Portraits contemporains/Tome 1/Béranger/Chansons nouvelles, 1833

Michel Lévy frères, éditeurs (Tome premierp. 119-142).

BÉRANGER.

1833.
Chansons nouvelles et dernières[1].

Il est dans l’histoire de l’humanité un premier âge où les poëtes ont exercé une fonction publique, sacrée, un sacerdoce populaire. La poésie alors, orale, vivante, forme naturelle et souveraine, support et enveloppe de tout, de la science, de l’histoire, de la morale, du culte, tenait au fond même de l’existence d’une race, et enserrait, comme en un tissu merveilleux, mœurs, exploits, souvenirs, les dieux et les héros d’une nation. C’était le règne du chant ; le chant qui vole à l’oreille saisie, en s’échappant de la bouche des hommes divins qu’avait doués la Muse, courait sur les masses assemblées, et tendait en mille sens une chaîne ailée, invisible, qui suspendait les âmes. Chaque génération savait et redisait par le chant la tradition du passé, l’augmentant, la variant sans cesse, ignorant l’auteur ou les auteurs de ces poëmes, et les attribuant à des personnages fabuleux. En Grèce, en Arabie, dans l’Inde, ainsi se perpétuèrent et grossirent, durant des siècles, des trésors de récits et de chants qui sont le plus complet réservoir comme la plus pure essence de la vie de ces peuples aux époques primitives. Avec l’écriture, avec l’observation et l’analyse naissantes, commença un autre âge pour la société. La religion, désertant peu à peu son immense et vague domaine, se replia dans les cérémonies du culte ; la science fit effort, se détacha et subsista d’une vie propre ; la philosophie fonda ses écoles ; l’histoire établit des registres plus ou moins scrupuleux. Par suite de ce démembrement et de ce développement sur tous les points, le poëte cessa d’être un organe indispensable et permanent, un précepteur social, un guide ; son individualité dut se creuser une place à part et se restreindre à un emploi plus spécial du talent ; il aborda, la plupart du temps, des genres curieux et délicats, qui réussirent auprès des lettrés, des oisifs ou des princes. Au théâtre pourtant, il y eut encore pour lui une chance ouverte de popularité et d’action vaste, immédiate, dont plus d’un génie s’empara ; mais cette ressource même du théâtre paraîtra bien bornée pour le poëte, si on la compare à l’influence première.

Il est vrai que chez nous, nations modernes, nations d’Occident, les choses se passèrent, à l’origine, d’une façon moins simple et moins grandiose que dans l’antiquité ou dans l’Orient. L’empire du chant, de la poésie naïve et primitive, n’eut jamais l’étendue et l’importance que jadis il obtint là-bas ; la vieille société antérieure y mettait obstacle ; la théologie, la grammaire, l’histoire, toute grossière qu’elle était, intervinrent au berceau, et entravèrent mainte fois les couplets de poésie par où s’essayaient les modernes instincts populaires. Dans notre France surtout, de ce côté-ci de la Loire, au sein des provinces centrales et passablement prosaïques de Picardie, Berry et Champagne, il n’y eut guère, à aucune époque, de poésie populaire proprement dite, de poésie vivante et chantée ; seulement la malice des fabliaux circula ; la moquerie, la jovialité de certains mystères, répondirent au bon sens railleur et matois des populations. Une disposition invincible à narguer et à chansonner les gens de loi, les gens d’église, les puissants, le beau sexe et les maris, devint un des traits persistants du caractère national. Rabelais, Molière, La Fontaine, Beaumarchais, puisèrent abondamment dans cette humeur indigène. Au-dessous d’eux, elle eut assez de quoi s’entretenir et s’égayer sur l’orgue de Barbarie, la vielle et l’épinette, aux parades de la foire Saint-Laurent, loin, bien loin du concert adouci et pompeux de la littérature plus noble, qui charmait l’écho des terrasses royales ou les salons des Mécènes.

Toutes les fois que cette littérature noble n’avait pas dédaigné l’autre source réelle et naturelle du fonds national, et qu’elle s’y était franchement trempée, elle y avait acquis une vie et comme une allégresse singulière, et s’était sauvée de l’affadissement. Les quatre grands noms que nous venons de citer sont une preuve de ce que le génie cultivé gagnait à cette alliance. Mais, jusqu’à nos jours, l’esprit national, en ce qu’il a de plus vif et de plus essentiellement poétique, n’avait pas fait irruption encore dans la littérature que j’appellerai d’étude et d’art, ou, si l’on veut, cette littérature, sur le point essentiel et le plus saillant, n’était pas descendue à lui ; elle n’avait pas atteint juste à l’endroit le plus sonore ; la disposition chantante, l’humeur chansonnière n’avait jamais été grandement ni délicatement mise en jeu ; on l’avait laissée fredonner au hasard, courir par les goguettes ou sous le balcon du Mazarin, et s’abandonner, satirique ou bachique, à une irrégularité et à une bassesse qui, littérairement, semblaient sans conséquence. Collé et Panard, tout au plus, avaient un peu relevé la chanson quant au rhythme, mais en la laissant, du reste, dans une sphère d’idées bien inférieure. Jean Passerat, l’un des auteurs de la Satyre Ménippée, était encore le seul, avant Béranger, qui eût imprimé au couplet, au quatrain politique, une véritable perfection littéraire.

Béranger est venu, et il a résolu la question pour les esprits cultivés d’une part, et pour le peuple de l’autre. Écrivain exquis et consommé, il s’est mêlé aux instincts, aux ironies, à la malice et aux émotions de tous, et, s’emparant de cette faculté chantante qui avait longtemps détonné, il en a tiré un parti plein d’à-propos, de finesse et de grandeur. En demeurant le plus individuel des poëtes, aussi bien que le plus accompli des artistes, le chansonnier a su devenir le plus populaire, le seul même qui réellement l’ait été en France, depuis des siècles, en ce sens que, durant quinze années, ses œuvres, partout retentissantes, auraient pu, à la lettre, vivre et se transmettre sans l’impression. L’état moral où il a trouvé la population française prêtait beaucoup, il est vrai, à cette inoculation soudaine d’une poésie qu’aiguiserait le chant. Ce n’était plus une aveugle exaspération suivie de lassitude et de repentir, comme sous la Ligue ; ce n’était plus l’étourderie émoustillée de la Fronde : de graves événements avaient illustré, mûri, moralisé ce peuple sur lequel Gargantua s’était permis autrefois de si inconcevables licences ; 89 et Napoléon avaient enseigné, inculqué à tout jamais au tiers état la dignité de l’homme, l’énergie civilisatrice, et lui avaient fait un besoin des plus mâles et inviolables sentiments. Mais en même temps, par un fonds d’ancienne humeur franche, ce bon peuple avait gardé ses facultés légères et pénétrantes, sa grâce amoureuse, son rire prompt et subtil, et ses retours épicuriens jusqu’au sein des publiques douleurs. Jean de Paris, en un mot, pour prendre le type le plus reconnaissable entre tant de figures picardes, beauceronnes ou champenoises, entre les autres Jean de Chartres, Reims ou Noyon, Jean de Paris, que Béranger a chansonné dans son dernier volume, est resté vrai après 89 comme devant, après Waterloo comme après les trois jours, du temps de Charlet comme du temps de Rabelais. Le grand art de Béranger, son coup de maître et à la fois de citoyen, a été de rallier tant de fines, d’éternelles observations, héritage de Molière et de La Fontaine, autour des sentiments actuels les plus enflammés, d’appeler les qualités permanentes de la nation au foyer des émotions nouvelles, de lier les unes et les autres en faisceau indissoluble, de grouper les Gueux, même Frétillon, ou Madame Grégoire, sous les plis du glorieux Drapeau, la Sainte Alliance des Peuples formant la chaîne aux collines d’alentour, et le Dieu des Bonnes Gens bénissant le tout.

Ce qui caractérise Béranger entre ceux de nos poëtes contemporains les plus justement célèbres, c’est d’avoir tous les traits purs du génie poétique français, de reproduire en plein ce génie dans tous les sens, d’y atteindre naturellement par tous les bouts : bon sens, esprit, âme, il réunit en lui ces qualités éminentes dans une mesure complète, auparavant inconnue, mais qui ne pouvait se rencontrer que chez nous. À lire nos autres poëtes vivants, on sent toujours, même chez les plus instinctifs, quelque chose qui transporte ailleurs, qui nous jette en d’autres contrées, en d’autres souvenirs, qui rappelle que Pétrarque et le Tasse ont gémi, que Goethe et Byron sont venus. Chez Béranger, rien de tel : et toutefois il est autant contemporain du siècle, autant avancé dans l’avenir, qu’aucun. Il n’a guère fait dans sa vie, je crois, de plus long voyage que celui de la rue Montorgueil à Péronne ou peut-être à Dieppe, et en vérité il n’a pas eu besoin d’en voir davantage. La Fontaine n’en a pas plus fait ; Boileau était allé, au plus loin, jusqu’à Namur, et Racine jusqu’à Uzès. Béranger tient au terroir ; la nature qu’il peint à la dérobée et qu’il aime, ce sont nos cantons fleuris, notre joli paysage entrecoupé, des vignes, des bois, de petites maisons blanches, Passy, même Surène. Son amour inconstant et un peu sensuel dans sa tendresse en est resté à la bonne vieille mode de nos aïeux, à la mode de ma Mie et du bon roi Henri, avant la nouvelle Héloïse et Werther. Je reconnais, dans sa Lisette, la petite-fille de Manon, ou de cette Claudine que courtisa La Fontaine[2]. Quant au dieu de Béranger, c’est un dieu indulgent, facile, laissant beaucoup dire, souriant aux treilles de l’abbaye de Thélème[3], n’excommuniant pas l’abbé Mathurin Regnier, pardonnant à l’auteur de Joconde, même avant son cilice ; c’est un dieu comme Franklin est venu s’en faire un en France, comme Voltaire le rêvait en ses meilleurs moments, lorsque, d’une âme émue, il écrivait : Si vous voulez que j’aime encore… Théologie, sensibilité, peinture extérieure, on voit donc que chez Béranger tout est vraiment marqué au coin gaulois : qu’on ajoute à cela un bon sens aussi net, aussi sûr, mais plus délié que dans Boileau, et l’on sentira quel poëte de pure race nous possédons, dans un temps où nos plus beaux génies ont inévitablement, ce semble, quelque teinte germanique ou espagnole, quelque réminiscence byronienne ou dantesque.

Pour achever le contraste, tandis que les génies poétiques de ce temps trahissent, presque tous, en leurs vers une allure plus ou moins aristocratique, soit par culte de l’art, soit par prédilection du passé féodal, soit par mystérieuse chasteté d’idéal dans les sentiments du cœur, Béranger est le seul poëte qui, indépendamment même du choix des sujets, ait gardé la rondeur bourgeoise, l’accent familier, la tournure d’idées ouverte et plébéienne ; par où encore il semble descendre en droite ligne de cette forte lignée à tempérament républicain, qu’on suit, sans hésiter, dans les trois derniers siècles, et de laquelle étaient Étienne de La Boëtie, les auteurs de la Ménippèe, Gassendi, Guy Patin, Alceste un peu je le crois, et beaucoup d’autres.

Le dernier volume que Béranger vient de publier comme adieux achève de nous dessiner le poëte. C’est une magnifique et inespérée terminaison d’une œuvre qui paraissait close. La circonstance la plus apparente dans la carrière du chansonnier, l’occasion politique, qui avait décidé du cours de sa verve, venait de manquer brusquement, après quinze ans d’escarmouches et de combats : il semblait qu’il fût désarmé par le triomphe. Le côté individuel de son talent, les sentiments capricieux ou tendres qu’il avait si heureusement entrelacés mainte fois, comme des myrtes autour de l’épée, lui restaient sans doute ; il pouvait s’y récréer à l’aise : mais s’en tenir là, après la vaste action publique qu’il avait exercée, c’était déchoir. Quant à continuer contre toutes sortes de survenants nouveaux la même guerre exactement qu’il avait faite à leurs devanciers, j’avoue que, quelque tentante à certains égards qu’eût été l’entreprise, il y avait des difficultés presque insurmontables, et que les chances de poésie et de succès populaire avaient un peu changé. La Restauration, en effet, provoquait haine, risée par contraste, indignation guerrière, accord passionné en vue d’un prochain espoir. La déception, dont de nobles vœux ont été récemment l’objet, provoque avant tout une épaisse amertume, un dégoût abattu qui ne laisse guère de place à l’alerte moquerie, un sentiment pensif et sérieux, qui se relèvera peut-être dans la patience, mais qui n’a pas pour la chanson l’entrain de la colère. Outre ces difficultés générales, qu’on pourrait indiquer plus au long, il y en avait de particulières à Béranger ; pour mille raisons, ce qu’il avait fait la première fois n’était pas à recommencer de plus belle. On attendait pourtant de toutes parts, on réclamait de lui quelque accent de réveil. Qu’a-t-il donc imaginé, le poëte ? par où s’est-il racheté ? par quelle combinaison toute neuve de sujets et de chants a-t-il trouvé moyen de satisfaire aux convenances morales de l’âge, des rapports privés, à l’attente du pays et à sa propre gloire ?

D’abord, bien que la couleur politique, à proprement parler, ne soit pas celle qui domine dans le volume, Béranger, en quatre ou cinq places mémorables, a fermement marqué sa pensée, sa sympathie et ses pressentiments prophétiques dans le duel qui se continue ; par son éloge de Manuel, par son Conseil aux Belges. par la Restauration de la Chanson, et surtout par sa Prédiction de Nostradamus, il a fait acte de présence dans les rangs de la pure démocratie ; il a d’avance (bien qu’à une date inconnue) signé de son nom imposant les registres de la Constitution future. Sans entamer une guerre de personnes aussi active et aussi acérée qu’autrefois, il a atteint les hommes sous les choses ; aux environs d’un trône noirci qu’on rebadigeonne, parmi les affamés de ces miettes de l’Ogre, dont il nous faut payer la carte, plusieurs ont dû se sentir peu agréablement chatouillés. Ces quatre ou cinq pièces politiques, jointes à tant de délicieuses chansons personnelles, d’une inspiration et d’une fantaisie intimes, telles que Mon Tombeau ; Passez, jeunes Filles ; le Bonheur ; Laideur et Beauté ; la Fille du Peuple, et ce sémillant Colibri, qui est le lutin familier du maître et la personnification éthérée de sa muse comme est la Cigale pour Anacréon ; toutes ces pièces ensemble auraient suffi à composer un charmant recueil final, digne assurément de ses aînés, et la dernière couronne eût brillé verdoyante encore, pour bien des saisons, au front du citoyen et du poëte. Mais, si le volume n’avait contenu que ces deux ordres de pièces, les plus neuves et originales beautés qui illustrent celui-ci y auraient manqué.

Béranger avait déjà tenté précédemment d’élever la chanson jusqu’à un genre de grande ballade historique ou philosophique dont on n’avait pas idée en France auparavant. Les Souvenirs du Peuple et les Bohémiens avaient fait entrevoir tout ce qui pourrait sortir de ce magnifique développement poussé à son terme. Il était seulement à craindre qu’un progrès si tardif, qui transportait et concentrait sur des sujets vastes, presque désintéressés, et dans une atmosphère plus calme, les facultés du poëte, n’allât pas assez loin en richesse abondante et en fertilité majestueuse. Béranger, dans ce dernier volume, en donnant le rôle principal aux chansons et ballades de cette espèce, a su triompher de toutes les difficultés nouvelles qu’il se créait. La variété, la couleur et l’émotion y circulent comme dans ses autres produits des saisons antérieures et des régions plus embrasées. Quelques-unes de ces pièces, telles que le Juif errant, sont purement poétiques, artistiques ; l’inspiration de cette admirable ballade, en effet, c’est la perpétuité de la course maudite, la folle rage du tourbillon : la moralité n’y vient que d’une façon détournée et secondaire ; on n’a pas le temps de l’entendre. Ailleurs, comme dans Jeanne la Rousse, la poésie, éludant le côté sévère et périlleux du sujet, c’est-à-dire le braconnier, tourne au sentiment, à la complainte gracieuse et touchante. Mais dans les Contrebandiers, le poëte n’élude rien ; il accepte la question sociale dans son énormité, il la tranche avec audace ; l’air pur du sommet des monts l’a enivré, et sa voix, que redit et renfle l’écho des hautes cimes, ne nous est jamais venue si sonore. Les Contrebandiers ne sont pas seulement, comme les Bohémiens, un délirant caprice de vie aventurière, de liberté sans frein et de migration sans but ; les Contrebandiers ne sont pas les enfants perdus et incorrigibles des races dispersées ; ce sont, comme Béranger le conçoit, les sentinelles avancées, les éclaireurs hasardeux d’une civilisation qui s’approche :

Nos gouvernants, pris de vertige,
Des biens du ciel triplant le taux,
Font mourir le fruit sur sa tige,
Du travail brisent les marteaux,
Pour qu’au loin il abreuve

Le sol et l’habitant,
Le bon Dieu crée un fleuve ;
Ils en font un étang.

Et plus loin :

À la frontière où l’oiseau vole,
Rien ne lui dit : Suis d’autres lois.
L’été vient tarir la rigole
Qui sert de limite à deux rois.
Prix du sang qu’ils répandent.
Là, leurs droits sont perçus.
Ces bornes qu’ils défendent.
Nous sautons par-dessus.

Toute cette fantaisie rapide d’une allégresse indisciplinée, cette flamme voltigeante de poésie, qui, dans les Bohémiens, s’évapore en quelque sorte à travers l’air et n’aboutit pas, vient donc, dans les Contrebandiers, se rejoindre à un fonds de pensées lointaines, mais réalisables, auxquelles elle jette un merveilleux éclair. C’est à ce même fonds social, humain, d’une civilisation plus équitable et vraiment universelle, opposée aux misères de la nôtre, que sont puisées les inspirations si amèrement belles du Pauvre Jacques et du Vieux Vagabond. On ferait preuve d’un esprit bien superficiel en n’y voyant que des accidents particuliers auxquels se serait pris le poëte : Béranger a dramatisé, sous ces figures populaires, toute une économie politique impuissante, tout un système d’impôts écrasants ; il a touché en plein la question d’égalité réelle, du droit de chacun à travailler, à posséder, à vivre, la question, en un mot, du prolétaire. Les Quatre Âges abordent le même sujet sous forme directe, sur un ton de lyrisme grave et didactique : c’est l’hymne auguste du philosophe, ce sont les vers dorés de la science nouvelle.

Nous voilà, en apparence, bien loin de la chanson, et réellement nous avons atteint et passé les dernières limites ; le champ est parcouru dans tous les sens, toutes les collines à l’horizon sont gravies. Une fois à cette hauteur, on peut tirer l’échelle ; il n’y a plus un coin de chanson vacante où mettre le pied. Et, en effet, il est à remarquer que, tandis que d’autres éminents poètes de nos jours, MM. de Lamartine et Hugo, par exemple, ont engendré de si nombreux imitateurs, Béranger n’en a eu, à vrai dire, aucun, quoiqu’il soit le plus populaire. Il a clos, après lui, le genre qu’il avait ouvert le premier. En sa spirituelle préface, le chansonnier semble regretter qu’aucun de nos jeunes talents ne se soit essayé dans une voie qu’il croit fertile encore ; ce conseil et ce regret, j’ose le dire, tombent à faux. Sans doute on chante, on chantera longtemps et toujours en France. L’esprit gaulois, nous l’avons remarqué déjà, est imprescriptible, et il se perpétue par une veine facile, même sous les nouvelles qualités sérieuses qu’il a acquises. Aussi comptons-nous bien que quelque grand poëte succédera assez tôt pour ne pas laisser s’interrompre la postérité directe et si française de Rabelais, Régnier, Molière, La Fontaine et Béranger. Mais sous la forme particulière dont Béranger a fait usage, la mise en œuvre de cet esprit national nous semble pour longtemps interdite. Un tel à-propos et un tel bonheur, exploités par un génie qui a su si complètement s’en rendre compte, sont un coup unique dans une littérature[4].

J’ai peu à dire de la préface dont tout le monde aura admiré le ton simple, l’aisance délicate, et cette clarté vive et continue qui caractérise la prose de Voltaire. Mais il est deux autres prosateurs que cette préface de Béranger m’a fortement rappelés par la multitude de traits fins, de pensées sous forme d’images sensibles, et de comparaisons brèves dont elle est comme tissue. J’ai noté un petit paragraphe, à la page 32, qui, à l’archaïsme près, est écrit tout à fait dans le procédé de métaphores courantes de Montaigne. Quand Béranger dit que « le pouvoir est une cloche qui empêche ceux qui la mettent en branle d’entendre aucun son ; » et ailleurs « qu’il est des instants, pour une nation, où la meilleure musique est celle du tambour qui bat la charge ; » et encore, lorsqu’il compare les prétendus faiseurs de la révolution de Juillet à ces « greffiers de mairie qui se croiraient les pères des enfants dont ils n’ont que dressé l’acte de naissance ; » cela me paraît étonnamment rentrer dans le goût des locutions familières à Franklin. Ainsi, pour exprimer que trop souvent la pauvreté ôte à l’homme le sentiment de fierté et de dignité personnelle, Franklin disait : « Il est difficile à un sac vide de se tenir debout ; » ainsi, dans le Bonhomme Richard : « Un laboureur sur ses pieds est plus haut qu’un gentilhomme à genoux. » Comme Franklin, dont jeune il apprenait le métier à Péronne, dont plus vieux il renouvelle l’ermitage à Passy, Béranger a l’imagination du bon sens[5]. — Un art ingénieux et délicat règne insensiblement dans la distribution du recueil, dans l’ordonnance et le mélange des matières, dans ces petits couplets personnels jetés comme des sonnets entre des pièces d’un autre ton, et surtout dans ce soin scrupuleux de faire revenir tous les noms des amis et anciens bienfaiteurs comme on ramène les noms des héros au dernier chant d’un poëme. Il y a là une noble recherche d’égards, et aussi une douce science de composer, d’assortir son œuvre et sa vie comme un bouquet odorant, non moins suave qu’impérissable.

4 mars 1833.




Je ne me dissimule pas, en les relisant, que ces articles sur Béranger peuvent aujourd’hui paraître un peu disproportionnés. Il y avait en moi, dans ces années, un trop-plein de sensibilité et d’enthousiasme, un besoin d’admirer et de pousser à l’idéal chaque objet de mon culte, tellement qu’il n’aurait pas été inutile, pour continuer de paraître vrai, que l’objet disparût presque aussitôt, et moi-même peu après. Mais au lieu de cela nous vécûmes, et la réalité, comme toujours, amena avec elle ses diminutions et ses mécomptes. Je ne saurais mieux définir le sentiment de profonde affection et comme de piété que je portais alors jusque dans la critique littéraire, qu’en rappelant un passage de mon roman de Volupté, où Amaury s’écrie (chap. xxi) : « … Dans les Lettres mêmes, il est ainsi des âmes tendres, des âmes secondes, qui épousent une âme illustre et s’asservissent à une gloire : Wolff, a dit quelqu’un, fut le prêtre de Leibnitz. Dans les Lettres sacrées, Fontaine suivait Saci, et le bon Camus M. de Genève. Oh ! quand il m’arrivait d’entrer pas à pas en ces confidences pieusement domestiques, comme ma nature admiratrice et compréhensive se dilatait ! comme j’aurais voulu avoir connu de près les auteurs, les inspirateurs de ces récits ! Comme j’enviais à mon tour d’être le secrétaire et le serviteur des grands hommes !… » On se figure aisément combien j’eus à rabattre de cette sensibilité excessive dans le commerce habituel et prolongé des amours-propres. Presque chacune de ces biographies fournirait matière à un petit appendice à l’appui de La Rochefoucauld et aurait ainsi son revers. L’Étude sur Béranger ne fut pas sans amener ses incidents. On peut voir dans la Correspondance, publiée par M. Paul Boiteau, les lettres du célèbre chansonnier qui se rapportent à ces articles (7 octobre, 21 novembre, 3 décembre 1832, et 5 mars 1833). L’amitié resta entière entre nous jusqu’à la publication de mon roman de Volupté, qui, je ne sais pourquoi, déplut fort à Béranger par son esprit, et même lui porta ombrage en quelques endroits. La même Correspondance renferme une lettre de Béranger (9 décembre 1834) en réponse à l’une des miennes, par laquelle je m’étais plaint à lui de ses soupçons. Pour mieux fixer cette première altération dans nos rapports, je ne crois pouvoir rien faire de mieux que de mettre ici deux de mes lettres adressées à Béranger en 1834 et 1835, et qui m’ont été rendues par MM.  Perrotin et Boiteau. Autant vaut qu’elles soient publiées par moi qu’après moi.

Voici la première, qui exprimait mes plaintes pour certains propos qui me revenaient de Passy :


« Mon cher Béranger,

« Bien que j’eusse bien pris la résolution de me taire vis-à-vis de vous jusqu’à ce que le hasard me fit vous rencontrer, je crois pourtant sentir qu’il est mieux de vous demander franchement en quoi et comment j’ai pu avoir tort envers une personne que j’ai toujours fait profession d’honorer autant que vous. Il me revient encore récemment que vous avez fait dire à un tiers que vous n’avez pas pris parti contre lui dans l’affaire de M. Sainte-Beuve[6], et que même vous aviez à vous plaindre de moi. Si ce tiers n’a su de quoi il était question, comme cela a dû lui paraître, je ne le sais pas davantage ; et, en général, ce qui m’a été le plus clair depuis plusieurs mois, c’est que vous pensiez avoir quelque sujet de plainte sur mon compte et le disiez assez volontiers à beaucoup de personnes. On ajoutait que vous vous étiez reconnu dans un portrait du livre que je vous ai porté, la dernière fois que je vous ai vu. Cela d’abord m’a paru difficile, car je puis vous assurer en toute bonne foi que vous n’êtes pour rien dans aucun de ces portraits. Il y en a deux (à l’endroit qu’on m’indiquait)[7] de fort clairs, et si j’eusse voulu vous mettre dans le troisième, il ne m’eût pas été difficile de le faire plus reconnaissable. Mais vous n’êtes pas ce troisième, et même, à vrai dire, personne ne l’est, puisque les traits sont assez généraux pour convenir à deux ou trois personnes dont aucune ne serait vous. Quant au paragraphe qui suit ces trois portraits, et où vous auriez, m’a-t-on dit, trouvé quelque trait offensant, une lecture un peu moins prévenue vous aurait fait voir qu’il ne s’agissait plus des trois portraits précédents, mais de traits nouveaux s’adressant à d’autres caractères qui ne sont qu’à peine indiqués, et auxquels on ne pourrait, à moins d’être bien devin, rattacher aucun nom propre. Je rougis presque d’avoir à entrer dans ces détails, s’il y avait à rougir de demander un éclaircissement d’amitié à une personne comme vous. Hors ce point, je ne sais en quoi vous me faites des reproches. Pour moi, je vous l’avoue, je me croirais plutôt en droit de vous en adresser pour avoir cru aisément à une offense, sans vous en éclaircir auprès de moi, et pour avoir dit d’abord à beaucoup ce que j’aurais dû savoir de vous l’un des premiers. Si vous vous rappelez les circonstances, trop rares pour moi, d’une liaison que j’ai tant désirée et que j’ai bien moins cultivée que je n’aurais voulu, il doit vous paraître qu’elle a été de ma part toute de respect, et, j’ose dire, de déférence empressée, et fort peu exigeante en retour pour toutes choses, hormis un sentiment sûrement bienveillant de votre côté. Si dans cette dernière année je vous ai vu moins souvent que je ne le désirais, c’est que mes occupations étaient grandes, mes matinées prises ; ce n’est pas que je changeasse si volontiers d’amis, d’opinions, de principes, que sais-je ? car beaucoup de mes meilleurs amis ne se sont pas fait faute de s’inquiéter de moi, au point d’avoir et de manifester toutes ces craintes. Lorsque, dans l’isolement assez grand et dans l’étude où je vis de plus en plus, il m’est arrivé un peu tard quelque bruit de ces dires de mes amis. J’en ai plus été affligé qu’étonné, quoique j’en aie été étonné un peu, surtout de la part de certaines personnes : on a beau se croire une grande expérience des hommes, on persiste à se faire et à rêver des exceptions exprès pour soi tout seul. — C’en est assez, mon cher Béranger, pour vous poser fort incomplètement une question que vous saurez mieux préciser que moi : « Que me reprochez-vous à votre égard ? » Il est une chose à laquelle je tiens beaucoup, même dans l’éloignement entre amis et dans le relâchement des liens, c’est qu’il y ait et qu’il reste bienveillance réelle et souvenir affectueux, et sans amertume. C’est parce que j’ai senti ce besoin que je vous ai écrit le mot que voici, en vous priant de l’excuser pour l’intention, s’il avait le tort de vous déplaire.

« Votre respectueux et dévoué,
« Sainte-Beuve.
« Ce 7 décembre 1834. »


Les explications données par Béranger réparèrent un peu les effets de la médisance et maintinrent de bons rapports entre nous, comme le prouve la lettre suivante, postérieure de quelques mois ; il y est question de bien des choses qui ne sont pas hors de propos dans ces volumes de contemporains :


« Mon cher Béranger,

« Une petite circonstance que je vous dirai (à la fin de ma lettre) me fournissant le prétexte de vous écrire, je le saisis avec une sorte d’empressement, bien justifié par le regret de ne vous avoir pas dit adieu et par l’incertitude où je suis du temps où je vous reverrai. J’avais toujours espéré, comme plusieurs de vos amis, que ce projet de Fontainebleau était une combinaison d’avenir, une retraite à l’horizon. On dit que Diderot, ayant un jour entendu vanter la campagne, se hâta d’aller vers le gouverneur de Meudon, qu’il connaissait, et retint une chambre au château ; mais voilà tout ce qu’il en fit ; il laissait passer les étés sans y aller, et comme Delille, sachant cela, lui demanda le logement pour quelques semaines : « Mon cher abbé, lui répondit Diderot, nous avons tous notre chimère, que nous plaçons loin de nous et que nous promenons à notre horizon ; si nous y mettons la main, elle se porte ailleurs ; je ne vais pas à Meudon, mais je me dis chaque jour : J’irai demain. Cela me suffit. Si je ne pouvais plus me le dire, j’en serais malheureux. » Je pensais donc qu’en ne vous contrariant pas et en disant oui à votre projet, vos amis vous garderaient encore longtemps à votre Passy, et que Fontainebleau vous serait le Meudon de l’autre. Mais voilà, par malheur, que vous n’avez du poëte que l’admirable talent de poésie, du reste exact, calculant vos termes et vous tenant parole à vous-même. Étant allé une fois à Passy, votre hôtesse, qui m’a reçu très-obligeamment, m’a donné de vos nouvelles : mais vous voudrez bien m’en donner vous-même, n’est-ce pas ? Un des avantages de votre retraite moins envahie sera du moins le travail, des vers que peut-être vous ne garderez pas tous en cage, de la prose qui aura sans doute aussi des ailes pour nous arriver. Dans les divers projets dont vous m’avez autrefois entretenu, celui du roman populaire, d’un Gil Blas moral, m’a souvent souri, comme allant à merveille à votre rôle et devant compléter votre œuvre. — Il se prépare ici une saison assez littéraire, assez poétique même : nous allons avoir dans une quinzaine un volume lyrique de Hugo ; il y aura des vers d’amour ; malgré toutes les hésitations, il se décide à son coup de tête, et bien que ce soit une unité de plus qu’il brise dans sa vie poétique (l’unité domestique après à politique et la religieuse), peu importe à nous autres frondeurs des unités et au public qui ne s’en soucie plus guère : les beaux vers, comme seront les siens, je n’en doute pas, couvriront et glorifieront le péché. Lamartine aussi prépare deux volumes de vers pour janvier. Quinet, à qui un jour vous avez conseillé le vers comme devant clarifier sa pensée, a profité du conseil : il a fait un poëme de Napoléon ; ce qui a été mis dans la Revue a été supprimé et n’en donnerait qu’une idée peu juste. Ce poëme, que plusieurs ont lu tout entier manuscrit (5,000 vers, s’il vous plaît, auparavant 8,000, — 3,000 supprimés), ce poëme est beau, il renferme quatre ou cinq grands morceaux qui classeront Quinet parmi les poètes ; son style, comme vous le pensiez, y a gagné. Après cela, ce n’est guère de cette poésie dont moi, en mon particulier, j’use ; ce n’est pas non plus la vôtre, c’est celle des générations tumultueuses, enivrées, qui n’y regardent pas de si près. L’Ombre de Napoléon projetée sur les nuages grossissants de l’horizon de l’avenir, voilà pour la réalité historique ; une inspiration orientale nous arrivant à travers les Nibelungen, et faisant pour la première fois invasion dans notre poésie, c’en est assez le caractère littéraire. Poésie de vin du Rhin, mais neuve, abondante et souvent incontestable de beauté. — M. de Chateaubriand est en plein dans son Milton. — Mais je vous ennuie de mes nouvelles : pour moi, puisque je sais que vous êtes assez bon pour y prendre intérêt, je travaille ; mais le labeur s’allonge, et j’en sortirai lentement. J’ai à écrire pour M. Guizot un mémoire sur l’étude qu’on a faite aux xvie, xviie et xviiie siècles de la littérature des xiie, xiiie, xive et xve siècles : c’est un travail minutieux, mais assez joli, qui me fait voir du pays et qui m’est utile[8]. Port-Royal, un moment ralenti ou distrait par les jongleurs et les trouvères, reprendra ensuite pour moi cette démarche lente qu’il ne faut pas trop hâter. — J’ai fait assez de vers durant cette saison, de manière à m’assurer que mes doigts ne sont pas encore trop rouillés. Il me faudrait deux ou trois mois pour mettre à fin des pièces commencées ou projetées qui, avec ce que j’ai déjà, seraient un troisième volume à ajouter à Joseph Delorme et aux Consolations, volume que je ne publierai pas quand il sera achevé, mais qui alors me laissera libre pour quelque autre essai poétique. Au fond, voyez-vous, c’est là ma prédilection secrète, mon courant caché ; et quand toutes mes digressions dans les bouquins me fournissent jour à un sonnet neuf, à un mot à bien encadrer, à un trait heureux dont j’accompagne un sentiment intime, je m’estime assez payé de ma peine ; et, en refermant mon tiroir à élégies, je me dis que cela vaut mieux après tout que tous les gros livres d’érudition, lesquels je veux pourtant faire de plus en plus profession d’estimer. — Mais, il faut en venir, mon cher Béranger, à l’objet de cette lettre. Un de mes bons amis, M. Piccolos, Grec de mérite, avec qui j’ai été vous visiter à la Force en 1829, a traduit grand nombre de vos chansons en grec moderne (il est à Bucharest actuellement, où il a rendu de grands services comme médecin et dans l’instruction publique) ; il voudrait publier son recueil de traductions avec toutes les notes d’un érudit minutieux. À propos de l’ode à Chateaubriand, il désirerait avoir la traduction en vers latins qu’en a faite un jeune homme dans le temps, la lettre du père de ce jeune homme à vous, et votre réponse. Tout à Bucharest qu’il est, il tient à ces détails comme un commentateur du Bas-Empire, et avec cela c’est un patriote grec de la Renaissance. Vous seul pouvez le satisfaire, s’il y a lieu. Si vous m’envoyez ces vers, je les copierai et vous renverrai le texte ; quant aux lettres, n’ont-elles pas été imprimées ? Et où, et quand ? — Adieu, mon cher Béranger, croyez à mes sentiments de profond et inviolable attachement et respect,

« Sainte-Beuve.
« Ce 3 septembre 1835. »


« P. S. Leroux, que j’ai rencontré l’autre jour, est dans une situation toujours bien grevée : de son travail, vous en pouvez juger par les excellents articles de l’Encyclopédie, mais sa situation personnelle empire plutôt. Reynaud voyage en Bretagne. »


Mes relations avec Béranger avaient, quoi qu’il en soit, reçu une atteinte. Elles se ralentirent peu à peu. J’y mis tous les intervalles et toutes les quarantaines convenables ; mais, quinze ans après, le 15 juillet 1850, je me crus en droit de revenir à neuf et comme si de rien n’était sur les Chansons de Béranger (voir Causeries du Lundi, tome II). Je n’ai cessé, au reste, de rendre justice à ses hautes qualités. Dans l’article du Moniteur qu’on me demanda pour ses funérailles, je n’ai rien dit que je ne pensasse (voir Causeries du Lundi, tome XV). Des amis tardifs de Béranger ont prétendu que j’avais prêté au poëte des sentiments qu’il n’avait pas. Je ne lui ai rien prêté. Béranger, qui était homme d’un bon esprit, eut celui de comprendre qu’ayant tout fait pour exalter et populariser l’Empire, il eût été ridicule à lui d’attaquer l’Empire revenu. Je ne dis pas qu’il y mit de l’enthousiasme, mais il eut le bon sens d’accepter ou de subir sans trop d’humeur le régime qu’il avait tout fait pour rappeler. L’Empire lui en a su gré ; c’est tout simple. Tout cela s’est passé officiellement ; c’était dans l’ordre. Le malheur de Béranger est d’avoir toujours eu autour de lui des écoliers qui ne le comprenaient pas. Lui mort, il y a eu entre eux des assauts d’orthodoxie sur son compte. Ç’a été, parmi les derniers venus, à qui se poserait en défenseur et en avocat d’office. Chacun tenait à accaparer sa mémoire. Il y a eu les grossiers parmi les zélés, il y a eu les pédants ; on m’a pris à partie, cela va sans dire ; on m’a fort découpé, sinon mis en pièces. Chicanes, ergoteries et misères ! J’ai rendu une dernière justice à cet homme excellent et supérieur malgré ses défauts, à propos de sa Correspondance (voir les Nouveaux Lundis, tome I). Ainsi je puis dire qu’avec Béranger, comme avec plus d’un personnage célèbre de nos jours, j’ai fait le tour de mon sujet, — et plutôt deux fois qu’une.

  1. À côté de la lente et impartiale appréciation qui précède, nous laissons subsister cet autre morceau dans sa vivacité de circonstance.
  2. Lisette, au reste, existait sous ce nom-là depuis bien du temps ; elle figure chez Chaulieu à la fin des Stances sur Fontenay. Dans le Mercure de France de juin 1780, sous le titre de Lisette ou les Amours des Bonnes gens, par M. D…, avocat au parlement de Rennes, on lit une pièce légère qui, sauf la prolixité et le peu de rhythme, est toute voisine de la chanson de Béranger par le tour et les idées :

    Sur la toilette
    De ma Lisette
    Vous trouverez
    Simples fleurettes ;
    Point n’y verrez
    De fard, d’aigrettes.
    Léger jupon, etc.

    Nos bons aïeux, les trouvères, ont fait maintes chansons qui, sauf le vieux langage, pourraient être de Béranger par le ton et aussi par la forme. J’en veux indiquer une qui me semble exactement dans ce cas (Man. de la Biblioth. du roi, no 2719, La Vallière) :

    L’autre jour en un jardin
    M’en aloie esbanoit,
    Un poi de fors un vergier
    Trouvai Rousète séant
    Si plésant
    C’onques de biauté si grant, etc.

    Cette Rousète, qui signifie un peu moins que Lisette ou même que Frétillon, est dans son genre un petit chef-d’œuvre, de ceux pourtant que je n’oserais transcrire. Elle pourrait entrer dans le recueil à part de Béranger, tout à la suite du Grand Marcheur.

  3. Dans la continuation du Roman de la Rose, par Jean de Meun, le sermon du grand prêtre Genius à l’armée qui assiège la Rose me semble un peu conforme à l’évangile du chantre de Mon Âme et du Dieu des bonnes gens. Tout ce discours, plein de verve genialis, serait digne à la fois de Lucrèce et de Rabelais ; le Genius de Jean de Meun est le premier fondateur et grand prieur de l’abbaye de Thélème.
  4. On n’a pas abordé, dans cet article ni dans le précédent, la question du style, à proprement parler, chez Béranger. Ce style est en général clair, pur, vif, aiguisé de traits justes et imprévus, ennobli d’images. On y relèverait pourtant quelques défauts. On y sent à de certains moments que l’espace manque ; il y a trop de densité, en quelque sorte. Le couplet trop tendu crie à force de pensée, comme une malle trop pleine. Quelquefois le poëte est resté trop fidèle à d’anciens mots du vocabulaire poétique, alarmes, courroux : ainsi, dans la chanson de La Fayette : Il a des rois allumé le courroux. Quelquefois il est obscur à force de malice, ou par gêne de la rime : ainsi, par exemple, point d’Albanèse, et tout ce couplet, dans la chanson de Margot. Quelquefois il y a de la manière et du raffinement mythologique :

    Sur ma prison vienne au moins Philomèle,
    Jadis un roi causa tous ses malheurs.

    Quelquefois on sent la concision pénible et un peu trop marquée, comme dans le refrain de la Cantharide :

    Rends à l’Amour tous les feux que tes ailes
    Ont à ce dieu dérobés dans les airs,

    et dans le refrain d’Octavie :

    Viens sous l’ombrage, où, libre avec ivresse,
    La Volupté seule a versé des pleurs.

    Toutes nos critiques rentreraient dans quelqu’une de celles-là. — Quant à ce que nous disions de l’absence de disciple, Hégésippe Moreau a pourtant montré à certains égards qu’il en était un, et des plus dignes.

  5. Il n’est pas jusqu’à ce coup de tonnerre avec lequel Béranger eut quelque chose à démêler, enfant, qui ne le rapproche du sage également aux prises avec la foudre, de ce Franklin dont il a le cou volontiers penché, le front tout chauve et les longs cheveux, de celui qui, dans sa gloire, se rappelait sans rougir avoir traîné la brouette, en veste, dans les rues de Philadelphie. — Et Franklin mettait même un peu de coquetterie à rappeler ce souvenir.
  6. Une sotte affaire, qui me fut suscitée par M. Coessin soutenu (chose étrange !) par les chefs du parti républicain, MM. Jules Bastide et Raspail, pour mon article de la Revue des Deux Mondes sur Ballanche. Cet article avait déplu aux uns et aux autres pour des motifs différents. Les Thibaudeau, père et fils, je m’en souviens, étaient courroucés. Carrel, qui était alors en prison ou du moins dans une maison de santé, entendit durant des semaines toutes ces sottises et ces colères que soulevait un portrait littéraire impartial et ressemblant, le portrait du doux Ballanche ! Il se garda bien de dire un mot de bon sens et d’équité, qui eût coupé court aux déclamations et qui eût mis fin aux tracasseries. J’étais encore rédacteur du National ; je cessai, à partir de ce moment, de l’être ; je n’y remis plus les pieds, même pour solde d’articles qui m’étaient dus, et j’appris par expérience comment les partis entendent la liberté de la presse, même littéraire. La leçon me profita.
  7. Au chapitre xxi de Volupté.
  8. Ce travail est resté en préparation et n’a point paru. Je l’avais entrepris comme secrétaire du Comité des travaux historiques institué au ministère de l’Instruction publique. Il en est question quelque part dans les Mémoires de M. Guizot (tome III, p. 414) ; mais je me dégoûtai avant la fin ; je donnai ma démission de l’emploi de secrétaire, et j’allai à Lausanne faire un cours sur Port-Royal.