premiers jours de la Révolution ; retenu par les circonstances et la maladie en Suisse, au lieu des longs voyages qu’il méditait ; marié là et proscrit en France à titre d’émigré, M. de Sénancour n’était rentré que furtivement, à diverses reprises, pour visiter sa mère, et s’il s’était hasardé à séjourner à Paris, sans papiers, de 1799 à 1802, ç’avait été dans un isolement absolu : il avait profité toutefois de ce séjour pour publier, dès 1799, ses Rêveries sur la nature primitive de l’Homme. Élève de Jean-Jacques pour l’impulsion première et le style, comme madame de Staël et M. de Chateaubriand, mais, comme eux, élève original et transformé, quoique demeuré plus fidèle, l’auteur des Rêveries, alors qu’il composait Oberman, ignorait que des collatéraux si brillants, et si marqués par la gloire, lui fussent déjà suscités ; il n’avait lu ni l’Influence des Passions sur le Bonheur, ni René ; il suivait sa ligne intérieure ; il s’absorbait dans ses pensées d’amertume, de désappointement aride, de destinée manquée et brisée, de petitesse et de stupeur en présence de la nature infinie. Oberman creusait et exprimait tout cela ; l’auteur n’y retraçait aucunement sa biographie exacte, comme quelques-uns l’ont cru ; au contraire, il altérait à dessein les conditions extérieures, il transposait les scènes, il dépaysait autant que possible. Mais si Oberman ne répondait que vaguement à la biographie de l’auteur, il répondait en plein à sa psychologie, à sa disposition mélancolique et souffrante, à l’effort fatigué de ses facultés sans but, à son étreinte de l’impossible, à son ennui. Ce mot d’ennui, pris dans l’acception la plus générale et la plus philosophique, est le trait distinctif et le mal d’Oberman ; ç’a été en partie le mal du siècle, et Oberman se trouve ainsi l’un des livres les plus vrais de ce siècle, l’un des plus sincères témoignages, dans lequel bien des âmes peuvent se reconnaître.

Il y avait deux ou trois apparitions essentielles vers ce temps de 1800. Et d’abord, dans l’ordre de l’action, il y avait le Premier Consul, celui qui disait un matin, en mettant la main sur sa poitrine : Je sens en moi l’infini ; et qui, durant quinze années encore, entraînant le jeune siècle à sa suite, allait réaliser presque cet infini de sa pensée et de toutes les pensées, par ses conquêtes, par ses monuments, par son Empire. Vers ce même temps, et non plus dans l’ordre de l’action, mais dans celui du sentiment, de la méditation et du rêve, il y avait deux génies, alors naissants, et longuement depuis combattus et refoulés, admirateurs à la fois et adversaires de ce développement gigantesque qu’ils avaient sous les yeux ; sentant aussi en eux l’infini, mais par des aspects tout différents du premier, le sentant dans la poésie, dans l’histoire, dans les beautés des arts ou de la nature, dans le culte ressuscité du passé, dans les aspirations sympathiques vers l’avenir ; nobles et vagues puissances, lumineux précurseurs, représentants des idées, des enthousiasmes, des réminiscences illusoires ou des espérances prophétiques qui devaient triompher de l’Empire et régner durant les quinze années qui succédèrent ; il y avait Corinne et René,

Mais, vers ce temps, il y eut aussi, sans qu’on le sût, ni durant tout l’Empire, ni durant les quinze années suivantes, il y eut un autre type, non moins profond, non moins admirable et sacré, de la sensation de l’infini en nous, de l’infini envisagé et senti hors de l’action, hors de l’histoire, hors des religions du passé ou des vues progressives, de l’infini en lui-même face à face avec nous-même. Il y eut un type grave, obscur, appesanti, de l’infirmité humaine en présence des choses plus grandes et plus fortes, en présence de l’accablante nature ou de la société qui écrase. Il y eut Oberman, le type de ces sourds génies qui avortent, de ces sensibilités abondantes qui s’égarent dans le désert, de ces moissons grêlées qui ne se dorent pas, des facultés affamées à vide, et non discernées et non appliquées, de ce qui, en un mot, ne triomphe et ne surgit jamais ; le type de la majorité des tristes et souffrantes âmes en ce siècle, de tous les génies à faux et des existences retranchées.

Oh ! qu’on ne me dise pas qu’Oberman et René ne sont que deux formes inégalement belles d’une identité fondamentale ; que l’un n’est qu’un développement en deux volumes, tandis que l’autre est une expression plus illustre et plus concise ; qu’on ne me dise pas cela ! René est grand, et je l’admire ; mais René est autre qu’Oberman. René est beau, il est brillant jusque dans la brume et sous l’aquilon ; l’éclair d’un orage se joue à son front pâle et noblement foudroyé. C’est une individualité moderne chevaleresque, taillée presque à l’antique ; il y a du Sophocle dans cette statue de jeune homme. Laissez-le grandir et sortir de là, le Périclès rêveur ; il est volage, il est bruyant et glorieux, il est capable de mille entreprises enviables, il remplira le monde de son nom.

Oberman est sourd, immobile, étouffé, replié sur lui, foudroyé sans éclair, profond plutôt que beau ; il ne se guérit pas, il ne finit pas ; il se prolonge et se traîne vers ses dernières années, plus calme, plus résigné, mais sans péripétie ni revanche éclatante ; cherchant quelque repos dans l’abstinence du sage, dans le silence, l’oubli et la haute sérénité des cieux. Oberman est bien le livre de la majorité souffrante des âmes ; c’en est l’histoire désolante, le poëme mystérieux et inachevé. J’en appelle à vous tous, qui l’avez déterré solitairement, depuis ces trente années, dans la poussière où il gisait, qui l’avez conquis comme votre bien, qui l’avez souvent visité comme une source, à vous seuls connue, où vous vous abreuviez de vos propres douleurs, hommes sensibles et enthousiastes, ou méconnus et ulcérés ! génies gauches, malencontreux, amers ; poètes sans nom ; amants sans amour ou défigurés ; toi, Rabbe, qu’une ode sublime, faite pour te consoler, irrita[2] ; toi, Sautelet, qui méditais depuis si longtemps de mourir ; et ceux qui vivent encore, et dont je veux citer quelques-uns !

Car la destinée d’Oberman, comme livre, fut parfaitement conforme à la destinée d’Oberman comme homme. Point de gloire, point d’éclat, point d’injustice vive et criante, rien qu’une injustice muette, pesante et durable ; puis, avec cela, une sorte d’effet lent, caché, maladif, qui allait s’adresser de loin en loin à quelques âmes rares et y produire des agitations singulières. Le livre, dans sa destinée matérielle, sembla lui-même atteint de cette espèce de malheur qu’il décrit. Ce ne fut pas pourtant, qu’on le sache bien, une œuvre sans influence. Nodier l’invoquait dans sa préface des Tristes, et regrettait qu’Oberman se passât de Dieu. Ballanche, inconnu alors, et loin de cette renommée douce et sereine qui le couronne aujourd’hui, lisait Oberman, et y saisissait peut-être des affinités douloureuses. Latouche, qui a donné sa mesure comme homme d’esprit, mais qui ne l’a pas donnée pour d’autres facultés bien supérieures qu’il a et qui lui pèsent, a lu Oberman avec anxiété, en fils de la même famille, et il en a visité l’auteur dans ce modeste jardin de la Cérisaye, sous ce beau lilas dont le sage est surtout fier. Rabbe, je l’ai déjà dit, connaissait Oberman ; il le sentait passionnément ; il croyait y lire toute la biographie de M. de Sénancour, et il s’en était ouvert plusieurs fois avec lui : un livre qu’il avait terminé, assure-t-on, et auquel il tenait beaucoup, un roman dont le manuscrit fut dérobé ou perdu, n’était autre probablement que la psychologie de Rabbe lui-même, sa psychologie ardente et ulcérée, son Oberman. Tout récemment, dans les feuilles d’un roman non encore publié, qu’une bienveillance précieuse m’autorisait à parcourir, dans les feuilles de Lélia, nom idéal qui sera bientôt un type célèbre, il m’est arrivé de lire cette phrase qui m’a fait tressaillir de joie : « Sténio, Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust, ou bien ouvre tes livres et redis-moi les souffrances d’Oberman, les transports de Saint-Preux. Voyons, poëte, si tu comprends encore la douleur ; voyons, jeune homme, si tu crois encore à l’amour. » Eh quoi ! me suis-je dit, Oberman a passé familièrement ici ; il y a passé aussi familièrement que Saint-Preux ; il a touché la main de Lélia.

Mais voici l’épisode le plus frappant sans doute de l’influence bizarre et secrète d’Oberman. Vers 1818, plusieurs jeunes gens s’étaient rencontrés après le collége et unis entre eux par une amitié vive, comme on en contracte d’ordinaire dans la première jeunesse. C’était Auguste Sautelet, Jules Bastide, J.-J. Ampère, Albert Stapfer ; dans une correspondance curieuse et touchante que j’ai sous les yeux, et qui, entre les mains de l’ami qui me la confie, pourra devenir un jour la matière d’un beau livre de souvenirs, je lis d’autres noms encore de cette jeune intimité ; j’en lis un que j’efface, parce que l’oubli lui vaut mieux[3] ; j’en lis deux inséparables, qui me sont chers comme si je les avais connus, parce qu’un grand charme de pureté les enveloppe, Edmond et Lydia, amants et fiancés. Tous vivent aujourd’hui, excepté Sautelet, qui est mort de sa main ; bien peu se souviennent encore de ces années, ou du moins s’y reportent avec regret et amour, excepté Lydia, qui est demeurée, me dit-on, fidèle aux pensées de cette époque, et les a gardées présentes et vives dans son cœur. La philosophie de M. Cousin, alors dans sa nouveauté, occupait ces jeunes esprits ; les grands problèmes de la destinée humaine étaient leur passion ; Ossian, Byron, le songe de Jean-Paul, les partageaient tumultueusement. Ils suivaient les cours à Paris durant l’hiver ; puis l’été les dispersait aux champs, et ils s’écrivaient. La lecture d’Oberman, quand ce livre leur tomba par hasard dans les mains, fit sur eux l’impression qu’on peut croire ; cette mélancolie austère et désabusée devint un moment comme la base de leur vie ; la philosophie platonicienne eut tort ; Jules Bastide fut celui peut-être qui se pénétra le plus profondément de cette âpre et stoïque nourriture. Ses lettres, pleines d’éloquence et de vertueuse tristesse, ont souvent des pages dignes d’Oberman ; l’inspiration grandiose est la même, et il le cite à tout moment. Lorsque Ampère va en Suisse, Bastide, resté au Limodin en Brie, lui écrit en ces termes : « Mon ami, tu es donc à Vevay. Tu as vu Clarens, Meillerie, Chillon. Tout cela doit te paraître un songe. Tu as vu la lune monter sur le Velan ! » Et ailleurs : « Je dois aller faire un petit voyage à Fontainebleau. Ainsi nous aurons parcouru à nous deux tous les lieux visités par Oberman. Si alors tu étais encore en Suisse, j’aurais du plaisir à contempler la lune à travers les clairières de Valvin, pendant que tu la verrais sur les glaciers. Nous nous réunirons tous ensuite au Limodin, et nous nous raconterons nos voyages et nos plaisirs… Pourquoi faut-il que nous soyons si éloignés ? que les jours sont longs ! que les nuits sont tristes ! Je ne devrais pourtant pas me plaindre : j’ai eu quelques instants de calme, quelques moments bien courts d’une joie pure. Il y avait eu de l’orage ; les feuilles étaient humides et l’air était doux ; un rayon de soleil vint à percer, et il m’arriva d’être content : je me sentis en possession de mon existence. Ce sentiment paisible, je n’irai point le chercher dans les Alpes ; ce n’est qu’ici que je puis le trouver : il y a quelque chose de délicieux pour moi dans la vue du bois de Champ-Rose au loin, dans l’aspect de certains arbres, dans l’étendue de nos plaines. » Et encore, car, si je m’écoutais, je ne pourrais me lasser de citer : « Que tes lettres m’ont causé de plaisir ! Je les conserve toutes avec soin pour les joindre aux sublimes tableaux d’Oberman. Je me suis fait dans notre bois une place favorite, où je vais m’asseoir pour songer à mes amis : c’est là que je porte Werther, Ossian, et les lettres qui me viennent de toi. J’y ai encore lu ce matin la dernière que tu m’as écrite de Berne. Tu as bien compris la manière dont je voudrais vivre. Une existence agitée est un suicide, si elle fait perdre le souvenir du monde meilleur ; et, quand on a conscience de sa dignité, il me semble que c’est une profanation d’employer son énergie et de ne pas lui laisser toute la sublimité des possibles… J’aime à vivre retiré, à faire les mêmes choses, à passer par les mêmes chemins : il me semble qu’ainsi je me mêle moins à la terre, et que je conserve toute ma pureté. J’aime à écouter, dans le silence de la vie d’habitude, le mouvement sourd de l’existence intérieure. Ah ! jouissons du seul plaisir qui nous reste ; regardons couler nos jours rapides, savourons l’amère volupté de nous comprendre et de nous sentir tous entraîner pêle-mêle : du moins nous nous perdons ensemble, nous n’allons pas seuls vers la fin terrible ! » Si le patriote réfugié[4] lit par hasard ces pages, s’il s’étonne et s’il souffre de les retrouver, qu’il nous pardonne une divulgation indiscrète qui vient d’une sympathie cordiale et sincère ! qu’il nous pardonne en mémoire du livre que tous les deux nous avons aimé !

Sautelet aussi vivait alors dans ces idées : inquiet, mélancolique et fervent, il hésitait entre l’action et la contemplation ; je lis dans une lettre de lui que j’ai sous les yeux : « On ne peut guère faire une vie double, agir et contempler ; je sens, comme je te le disais cet été, que l’homme est placé sur la terre pour l’action, et je ne puis cependant laisser l’autre. Tu ne sais pas la mauvaise pensée qui me vient à l’instant ! c’est que je voudrais me brûler la cervelle pour terminer mes doutes. Si, dans une année ou deux, la vie ne me paraît pas claire, j’y mettrai fin. J’exécuterai cette idée que j’ai eue de mon Werther de la Vérité (ouvrage qu’il méditait). Peut-être serait-ce une folie ; ce serait peut-être une grande action. Je te laisse juger. »

Combien d’épisodes semblables à celui que nous venons d’esquisser, combien de poëmes obscurs, inconnus, mêlés d’une fatalité étrange, s’accomplissent à tout instant, autour de nous, dans de nobles existences ! Oberman est le résumé de tous ces poëmes.

18 mai 1833.

(Depuis l’espèce de résurrection que nous avons tentée d’Oberman, les admirateurs n’ont pas manqué à ce morne et triste génie ; il faut mettre en tête George Sand, qui a honoré la troisième édition d’une préface. En Suisse, on a lu le livre en présence des lieux, et cette lecture est d’un grand effet. (Voir le Semeur du 10 juillet 1834.) — Un ami qui voyageait aux bords du Léman m’écrivait en un style figuré, mais plein de sentiment : « N’est-ce pas que c’est d’Oberman que l’on rêve le plus le long du lac tout bleu et les yeux tournés vers le Môle ? Cet homme eut l’oppression des montagnes sur le cœur ; il en eut la noble infirmité et le chaos dans les hasards de ses délirants systèmes ; il en eut les contours et la virginité dans le galbe sans soleil de son style blanc et terne. » Mais c’est en entrant dans le Valais seulement que l’on comprend bien certaines descriptions désolées d’Oberman et ces contrées d’un amer abandon : le pays et le livre s’expliquent l’un par l’autre, et je me suis dit tout d’abord à cette vue :

Et l’ombre des hauts monts l’a durement frappé !

Les expressions, les réminiscences d’Oberman s’appliquent à chaque pas. — Nous obéissons à une intention du vénérable auteur en rappelant formellement ici qu’il n’en est pas resté au système oppressé d’Oberman ; il s’est appliqué à s’en dégager sans relâche, à perfectionner, à mûrir ses Libres Méditations, et à y considérer la pensée religieuse indépendamment de tout dogme téméraire ; il ne vit depuis des années que dans ce haut espoir.)




Ces premiers portraits sont des compositions plutôt que des biographies. Dans tout ce qu’on vient de lire sur Sénancour, il y a l’étude du génie de l’homme, de son talent d’écrivain, et presque rien sur les faits particuliers de sa vie. J’ai souvent désiré depuis pouvoir suppléer à ce manque de renseignements positifs. M. de Sénancour, deux ou trois fois, sembla vouloir me donner des éclaircissements et m’indiquer des rectifications auxquelles il tenait ; mais il était de sa nature si timide, si discret et circonspect, que ses explications même disaient très-peu. Depuis sa mort (10 janvier 1846), j’avais espéré qu’on trouverait dans ses papiers quelques notes à mon intention et à mon usage. Je vois, en effet, dans l’un des petits papiers, qui me sont communiqués par sa fille, un feuillet de dossier avec cette indication :


« — Notes pour les années 14 août 1789-31 décembre 1809. — Donc vingt ans quatre mois et demi. (Pour ce qui précède août 1789, voir le cahier intitulé Dates, etc.)

« Ces notes rappellent seulement les dates, les circonstances, en attendant plus d’explication. »


Et, encore, sur un papier attaché au bas de la page :


« Ces notes n’ont pas été rassemblées dans le dessein d’en faire des mémoires, mais comme souvenirs à mon usage surtout.

« Elles devenaient longues, j’en supprime la plus grande partie.

« J’y ajoute des remarques pour éviter de certaines erreurs biographiques, telles que, par exemple, cette supposition entièrement fausse que j’ai été mal avec mon père. »


Par malheur, le dossier ne renfermait aucune des notes indiquées, mais seulement quelques pensées ou remarques étrangères à l’intérêt biographique. En revanche, j’ai sous les yeux une suite de réflexions et de retours de Sénancour sur lui-même, qui, tout en laissant à désirer pour la précision du détail, ne sont autre chose qu’une autobiographie morale. Déjà, en 1848, lorsque je fis à Liège mon cours sur Chateaubriand, j’avais pu citer quelques pensées inédites, tirées de ce morceau, qui m’avaient été transcrites par Mlle de Sénancour ; mais aujourd’hui que cette respectable dame, solitairement vouée à la mémoire de son père, a bien voulu mettre sous mes yeux le morceau même en son entier, je ne craindrai pas de l’insérer ici. Les deux ou trois passages qui ont été donnés dans mon ouvrage de Chateaubriand et son Groupe littéraire, 14e leçon, tome I, pages 351-353, se retrouveront ici à leur place et avec plus d’exactitude :


« Note commencée au printemps de 1810, continuée en 1817 ou 1818, etc.

« Sur ma vie jusqu’à présent, et autres considérations analogues.

« La vie morale même d’un homme dépend du sort, etc.

« Sur amitié désirée et obtenue presque en vain.

« Me voici parvenu à trente-neuf ans et demi ; il y a plus de vingt ans que je suis sorti du collége : dans cette moitié de la vie (car la durée de l’homme n’est que de quarante ou quarante-huit ans entre l’une et l’autre débilité), dans cette moitié de la vie, je cherche vainement une saison heureuse, et je ne trouve que deux semaines passables, une de distraction en 1790 et une de résignation en 1797.

« J’ai erré toujours inquiet, toujours surchargé d’embarras sans avoir jamais eu, avec quelque apparence de durée, ni le cabinet commode et solitaire qui m’aurait été indispensable, ni la terre sauvage où je me serais plu, ni la vie frugale qui m’aurait contenté. J’ai vu tomber père, mère, femme et fortune. J’ai été séparé de mes amis ; je n’ai pu conduire les premières années de mes enfants ; et, aujourd’hui, dans le vingt et unième de ces tristes printemps, j’ignore quelle région j’habiterai dans quelques mois et dans quelle autre peut-être sera ma fille. Son sort n’est point commencé, le mien n’est pas plus avancé qu’il ne l’était il y a vingt ans ; il est même beaucoup plus inquiétant qu’il ne paraissait alors devoir l’être.

« Avec une santé généralement bonne en un sens et constante, mais un corps fatigué de tant d’ennuis et de tant de manières de vivre diverses et le plus souvent contraires, je suis découragé par cette incurable faiblesse des membres[5] qui, en m’ôtant les ressources qu’un autre homme trouverait dans le malheur, me prive de cette résignation, de cette heureuse sécurité que je trouverais dans mes dispositions naturelles, dans les résultats de ma pensée, dans l’habitude d’être ou de me maintenir exempt de passions, de prestiges.

« Me croirai-je pour tout cela le plus malheureux des hommes ? Nullement. Je crois au contraire que, dans une certaine classe surtout, il en est si peu d’heureux, que s’il m’était proposé de changer mon sort pour le sort de celui qu’après un mûr examen je croirais le plus heureux d’entre dix hommes pris au hasard dans le nombre de ceux qui ont l’avantage, inappréciable parmi nous, de réfléchir, je refuserais sans hésiter cet échange : et je ne sais si j’accepterais cette proposition, ayant le choix dans vingt, dans cinquante. Les peines cachées sont innombrables. Beaucoup d’hommes paraissent assez heureux ; mais ce qu’ils se disent à eux-mêmes est fort différent de ce qu’ils disent aux autres : et s’il ne fallait que changer de misères, celles dont on a quelque habitude doivent être les moins pesantes. Mes enfants, du moins, sont bien constitués, et leurs dispositions paraissent bonnes. Mon fils est dans un état qui ne me plaît point à moi[6], et pour d’autres raisons, mais qui peut lui convenir, et dans lequel, au fond, l’on n’a que les misères pour lesquelles les hommes sont faits. Quant à moi, n’est-ce rien que d’avoir été sauvé des dernières extrémités et d’être parvenu jusqu’à ce jour sans flatteries, sans bassesses, sans dépendance, même en général, et sans dettes, ayant reçu des services, mais en ayant rendu, ayant des amis (et choisis) et n’ayant eu ni chefs ni maîtres ; n’ayant pu, il est vrai, remplir ma destination, mais enfin n’ayant rien fait qui en soit précisément indigne ; connu d’un très-petit nombre (ce qui est fort selon mes goûts), mais un peu aimé ou estimé, un peu triste sur la terre et humilié de mes faiblesses, mais sans remords et sans déshonneur, très-mécontent de moi et déplorant le cours rapide d’une vie si mal employée, mais n’ayant point à la maudire ?

« Quiconque a tous ses sens et ses membres et possède des amis, quiconque n’est pas jeté pour jamais sur une terre étrangère, ni détenu dans les repaires de l’oppression, et n’a pas dans l’âme des causes de trouble irréparable, ne doit jamais se dire tout à fait malheureux. Il doit même se féliciter de ne l’être pas davantage chez des peuples qui se courbent devant l’or et qui choisissent pour leurs ébats la lueur des lampions. Le défaut de force dans les membres, l’impossibilité de dire : « Je vivrai dans toutes les situations où un homme peut vivre ; » cet assujettissement joint à l’immense difficulté de soutenir une femme, des enfants, sans revenus fixes, sans autres moyens que des débris à recueillir à des époques inconnues, sans état (même très-longtemps sans papiers et sans droits de citoyen)[7], sans dettes, sans aucune intrigue, surtout aussi avec le sort contre soi, avec ce qu’on appelle du malheur (excepté la faveur marquée du sort en 1798 et en quelques autres circonstances rares), tout cela a rendu ma vie morale laborieuse et triste. Dès l’enfance, d’ailleurs, j’étais inaccessible à cet enchantement qui déguise la valeur des choses, et très-sensible, mais non passionné. J’étais destiné de toutes manières à voir la vie sans prestige, mais non sans goût et sans entraînement. Mais l’ordre m’eût suffi pour être content de mon sort.

« S’il m’était resté huit à dix mille livres de rente, assez faible portion du revenu que je devais attendre ; s’il m’en était même resté la moitié ou que ces quatre à cinq mille livres me fussent survenues après bien des embarras, mais tandis que j’étais jeune encore, j’aurais pu jouir de la vie et en faire jouir les miens : cela est possible avec peu. J’aurais aussi rempli moins mal la destination à laquelle le concours des événements et de mes penchants a borné mes projets.

« Mais ce n’est pas, écrivais-je dernièrement (en mai 1810) à M. Jay, ce n’est pas dans cette vie agitée que j’entreprendrai quelque chose de sérieux. Si jadis j’avais pu croire ne faire guère que ce que j’ai fait (comme cela devient à craindre), je n’aurais jamais écrit. À quoi sert un auteur de plus, s’il ne fait pas ce qui n’a pas été fait avant lui ? Dira-t-on même : « Dans ceci il ne faisait que préparer… les malheurs l’ont empêché… » Excepté quelques amis, qui se souciera d’être juste ? et quand on le serait, est-ce là l’essentiel ? »

« Celui qui ne verrait dans la pauvreté, dans la ruine, que l’effet direct de la privation d’argent et ne ferait, par exemple, que comparer le dîner que l’on fait avec seize sous au dîner que l’on fait avec seize francs, n’aurait aucune idée du malheur ; car la non-dépense est le moindre mal de la pauvreté[8]. Il en est ainsi de la privation des bras ; cette faiblesse a bien d’autres effets que d’empêcher de faire certains mouvements et de rendre difficiles ou embarrassantes les moindres actions de la vie commune, ce qui serait déjà un mal bien triste par sa continuité ; cette faiblesse ôte toute confiance dans l’avenir, entrave la vie entière, borne toute perspective, assujettit à cent besoins qu’on eût méprisés et, à la place d’un rôle d’homme, vous jette dans une dépendance aussi grande que celle des femmes. Que différente eût été ma vie sans cette faiblesse des membres !

« Que je serais autre si des bras d’homme me permettaient d’entreprendre indifféremment tout ce qu’un homme de bien peut faire, et dès lors me laissaient quelque choix jusque dans les circonstances extrêmes ! Il eût été impossible alors que je traînasse une vie ridicule. Mon mariage n’eût pas eu lieu ; et même à toute époque j’eusse pu changer les choses. J’eusse été, je suppose, en Égypte, et là, à moins que je n’eusse été intime avec le général en chef, autrement (sic) je me fusse jeté parmi les Arabes, dans le Saïd. Si, d’autre côté, il m’était resté une faible portion de la fortune que le cours des choses me destinait, ne fût-ce que le nécessaire (source assez féconde d’indépendance), j’aurais soutenu noblement le rôle d’écrivain. Je n’ai jamais écrit pour un intérêt de parti, mais j’aurais voulu faire plus…

«… Si les circonstances m’avaient été favorables et que, par impossible, j’eusse pourtant habité Paris, il est une fantaisie que j’aurais aimé à satisfaire. J’aurais entrepris à mes frais un écrit périodique destiné à relever toute erreur funeste par ses conséquences dans les livres nouveaux et dans les journaux, ainsi que toute injustice dans les critiques. Mon espèce de journal aurait été libre : je ne me serais pas assujetti à satisfaire le public. Il aurait été réparti gratuitement dans les établissements publics, il n’aurait coûté aux abonnés qu’un pourboire à donner volontairement aux colporteurs, en sorte que je n’aurais pas été astreint à le remplir régulièrement. Tous les dix jours, par exemple, il aurait paru en une feuille ou en dix, selon les circonstances. Le temps et l’extrême impartialité de la rédaction auraient été les seuls moyens de lui donner du succès.

« En plus d’un sens la destinée fait les hommes. On peut juger jusqu’à un certain point un homme par ce qu’il fait dans des circonstances où il agit visiblement par choix ; mais, pour le connaître vraiment, il faudrait connaître ce qu’il désirait de faire : on peut blâmer ou approuver ce qu’un homme a fait, on peut décider quelquefois d’après ses actions, mais pour apprécier sa personne et en porter avec justesse un jugement favorable ou défavorable, il faudrait savoir ce qu’il eût fait dans un sort favorable à ses desseins. Ainsi, quand on dit que c’est dans l’adversité qu’on connaît les hommes, c’est une sentence trop vague. L’adversité sert à détromper sur le mérite apparent, sur ce petit mérite commun qu’il est très-facile de paraître avoir, sur cette élévation qu’on affecte en vérité sans peine, quand le sort fait tout pour nous soutenir. Ainsi, dans l’adversité, les hommes laissent apercevoir leurs faiblesses ; mais il faut les voir dans la prospérité pour connaître leur mérite. Celui que le sort ne place point dans les circonstances analogues à son caractère et propres à l’exécution de ses desseins est comme un architecte dont les conceptions hardies restent inconnues de la postérité, parce qu’aucun grand monument n’est construit de son temps, comme un statuaire qui pourrait faire l’Apollon, mais qui n’a pas de quoi acheter un bloc de marbre. « Il y a, dira-t-on, des hommes qui savent créer les circonstances. Ainsi c’est toujours par une sorte d’incapacité que les autres restent enchaînés, ils ne savent pas secouer les entraves. » Cela se peut : leur talent n’est pas celui-là, et remarquez que celui qui sait, selon vous, lutter contre le sort, pourrait être plus justement regardé comme bien servi par le sort, puisque la difficulté des premiers pas à faire était justement ce qui convenait à ses moyens.

« Il ne faut pas dire : « Il n’y a pas eu d’hommes d’État dans tel pays, car s’il s’y en était trouvé, ils se seraient élevés comme Cromwell, lequel a prouvé, ainsi que d’autres, qu’il n’était pas nécessaire d’être né sur le trône. » Cela n’était pas nécessaire pour lui, mais l’était pour d’autres qui, moins en état de s’élever comme lui, ou plus scrupuleux sur le choix des moyens, sont restés simples particuliers. Si cependant ceux-ci et Cromwell fussent également nés puissants, ceux-ci eussent peut-être mieux gouverné que ce politique hardi et rusé. Cromwell, né sur le trône en temps de paix, n’eût été qu’un prince assez peu remarquable, et Marc-Aurèle, né dans l’obscurité, y fût resté.

« Si licet magnis obscura componere… Quelqu’un de puissant alors (un prince) eut de son propre mouvement[9] une intention dont je n’aurais presque sûrement voulu tirer aucun autre avantage que celui de recevoir par cette voie une de ces sortes de places que les gouvernements donnent, et qui, laissant l’indépendance, ne sont qu’un prétexte pour y joindre un revenu qui prolonge cette indépendance. J’aurais eu de la sécurité, j’aurais eu un plan de vie suivi ; mes enfants auraient été plus tôt entre mes mains, etc. J’aurais entrepris un ouvrage très-différent de ceux que j’ai faits jusqu’à ce jour, car j’aurais eu l’espoir de le finir, etc. Que serait-il arrivé ? Qu’aurait-on dit ? « Il a su arranger ses affaires. L’ordre le plus parfait a régné de bonne heure chez lui. — Il s’est sagement confiné dans une retraite bien choisie, pour y travailler plus à loisir. Son économie lui permet de se conduire avec ses amis selon sa manière de voir en cela, quand les circonstances le demandent ; et ses simples connaissances le trouvent prompt à rendre… » (Ici une lacune.)

« Sans doute nous ne pouvons juger que d’après les apparences ceux que nous connaissons très-peu, mais méfions-nous du moins de nos conclusions. Il est rare, je le répète, qu’un homme puisse être bien jugé même par ce qu’il fait. Il faudrait distinguer scrupuleusement ce qui vient du sort et ce qui vient de son âme.

« À peine on peut se juger soi-même, comment jugerait-on les autres ? Quand je jette un coup d’œil sur le passé, sur tout le non-succès de mes desseins, sur la perte de tant d’années, je me condamne, je me dis : « Il fallait prendre tel parti ; » puis je trouve qu’il a été si mal à propos de ne pas prendre ce parti que je me mets à examiner mieux les circonstances pour voir ce qui a pu faire obstacle : alors je me rappelle des choses qui me prouvent qu’en effet cette conduite qui eût été la plus sage n’a pas été praticable. Si à peine je puis voir dans un autre temps les motifs qui m’ont décidé alors, comment savons-nous les vrais motifs des actions des autres ? Et si celui qui est de bonne foi se voit toujours près de juger trop sévèrement sa propre conduite, parce qu’il ne voit que confusément une circonstance passée et qu’il oublie presque toujours une partie des obstacles qu’il a rencontrés jadis, comment ne serions-nous pas injustes lorsque nous condamnons les autres d’après un aperçu encore moins distinct et sans savoir ce qui les arrête ou les détermine ?

« Je sais bien toutefois que, si je n’ai pu faire mieux dans les circonstances où je me suis trouvé, j’ai manqué de l’art d’en faire naître de plus fécondes. Peut-être n’ai-je pas mal cultivé mon champ si étroit, mais d’autres eussent su l’agrandir.

« Je n’ai à me reprocher que des imperfections personnelles et de grandes imperfections, mais nulle faute volontaire qui ait fait le malheur de qui que ce fût, soit qu’en général le mal m’ait été odieux, soit que le sort m’ait favorisé en cela.

« Je connais combien je suis loin de ce que l’homme peut atteindre, et de ce que moi-même j’eusse désiré dans ces moments d’énergie où l’on ne sent que l’élévation du beau sans songer aux entraves terrestres. L’imagination voit un ciel d’une pureté parfaite ; mais quand l’œil veut en faire l’épreuve en quelque sorte, on découvre par degrés dans toutes ses parties ces vapeurs plus ou moins épaisses qui affaiblissent et décolorent les plus beaux jours, et qui les décolorent précisément afin que l’œil puisse trouver quelque repos.

« Il est bon d’être au milieu de la vie : les regrets et les reproches ont une place arrêtée dans nos souvenirs ; nous connaissons nos négligences, nos inadvertances, nos tiédeurs, toutes nos faiblesses. La joie nous paraît un peu ridicule, mais non le contentement. — La paix est dans notre âme, et l’indulgence dans notre cœur.

« Je sens que mes écrits auraient pu être utiles, si je les avais fait connaître davantage ; mais faire beaucoup de pas pour le succès me paraît peu digne des arts mêmes, à plus forte raison de l’art par excellence, celui d’écrire pour le bonheur des hommes.

« Vitruve dit dans sa préface (du moins cela est dans le chapitre vi, du livre II, du Selectæ e profanis scriptoribus historiæ) : « Cæteri architecti rogant et ambiunt, ut architectentur, mihi autem a præceptoribus est traditum, oportere eum qui curam alicujus rei suscipit rogari, non vero rogare. »

« On peut voir en dix endroits du Journal de l’Empire même et, entre autres, le 27 juillet 1812, combien l’intrigue est nécessaire aux succès dans la littérature même[10]. À plus forte raison des livres dont le sujet et la manière conviennent très-peu au xixe siècle français ne peuvent-ils faire sensation dans le public…

« S’il me survient assez tôt des circonstances qui me mettent en état de vivre, je me féliciterai fort d’être resté étranger au commérage du monde ; de n’avoir point eu de rapport en général avec ceux pour qui vivre, c’est être en place ; de n’avoir vu que de loin les meneurs : de n’avoir pas ajouté à mes misères leurs vaines passions et de n’avoir pas mis la main à leur petit feu d’artifice… (Ici une lacune.)

« Cette incertitude universelle nous importune et nous accable. Tout ce qui compose ce monde impénétrable semble peser sur nous. En vain on cherche le vrai, on veut faire le bien, on renonce à d’autres désirs, et on se dévouerait pour lutter contre l’erreur, contre le désordre ; en vain on demande à la nature ce qu’on doit être, ce qu’on doit faire ; en vain on dit : Sagesse, ne te connaîtrai-je point ? tout est muet : ce silence nous oppresse ; les nobles désirs et les grandes pensées nous semblent inutiles ; on ne voit que doute et impuissance, et on sent déjà qu’on va s’éteindre dans les ténèbres où ce qui est reste inexplicable, et ce qui doit être, inaccessible.

« La grandeur humaine est extrêmement vantée, mais je n’ai pas vu que l’homme pût être très-grand, en sorte que j’ai renoncé sans peine à être grand ; mais j’ai vu que l’homme pouvait être très-bon, et il faut tâcher d’être bon : je crois que j’eusse pu l’être si j’avais eu des jours moins asservis.

« De bonne heure j’ai demandé aux hommes quelle loi il fallait suivre ; quelle félicité on pouvait attendre au milieu d’eux, et à quelle perfection les avaient conduits quarante siècles de travaux : ce qu’ils me répondirent me parut étrange ; ne sachant que penser de tout le mouvement qu’ils se donnent, j’aime mieux livrer mes jours au silence et achever dans une retraite ignorée le songe incompréhensible.

« Le lieu de la retraite paraîtrait fort difficile à choisir ; n’ayant pu vivre avec un ami, j’ai des amis, ils sont épars : près de qui se fixer ? où espérer de rassembler presque ces amis qui sont en petit nombre, mais qui enfin sont plusieurs ? Faudrait-il donc vivre à Paris ? — Mais l’embarras est moins grand, plusieurs de mes amis ayant pris assez tôt, dans le temps de mes malheurs, le soin de m’apprendre que je pourrais les quitter sans scrupule lorsque je serais heureux. »




« Décembre 1812.


« Après avoir passé une partie de la vie d’une manière indécise, ne devient-il pas plus difficile de sortir de ce vague ?

« Dès le commencement j’ai désiré être fixé, non pas pour ne plus voir Paris où j’avais alors mes parents, mais pour avoir un point fixe, des habitudes constantes, des connaissances ou peut-être des amis pour toujours.

« Mais maintenant, s’il me venait enfin quelque moyen d’acquérir un coin de terre, où le chercherais-je ? — Aurais-je assez pour sacrifier deux mille écus à un voyage ?

« Épinal, Plombières, Besançon, Chambéry, lac du Bourget et lac d’Annecy, Grande-Chartreuse, Bas-Valais, Simplon, Dauphiné, côtes entre Nice et Gênes, Monaco et Hyères, ou même Cassis ou vers Collioure.

« Et dois-je chercher avec tant de soin pour quelques années rapides qui me restent d’ici à la vieillesse ?

« Préférerai-je la proximité de Paris, les facilités de tout genre qui en résultent, et l’avantage d’avoir ses premières connaissances auprès de soi ?

« Ou enfin mettrai-je au-dessus de tout la douce température, le beau ciel, l’aspect de la mer immense, et y aura-t-il quelque chose de solennel dans la paix de mes derniers jours ? Verrai-je enfin la terre du midi pour laquelle j’étais fait ? (J’ai vu depuis Marseille, mais en vain ; et d’ailleurs, qu’est-ce que Marseille ?) Serai-je ainsi isolé, et ces plus douces perceptions de l’infini me suffiront-elles dans ma faiblesse ? ou bien parviendrai-je à oublier près des boues de Paris, en jasant intimement, cette nature imposante et facile qui m’était nécessaire ?

« Aurai-je un jour à moi, ou dois-je finir comme j’ai vécu jusqu’à présent, comprimé, ignoré de ceux qui m’ont vu le plus souvent et ne sachant qu’imparfaitement moi-même ce que j’eusse été ? Quel joug a pesé sur moi ! Quelle froide destinée ! De mois en mois comme la vie s’écoule ! Il y a dix-sept ans, je voulais m’endormir à jamais ; depuis ce jour j’attends, et peut-être il se trouvera enfin que j’eusse bien fait de quitter alors cette terre sur laquelle je suis inutile, sans fortune, chargé du sort des autres et privé de bras vigoureux propres à tout. Je suis à la merci du sort, et peut-être ne trouverai-je d’autre repos que celui que je voulais alors chercher sur les neiges où l’on s’endort paisiblement[11]. On est effrayé de cette inutile consommation des jours, et on voit avec peine s’approcher le moment qui doit confirmer cette contradiction dans la vie, de devenir vieux sans avoir vu que l’on fût jeune.

« Malgré le vague qu’il y eut presque toujours dans mes projets à cause de ma position, tout se rattacha à peu près à deux idées dominantes. Celle que je n’abandonnai point, celle qui peut-être convenait le plus à mon caractère, et qui bientôt s’accorda seule avec des parties irrévocables de ma destinée, ce fut l’idée d’une retraite profonde, mais commode.

« Je n’imagine rien de plus doux sur la terre humaine telle qu’elle est que de se confiner avec une femme tranquille et aimable dans une cabane heureusement située. Voilà peu de chose en un sens, mais je ne l’aurai jamais[12].

« Qu’on me donne cette demeure que j’imagine, que pour ainsi dire je vois tous les jours ; et qu’ensuite on entreprenne de me décider à la quitter.

« La maison est à quatre cents pas du lac sur un sol incliné faiblement, et couvert d’une herbe courte que paissent les bestiaux. La grève où s’étendent tous les jours les ondulations de l’eau est interrompue en quelques endroits par des rocs qui ne sont jamais submergés et contre lesquels se brisent les vagues, dès que le vent du sud a régné durant quelques heures.

« La vallée paraît fermée de toutes parts, mais les collines s’abaissent vers le couchant. Au nord-est, on voit des cimes couvertes d’une neige éternelle, mais de hauts sapins ombragent tous les rochers qui entourent le vallon. Les sources se réunissent en un torrent qu’au milieu même de l’hiver nous pouvons entendre durant la nuit et qui, pendant la saison où le soleil pénètre jusque dans les ravins des glaciers, se précipite avec violence et agite au loin, malgré le calme de l’air, le vaste bassin où il s’engloutit.

« Le vallon est salubre, mais solitaire ; il n’est point stérile, mais il n’est pas fécond. Peu de culture, peu d’industrie ; un seul village à un quart de lieue derrière un promontoire. Du point où nous sommes, on n’aperçoit que deux vacheries au-dessus des bois, et plus près de nous une seule maison de paysans. La tranquille et nombreuse famille qui l’habite s’occupe uniquement d’élever des abeilles et d’entretenir les filets avec lesquels elle fournit de poissons l’auberge du village et une autre qui est à demi-lieue de là sur une route très-fréquentée. Il y a dans ce village un château, une grande manufacture et un pasteur estimable ; nous pourrons donc avoir des connaissances un jour, quand le bonheur ne nous suffira plus. En attendant, nous ne voyons que cet ecclésiastique ; nous le voyons parce qu’il s’est présenté, parce qu’il est tel que nous eussions pu désirer un voisin, et parce qu’il paraît avoir besoin de ces distractions auxquelles, nous, nous ne songions pas.

« Derrière la maison est un enclos où sont rassemblés des légumes et des fruits. Un ruisseau, qui ne tarit point, le traverse dans sa longueur, et un bois de châtaigniers le couronne. Le produit annuel de ces châtaigniers suffit à nos besoins : je n’ai pas d’autre domaine.

« Des chèvres, des canards, des poules et des paons forment à peu près tout le peuple de nos serviteurs : ou plutôt ils exigent des soins ; et des soins assidus, mais exempts d’inquiétude, s’accordent très-bien avec le paisible mouvement de nos journées. « Pour moi, je ne manque point d’occupations importantes ; tantôt je dirige l’eau dans le potager, tantôt j’écarte la neige qui embarrasserait les sentiers. Une fois même, par un travail assez considérable, je me suis emparé d’une eau qui se perdait à plus de cinq cents toises d’élévation et qui, en formant un marécage, aurait causé un jour quelque dangereux éboulement. Elle forme maintenant une cascade à l’endroit où commence… » (Ici la page est déchirée et l’on n’a pas la fin du morceau.)

J’épuiserai enfin le petit trésor manuscrit qui a été mis à ma disposition, en indiquant quelques vers de la jeunesse de Sénancour, une romance sur le rossignol, une espèce d’épître intitulée : J’ai vu, dans la forme, sinon dans le genre de la pièce attribuée à Voltaire, et qui fut composée à vingt-six ans. J’aime mieux compléter mes citations par la page suivante, qui est de l’entière maturité de l’auteur et qui consomme son propre jugement sur lui-même :

« Il y a, dit-on, dans mes écrits trop de vague et trop de doute.

« Je pense que ce reproche tombera et que c’est précisément par cette sorte de tendance que peut-être mes écrits devancent les temps. C’est par le vague qu’on s’approche de l’universalité, c’est par le doute qu’on s’éloigne moins de la vérité.

« Mes écrits paraîtront sombres, et l’on ne manquera pas d’y voir un effet du malheur qui m’a poursuivi. Je crois que l’on se trompera. D’ailleurs le malheur devrait à la longue influer bien plus sur mon humeur que sur mes opinions : or, j’aime extrêmement la gaieté de l’intimité, et je rirais comme un autre, quoique je sente le poids de cette main de fer qui reste appuyée sur moi : mais je pense que c’est dans ce qu’on appelle (bien ou mal) mélancolie que nous trouverons les lumières désormais utiles.

« Dans ces siècles d’affectation et d’apparence, il aurait pu arriver que je fusse le seul qui entendît, qui voulût entendre ces regrets profonds que l’étude des choses inspire, seule voie sans doute qui puisse ramener les hommes au bonheur. Cependant il s’est trouvé que bientôt après M. de Chateaubriand, qui avait vu l’Amérique, a écrit éloquemment dans ce genre ; Mme de Staël paraît avoir aussi senti l’étendue de nos pertes, mais la société a détourné ses idées ; l’intention de jouer un rôle absorbe toutes celles de M. de Chateaubriand : le dénûment rendra les miennes inutiles. « C’est ainsi que dans tous les genres tout reste à recommencer sur la terre. »

Une partie de ces remarques a pu être imprimée déjà, mais on a ici la pensée au complet et dans toute sa sincérité.

Un dernier mot sur le seul acte public de la vie de Sénancour. — Dans le procès qui lui fut intenté au mois d’août 1827 à cause de son livre, le Résumé de l’Histoire des Traditions morales et religieuses, où l’avocat du roi, Levavasseur, croyait trouver à chaque phrase l’intention manifeste de détruire la croyance à la divinité de Jésus, M. de Sénancour, défendu par Me Berville, voulut présenter lui-même au tribunal quelques explications. Il fit observer que nulle part dans son ouvrage on ne trouvait l’empreinte de la passion : « Je n’ai jamais, disait-il, attendu des temps de trouble aucun avantage personnel… Ce livre n’avait pas pour objet d’être orthodoxe, mais on y demande la tolérance en faveur des cultes, comme entre les cultes,… et je n’approuverais pas plus l’exigence, au nom de la philosophie, que l’intolérance sous le prétexte du dogme… En 1798, j’ai été arrêté dans le Jura, parce que je n’avais pu obtenir un passeport. Les gendarmes, qui venaient de saisir mon contrat de mariage, me conduisirent à Besançon, comme jeune prêtre déporté, mais rentré pour fanatiser les campagnes. Aujourd’hui, je serai l’apôtre de l’irréligion : ce sera avec autant de justesse… » — Condamné en police correctionnelle, le 14 août 1827, M. de Sénancour fut acquitté en appel devant la Cour royale de Paris, dans une audience présidée par le premier président Séguier (22 janvier 1828). Cet acquittement, qui ne manqua pas de solennité, fut une satisfaction donnée à l’opinion publique.



  1. Ces pages, qui complètent ce que j’avais précédemment écrit sur les ouvrages de M. de Sénancour, ont servi de préface à la seconde édition d’Oberman (1833).
  2. C’est l’ode de Victor Hugo :

     
    Ami, j’ai compris ton sourire
    Semblable au ris du condamné…


    Cette ode, d’abord adressée à R. (Rabbe), fut si mal accueillie que le poëte en changea la suscription et mit À Ramon, duc de Benav…

  3. On perdrait sa peine à chercher quel pouvait être ce nom qui me paraissait indigne de souvenir : le puritanisme de la jeunesse me faisait plus sévère qu’il ne fallait et me rendait injuste.
  4. M. Bastide était alors en Angleterre. — Le politique chagrin ne m’a jamais pardonné (le croirait-on ?) ce témoignage public de sympathie que je lui donnais dans son passé littéraire. Il fut, dans le temps, très-contrarié de ce souvenir, et il trouva depuis l’occasion de me marquer son peu de bon vouloir. Il y a des âmes qui ne croient jamais mieux montrer leur force qu’en se revêtant de rudesse. C’est grâce perdue que de leur sourire.
  5. M. de Sénancour était affligé d’une faiblesse singulière des bras qui, dans un homme d’une constitution primitivement assez forte, étaient comme ceux d’un enfant.
  6. L’état militaire.
  7. Cette phrase est très-raturée et surchargée dans le manuscrit ; elle est claire, mais elle n’est pas nette.
  8. À propos de l’étroitesse de condition où fut toujours confiné et comme écrasé Sénancour, j’ai cité ailleurs ce que Pindare et ce que Gœthe ont dit de la richesse ; et Bossuet lui-même, dans une lettre au maréchal de Bellefonds, a dit : « Je n’ai, que je sache, aucun attachement aux richesses ; néanmoins, si je n’avais que le nécessaire, si j’étais à l’étroit, je perdrais plus de la moitié de mon esprit. » — Qu’on veuille un peu songer à la différence qu’il y a pour le point de départ et pour l’emploi des facultés entre un duc de Luynes et un Sénancour.
  9. Ce passage est obscur. Sénancour, après avoir écrit un prince, a effacé le mot pour mettre quelqu’un de puissant alors. Il ressort de ce passage qu’à un instant donné il y eut chance pour Sénancour d’obtenir, par la bonne grâce spontanée d’un personnage puissant, ce qu’on appelle une position ou une sinécure. Mais où ? mais quand ?… Il n’a eu garde de s’expliquer davantage.
  10. Dans un article du Journal de l’Empire sur le Génie de l’Homme, par Chénedollé, Dussault se demandait pourquoi cet ouvrage distingué n’avait pas fait plus de sensation dans le public, et il en attribuait en partie la cause au peu d’intrigue de l’auteur : « Malheur aujourd’hui, disait-il, à l’écrivain qui n’a que du talent et qui ne connaît que l’art poétique ! »
  11. L’idée de suicide a dû traverser souvent la pensée d’Oberman, et même lui être habituelle dans un temps ; je trouve encore sur un papier cette pensée : « La vie n’est bonne que quand nous agissons autant sur le monde que le monde sur nous ; mais quand les choses nous heurtent, nous harcèlent sans que nous puissions réagir puissamment, quand nous n’avons plus que la défensive, il serait temps de se retirer. »
  12. Je trouve deux pensées isolées, qui se rapportent bien à ce rêve de retraite heureuse : « Mai. — Quand on a fatigué ses yeux de merveilles inutiles et son cœur de leur triste silence, on sent profondément que tous les chefs-d’œuvre de l’art ne valent pas un accident de la nature, ni des années consumées dans la capitale du monde une heure heureuse sous les pins sauvages auprès de celle qui nous aime. » Et encore : « Quand le vent soufflant par intervalles dans cet espace désert, couvert de rocs immobiles, fait résonner les touffes des genêts et les branches des jeunes pins épars, il me semble entendre les amers soupirs d’un captif sous les voûtes muettes. »