Librairie Hachette et Cie (Tome troisièmep. 501-533).
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II


Suite des Écoles. — Physionomie morale. — Des livres classiques de Port-Royal ; liste des principaux. — Caractère littéraire de l’enseignement. — Idée d’un Cours d’études. — Le latin et le grec. — Rôle exact de ces Messieurs. — Quelques critiques après l’éloge. — Le Père Labbe. — Le Père Vavassor. — Côté faible et défauts.


J’ai cherché à bien définir ce qu’avaient été les Petites Écoles, plutôt encore qu’à montrer ce qu’elles seraient devenues. Il existe d’Arnauld un Règlement des Études dans les Lettres humaines[1] qui peut indiquer en quel sens plus littéraire il y aurait eu développement naturel, si le temps ne leur avait pas été refusé. Mais je ne pense point, comme les Éditeurs des Œuvres d’Arnauld, que ce Mémoire ait été composé pour les Petites Écoles ; il dut l’être plus tard, et à la demande de quelque professeur de l’Université, qui aura eu recours aux lumières du savant docteur. À Port-Royal les choses restèrent toujours plus restreintes ; on eut des précepteurs plus encore que des professeurs. Les classes se réduisirent à cinq ou six enfants à la campagne, sous un maître honnête homme. Si l’inconvénient était dans le trop peu d’émulation, on échappait du moins à toute routine, à tout pédantisme. La crasse et la morgue des régents n’en approchaient pas. Un grand respect pour l’enfance donnait le ton, non pas seulement le respect comme l’entend Juvénal (maxima debetur puero reverentia) et comme l’entendent les sages, mais un respect singulier et pénétré, qui va jusqu’à honorer dans l’enfant l’innocence et le Saint-Esprit qui y habite. La familiarité elle-même des enfants entre eux était honnête et décente ; on les avait tellement accoutumés à se prévenir d’honneur les uns les autres, qu’ils ne se tutoyaient jamais[2]. C’étaient déjà de petits Messieurs, non pas dans le sens mondain et impertinent, mais dans celui que nous savons, et qui n’était autre que le respect des âmes.

Quant à ce qui tient plus particulièrement à la culture des esprits, l’enseignement de Port-Royal a obtenu une célébrité consacrée par le temps, et qui est restée comme proverbiale : il nous en faut parler en toute précision.

« On ne les négligeoit pas cependant (dit le modeste M. de Beaupuis) pour ce qui regarde les belles-lettres, et l’on en prenoit certainement tout le soin possible. Ce fut pour faciliter aux petits l’intelligence des auteurs latins les plus purs, et pour leur apprendre à bien traduire en notre langue (ce qui n’étoit pas alors en usage), qu’on donna au public le Phèdre, les trois Comédies de Térence, celle de Plaute (les Captifs), le quatrième et le sixième livre de l’Énéide de Virgile, et qu’on traduisit même une bonne partie des petites Lettres de Cicéron, et les Églogues. Il ne faut pas aussi oublier qu’on fit les deux Méthodes (en françois) grecque et la-

tine, qui furent si bien reçues et tant estimées, comme aussi l’Epigrammatum Delectus.
« La nouvelle Méthode, bien plus aisée et plus capable d’instruire les enfants, et la manière de les introduire jusque dans le fond de la Grèce par des routes qui n’étoient alors nullement connues, donna de la jalousie, et commença à alarmer des gens qui avoient usurpé la domination entière des belles-lettres. Venient Allobroges, disoient-ils, et tollent regnum nostrum et gentem. Il jugèrent donc à propos de se remuer… »

Fontaine, dans la suite de cette conversation avec M. de Saci, dont nous avons donné des extraits, raconte comment ce fut ce maître vénéré qui, gémissant de voir chez les auteurs latins les plus purs de diction tant d’impuretés morales, se mit avec une charité ingénieuse à séparer le bien du mal, et à purger la fleur de tout mélange de poison. Dans ce triage industrieux, qu’on cesse trop d’apprécier sitôt qu’on est en âge de goûter pleinement les choses, mais dont on ne saurait se dispenser à l’égard de toute enfance innocente, Port-Royal eut l’initiative, et M. de Saci précéda Jouvancy[3]. Au reste, on jugera bien mieux encore de l’ensemble des Éditions et des Méthodes, si j’offre simplement une liste exacte des principaux ouvrages qui se rapportent à cet enseignement. Je dois dire que j’en trouve les éléments tout rassemblés dans un manuscrit de l’estimable bibliographe Adry, lequel, de concert avec Barbier, avait préparé une Histoire littéraire des Petites Écoles. Pour cette portion toute positive de mon sujet, j’aurai lieu de profiter continuellement du secours que m’ont ménagé ces savants modestes ; grâce à eux, ma tâche est devenue presque facile. Les principaux ouvrages qui se rattachent aux Écoles sont donc, à les prendre à peu près dans l’ordre de leur importance :

1. La Logique ou l’Art de penser, contenant, outre les Règles communes, plusieurs observations nouvelles propres à former le jugement, 1662[4]. — (Auteurs, Arnauld pour l’idée et le corps de l’ouvrage, Nicole pour les préface, discours [au moins le second discours ajouté en 1664], et certaines parties de la rédaction.)

2. Grammaire générale et raisonnée, contenant les fondements de l’Art de parler, expliqués d’une manière claire et naturelle, les raisons de ce qui est commun à toutes les langues et des principales différences qui s’y rencontrent, et plusieurs remarques nouvelles sur la Langue françoise, 1660. — (Auteurs, Arnauld pour le fond, et Lancelot pour la rédaction.)

3. Nouvelle Méthode pour apprendre facilement la Langue grecque, contenant les Règles des déclinaisons, des conjugaisons, etc., etc., 1655. — Il en parut dans cette même année un Abrégé. — (Auteur, Lancelot.)

4. Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la Langue latine, contenant les Rudiments et les Règles des genres, des déclinaisons, des prétérits, de la syntaxe et de la quantité, mises en françois avec un ordre très-clair et très-abrégé ; dédiée au Roi, 1644. — Il parut un Abrégé de cette Méthode latine en 1655. — (Auteur, Lancelot.)

5. Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la Langue italienne, 1660. — (Auteur, Lancelot.)

6. Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la Langue espagnole, 1660. — (Auteur, Lancelot.)

7. Quatre Traités de Poésies latine, française, italienne et espagnole, 1663. — (Auteur, Lancelot.)

8. Le Jardin des Racines grecques mises en vers françois, avec un Traité des prépositions et autres particules indéclinables, etc., etc., 1657. — (Auteur, Lancelot ; et M. de Saci pour collaborateur-versificateur.)

9. Nouveaux Eléments de Géométrie, contenant, outre un ordre tout nouveau et de nouvelles démonstrations des propositions les plus communes, de nouveaux moyens de faire voir quelles lignes sont incommensurables, de nouvelles mesures des angles, etc., etc., 1667. — Ces Éléments, composés par M. Arnauld, se lisaient en manuscrit longtemps auparavant, et ils étaient rédigés dès 1660.

J’aurai à revenir avec détail sur quelques-uns de ces ouvrages ; mais, pour ne pas interrompre, je donnerai incontinent la suite des petites éditions et traductions qui vinrent si bien en aide aux Méthodes, et qui en effectuèrent la pratique. On embrassera ainsi d’un premier coup d’œil toutes les pièces si bien concordantes de ce raisonnable enseignement, et on en déduira déjà le sens général et l’intention :

1. Les Fables de Phèdre, affranchi d’Auguste, traduites en françois avec le latin à côté, pour servir à bien entendre la langue latine et à bien traduire en françois, 1647.

2. Comédies de Térence, traduites en françois (savoir l’Andrienne, les Adelphes et le Phormion) avec le latin à côté, et rendues très-honnêtes en y changeant fort peu de chose, 1647. — Cette traduction de Térence, ainsi que la précédente de Phèdre, est due à M. de Saci, et ce fut dans le même esprit qu’on donna les suivantes que voici :

3. Nouvelle Traduction des Captifs de Plaute, avec des notes, 1666. — Cette traduction, ainsi que celles, au nombre de sept, dont les titres suivent, est de Guyot, l’un des maîtres de Port-Royal[5].

4. Lettres morales et politiques de Cicéron à son ami Attique, sur le parti qu’il devoit prendre entre César et Pompée, 1666. — Un Avis au Lecteur contient des vues, qui étaient neuves pour le temps, sur les traductions françaises et sur l’utilité qu’on en pouvait tirer.

5. Nouvelle traduction d’un nouveau Recueil des plus belles Lettres que Cicéron écrit à ses amis, 1666. — Un Avis au Lecteur, qui forme une préface considérable, traite des Études par rapport aux mœurs.

6. Billets que Cicéron a écrit (sic) tant à ses amis communs qu’à Attique son ami particulier, avec une Méthode en forme de préface pour conduire un écolier dans les Lettres humaines, 1668. — Cette préface de Guyot est pour nous d’un intérêt direct ; il y traite en détail du cours des Études et des innovations qu’il convient d’y apporter. Nous en userons tout à l’heure.

7. Lettre politique de Cicéron à son frère Quintus touchant le gouvernement de l’Asie, et le Songe de Scipion, du même auteur, avec divers avis touchant la Conduite des enfants, en forme de préface, 1670. — Cette préface traite surtout des rapports des précepteurs avec les parents dans l’éducation domestique, et elle nous intéresse moins que la précédente.

8. Nouvelle Traduction des Bucoliques de Virgile, avec des notes, 1666.

9. Nouvelle Traduction des Géorgiques de Virgile, avec des notes, 1678.

10. Les Fleurs morales et épigrammatiques tant des anciens que des nouveaux Auteurs. Dédié à Monseigneur le Dauphin, 1669. — C’est un recueil de sentences morales traduites, avec les textes en regard.

Ce dernier petit volume n’était en partie qu’un extrait et une traduction d’un autre Recueil de ces Messieurs, intitulé :

Epigrammatum Delectus, ex omnibus tum veteribus tum recentioribus Poetis accurate decerptus, cum Dissertatione de vera Pulchritudine et adumbrata, 1659 ;

lequel renfermait un Choix des plus belles et des plus sages Épigrammes latines de Martial, Catulle, Ausone, etc. ; suivi de Sentences morales tirées de Plaute, Térence, Horace, etc. ; le tout précédé d’un Traité de la vraie et de la fausse Beauté dans les Ouvrages de l’esprit, et particulièrement dans l’Épigramme. Ce Traité d’un latin élégant, en tête du volume, était de Nicole ; et le Choix des Épigrammes et Sentences avait été fait soit par lui, soit par Lancelot, non sans les conseils, on peut le croire, de M. de Saci.

Enfin si l’on ajoute à cette liste nombreuse la Traduction des quatrième et sixième Livres de l’Enéide de Virgile (1666), qu’on a généralement attribuée à M. d’Andilly ; une autre Traduction des quatre premiers livres de l’Enéide (1666), qu’on a attribuée à M. de Brienne ; la Traduction des Paradoxes de Cicéron (1666), qu’on croit être de M. de Saci, avec une préface et des notes de Coustel ; la Traduction des Lettres de Bongars (1668), qu’on a prêtée à M. de Saci encore, mais qu’on donne plus vraisemblablement à l’abbé de Brianville, on aura énuméré la presque totalité des livres classiques qui sont dits de Port-Royal. Cette longue énumération était nécessaire pour asseoir sur des faits bien précis, et désormais présents au lecteur, les idées et les considérations auxquelles nous avons hâte d’arriver.

On aura pu remarquer que la plupart de ces utiles productions ne parurent imprimées qu’après la dispersion et la ruine des Petites Écoles, auxquelles pourtant elles avaient été destinées. Les Méthodes grecque et latine, le Phèdre, le Térence, font à peu près seuls exception. Presque tous les autres livres ne furent mis au jour qu’après la première persécution de 1656, ou après l’entière destruction de 1660. Les estimables maîtres usèrent du loisir forcé et de la retraite à laquelle on les condamnait, pour recueillir leur expérience et pour en communiquer au public les fruits. Port-Royal, au moment le plus voilé de son éclipse, continuait par là d’éclairer et d’enseigner. Un avantage de cette marche graduelle, c’est que ces procédés d’enseignement ne se ressentent en rien d’une théorie précipitée ; ils avaient été auparavant essayés et pratiqués de longue main, et ils n’arrivaient au public que perfectionnés par l’usage. Nicole enseignait la philosophie au jeune Tillemont selon la méthode et les principes de cette Logique qui ne fut imprimée que depuis. À Port-Royal l’innovation dans les études eut un caractère tout à fait expérimental, et le système se réduisit au bon sens.

Pour mesurer au plus juste le degré de cette innovation, il faudrait tracer en détail un tableau parallèle de ce qu’était l’enseignement, à cette date de 1643-1660, au sein de l’Université et chez les Jésuites ; mais les éléments d’un tel travail manquent peut-être, ou du moins ils n’ont point été jusqu’ici rassemblés. Je tâcherai d’y suppléer, chemin faisant, par quelques inductions tirées des innovations mêmes. Ce qui paraît certain, c’est que les Études, à ce début du règne de Louis XIV, étaient fort déchues et réclamaient une réforme générale. Après l’interruption causée par les troubles civils de la Ligue, l’Université avait été restaurée sous Henri IV, et trois membres du Parlement, de Thou, Mole et Coquerel, avaient été chargés de lui apporter de nouveaux Statuts qui réglaient la forme des Études. Ces Statuts de 1600 se trouvaient nécessairement très-arriérés après plus de quarante ans, et ils n’étaient nullement en rapport avec l’état de la société. Les professeurs, quand ils étaient gens d’esprit (chose moins ordinaire et moins facile qu’on ne croirait), suppléaient sans doute individuellement au manque de direction : chacun pouvait avoir sa rhétorique, ses dictées de philosophie ; mais les hautes parties de l’enseignement, ainsi livrées à l’arbitraire et destituées d’une méthode commune, n’en avaient pas pour cela plus de liberté, et l’on était arrivé, en fait d’instruction publique, au pire des résultats : la diversité dans la routine. Comme d’ailleurs la société se polissait peu à peu, et que la langue française tendait à se fixer depuis Malherbe et Balzac, il en résultait un divorce croissant entre ceux qui visaient à être du monde, et l’Université, qui vivait toujours sur ses règlements, à peine modifiés, du seizième siècle. « Il n’y a presque plus que les docteurs qui sachent bien le grec et le latin, » écrivait un des meilleurs témoins de ce temps-là[6]. Des docteurs qui ne savaient pas le français, des gens de qualité qui ne savaient guère le latin, c’était là un malentendu qu’il importait de faire cesser au plus vite, à la veille du règne de Louis XIV. Port-Royal s’y appliqua dès les premières années de la Régence ; ces dignes maîtres qui étaient si retirés, si voisins du cloître, et qui pourtant devinaient si bien en cela l’esprit de leur temps, semblèrent s’être proposé un double but : d’une part, faire pénétrer l’étude chez les gens de qualité ; d’autre part, décrasser et humaniser les gens d’étude ; faire des uns et des autres de vrais honnêtes gens. On raconte que la Méthode latine, dédiée au jeune Roi en 1644, servit en effet à l’éducation de ce prince, et que le bon précepteur anti-janséniste, Hardouin de Péréfixe, en usa pour enseigner le latin à son auguste élève[7]. Je n’oserais affirmer que Louis XTV en ait beaucoup profité, ni qu’il soit devenu un bien grand latiniste ; mais toute la génération qui était du même âge que lui, cette génération des Racine et des Despréaux, qui devait tant honorer le règne, se ressentit plus ou moins directement des Méthodes nouvelles ; et l’on peut dire sans exagération que rien ne contribua plus que l’enseignement de Port-Royal à concilier au sein de cette grande époque le solide avec le poli.

Aucun de ces Messieurs de Port-Royal n’était de l’Académie ; c’est bien à eux pourtant que revient l’honneur d’avoir mis l’enseignement en accord avec le progrès littéraire qu’accomplissait vers le même temps l’Académie, et d’avoir introduit les premiers la régularité et l’élégance du français dans le courant des Études savantes. Dérouiller le pédantisme sans ruiner la solidité, telle pourrait être leur devise.

L’Université n’en profita point aussi vite ni aussi complètement que la raison l’eût voulu. Rien n’est tenace comme l’esprit de routine dans les vieux Corps : on croit l’avoir vaincu ; il renaît à chaque pas, et recommence. Faut-il l’avouer ? en lisant le détail des recommandations et des conseils donnés par nos amis, en me pénétrant surtout de l’esprit qui y respire, j’ai été tout surpris de voir que, même de nos jours, l’Université renouvelée n’avait pas encore accepté quelques-unes de ces réformes le plus expressément indiquées dès lors, sur les thèmes par exemple, sur les vers latins, sur le mode d’explication des auteurs anciens. Aujourd’hui, comme en 1643, il n’est que trop vrai qu’on est censé trop souvent avoir terminé ses classes sans avoir lu, véritablement lu, les principaux auteurs anciens, et sans avoir appris à les aimer, à les désirer connaître. Quoi qu’il en soit, vers le dernier tiers du dix-septième siècle, une part notable des réformes demandées par Port-Royal commença à se faire jour au sein de l’Université de Paris. Il n’y a qu’à lire le Mémoire sur le Règlement des Études dans les Lettres humaines, par Arnauld[8] ; c’est la véritable préface du Traité des Études. Port-Royal a pénétré dans l’Université par Rollin.

Avant d’examiner quelques-uns des principaux livres énumérés tout à l’heure, je voudrais retracer en abrégé une idée de la façon dont nos amis entendaient une éducation littéraire classique, par opposition aux us et coutumes d’alentour. À cet effet, je me réglerai sur les préfaces développées qui sont en tête des petites traductions de Cicéron, préfaces qu’on attribue à Guyot, mais qui sont certainement de bon lieu, comme dirait madame de Sévigné : — Et d’abord, pour partir de l’a b c, à Port-Royal, on trouvait que c’était une faute très-grande de commencer, comme on faisait d’ordinaire, à montrer à lire aux enfants, par le latin, et non par le français, Ce premier pas indique trop bien où en était alors la méthode d’instruction élémentaire. Comme si d’apprendre à lire n’était pas en soi une chose assez ingrate pour des enfants, on s’obstinait (le croirait-on bien ?) à les faire épeler sur du latin, sur une langue qu’ils ne connaissaient aucunement. On y passait trois et quatre années. L’esprit pédantesque est ingénieux à se créer des difficultés, comme s’il n’y en avait pas assez, soit de la part des choses, soit de la part des inclinations ou aversions naturelles. Bien loin de chercher à s’accabler de ces mille difficultés inutiles, on pensait à Port-Royal « qu’il faut tellement aider les écoliers en tout ce qu’on peut, qu’on leur rende l’étude même, s’il est possible, plus agréable que le jeu et les divertissements[9] » . Nous rentrons, ici du moins, dans la nature, dans la voie large et simple ; un souffle de Montaigne a passé par là.

Ainsi, grande innovation ! apprendre à lire aux enfants en français, et dans le français choisir des mots dont ils connussent déjà les choses, et dont ils sussent le sens : c’était le point de départ à Port-Royal. Mais j’oublie qu’avant de lire les mots il faut savoir les lettres, avoir appris auparavant les figures et les caractères de ces mots dans un Alphabet. Ici, à Port-Royal, on avait, pour montrer l’Alphabet, une méthode qu’on tenait de Pascal, et qui, m’assure-t-on, est à peu près celle par laquelle on apprend à lire aujourd’hui ; il a fallu deux siècles pour qu’elle prévalût. Cette méthode consiste « à ne faire prononcer aux enfants que les voyelles et les diphthongues seulement, et non les consonnes, lesquelles il ne leur faut faire prononcer que dans les diverses combinaisons qu’elles ont avec les mêmes voyelles ou diphthongues, dans les syllabes et les mots. »

En effet, « les consonnes ne sont appelées consonnes que parce qu’elles n’ont point de son toutes seules, mais qu’elles doivent être jointes avec des voyelles et sonner avec elles. C’est donc se contredire soi-même que de montrer à prononcer seuls des caractères qu’on ne peut prononcer que quand ils sont joints avec d’autres ; car, en prononçant séparément les consonnes et les faisant appeler[10] aux enfants, on y joint toujours une voyelle, savoir e, qui n’est ni de la syllabe ni du mot ; ce qui fait que le son des lettres appelées est tout différent des lettres assemblées… Par exemple : on fait appeler à un enfant ce mot bon, lequel est composé de trois lettres b, o, n, qu’on leur fait prononcer l’une après l’autre. Or b prononcé seul fait  ; o prononcé seul fait encore o, car c’est une voyelle ; mais n prononcée seule fait enne. Comment donc cet enfant comprendra-t-il que tous ces sons qu’on lui a fait prononcer séparément, en appelant ces trois lettres l’une après l’autre, ne fassent que cet unique son, bon ? On lui a fait prononcer quatre sons[11] dont il a les oreilles pleines, et on lui dit ensuite : Assemblez ces quatre sons, et faites-en un, savoir, bon. Voilà ce qu’il ne peut jamais comprendre ; et il n’apprend à les assembler que parce que son maître fait lui-même cet assemblage, et lui crie cent fois aux oreilles cet unique son, bon[12]. »

J’ai voulu insister sur ce premier point, parce qu’il caractérise le sens et l’esprit que Port-Royal portera dans tout l’enseignement. Ces humbles maîtres, qui partout ailleurs soumettaient la volonté à la Grâce et la raison à la foi, accordèrent à la raison son entier contrôle sur ces branches humaines ; et en grammaire, en logique, en belles-lettres, nous les trouvons faisant la chaîne de Ramus à Du Marsais, de Gassendi à Daunou[13].

Se rendre compte de toutes choses et n’admettre que des idées parfaitement claires et distinctes, ce fut leur règle en éducation. D’autres qu’eux ont tiré toutes les conséquences.

Voilà donc l’enfant qui sait lire dans les livres français ; il faut lui en donner aussitôt qui soient proportionnés à son intelligence : par exemple, de bonnes traductions en français élégant et pur ; et c’est le cas de faire lire les Fables de Phèdre traduites, le Térence et le Plaute traduits, les petits Billets de Cicéron en français. Par ce moyen on apprend aux enfants à parler purement dans leur langue, et à la fois on les familiarise avec les matières qu’ils auront à étudier plus tard dans les livres latins.

Le moment est venu d’apprendre ce latin, alors si terrible et si hérissé. On apprend les langues vivantes principalement par l’usage, par le commerce avec ceux qui les parlent bien ; il faut faire de même, autant qu’on le peut, pour les langues mortes, et les apprendre par la lecture de ceux qui ont bien parlé autrefois. Mais comme la lecture de ces morts est souvent elle-même froide et morte, et que le ton de leur voix est si bas et si difficile à entendre qu’il ne diffère guère du silence, ce serait un avantage incomparable de ressusciter en quelque sorte les auteurs, et de leur rendre le mouvement, l’action, l’accent, tout ce qui faisait la vie, afin qu’ils pussent nous enseigner d’une manière toute vivante et naturelle. Or, c’est ce qu’on obtient en traduisant les ouvrages de vive voix devant les enfants. La traduction, et la traduction vivante, animée et nuancée à chaque instant par le maître, la traduction parlée plutôt qu’écrite, telle est la méthode que Port-Royal substituait tout d’abord aux thèmes : « Car n’est-ce pas un ordre tout renversé et tout contraire à la nature, que de vouloir qu’on commence par écrire en une langue, laquelle non-seulement on ne sait pas parler, mais même qu’on n’entend pas ? »

Le digne maître qui me sert de guide en ce moment (Guyot) ajoute des vues très-ingénieuses sur les avantages de la traduction qui se fait de vive voix, opposée à celle qui se fait par écrit ; il appelle la première toute naturelle, et il estime que c’est le moyen le plus direct de faire pénétrer non-seulement dans la justesse du sens, mais dans les mouvements du cœur qui s’y joignaient ; le seul moyen, en vérité, de faire cesser, autant qu’il se peut, cet inconvénient d’être aux prises avec une langue morte.

Dans l’enseignement public d’alors, le latin avait toujours le pas : l’a b c d, le thème, la Syntaxe, tout se passait en latin[14]. Les malheureux enfants avaient toujours affaire à l’inintelligible pour se diriger vers l’inconnu. Ici, à Port-Royal, on commence en tout par le français, qui sert d’introducteur et de trucheman. Un autre avantage de cette marche si raisonnable, c’était d’affermir les enfants dans le style commun et familier du français, de telle sorte que le latin qu’ils apprendraient ensuite ne fût pas capable d’altérer et de corrompre la pureté de leur premier langage. Ceci était plus important qu’on ne l’imaginerait aujourd’hui. Il s’agissait à ce moment de fixer la langue française dans son entière originalité, d’achever de l’affranchir des formes et des tournures latines dont le seizième siècle l’avait comme enveloppée. Aujourd’hui que les origines s’éloignent et s’effacent, une saveur de latinité, introduite avec discrétion, peut rajeunir et jusqu’à un certain point réparer la langue : alors l’excès de latinisme l’altérait et l’accablait. « Il est bien certain, disait-on à Port-Royal, que quand on n’est pas assez affermi dans sa langue propre, les langues étrangères nous entraînent insensiblement à leurs expressions, surtout quand on ne connoît les choses que par elles, comme il arrive aux enfants, et nous font parler latin avec des termes françois. » L’originalité du siècle de Louis XIV est d’avoir absolument cessé de parler latin en français ; et dans cette belle langue, si nette, si vive, qui eut cours depuis 1664, on ne sent plus trace de complication ni de mélange. Port-Royal y a, de toutes ses forces, contribué[15].

À ce même souci du bien dire se rapporte la prescription si saine de nourrir longtemps les enfants d’un même style, d’éviter de leur faire lire d’abord des livres de style différent : en langage comme en morale, rien n’est important comme la simplicité du premier fonds.

De très-bonne heure il convient, selon Port-Royal, d’exercer les enfants et de leur tenir l’esprit en éveil, toujours présent à ce qu’ils font ; ce qui devient facile, du moment qu’on ne les applique qu’à ce qu’ils entendent et à ce qui est à leur portée. Ainsi, après qu’ils auront lu et appris par cœur les pages des traductions, on les fera traduire eux-mêmes de vive voix, à l’improviste ;

on leur fera raconter sur-le-champ ce qu’ils auront retenu de leur lecture. On pourra même commencer à les faire écrire en français avant d’écrire en latin, en leur donnant à composer de petits dialogues, de petites narrations ou histoires, de petites lettres, et en leur laissant choisir les sujets dans les souvenirs de leurs lectures[16]. Quant à ce qui est du latin même, on ne saurait exempter les enfants de la peine d’apprendre à décliner, à conjuguer ; mais il suffirait d’abord d’un Abrégé de Rudiment en français, où l’on ne mettrait que l’indispensable pour les exemples ou listes de noms, de pronoms, de verbes, adverbes, etc., et où l’on ne donnerait que peu ou point de règles. Sur ce chapitre des règles, l’usage de la traduction de vive voix suppléera mieux que tout ; et, en profitant de chaque rencontre, tantôt pour un exemple, tantôt pour un autre, on conduira insensiblement les enfants dans l’arrangement et la construction du latin, sans les rebuter ni les mettre à la gêne. Guidés ainsi de proche en proche, bien aises de reconnaître dans le latin qu’ils lisent le français qu’ils ont lu déjà et qu’ils entendent, se surprenant peu à peu à parler dans l’air et le tour des bons auteurs anciens, ils arriveront à l’âge de dix ou douze ans ayant déjà beaucoup d’acquis, surtout avec le goût et la joie de l’étude ; ils arriveront par des routes ouvertes et lumineuses, — au lieu qu’autrement « tout leur déplaît dans « le pays de Despautère, dont toutes les Règles leur sont comme une noire et épineuse forêt, où, durant cinq ou six années, ils ne vont qu’à tâtons, ne sachant quand et où toutes ces routes égarées finiront ; heurtant, se piquant et chopant contre tout ce qu’ils rencontrent, sans espérer de jouir jamais de la lumière du jour[17]. »

Je n’irai pas plus loin dans cette espèce de tableau que j’emprunte à une simple préface. Notre auteur est entré dans beaucoup de détails concernant les auteurs qu’on peut expliquer dans les différentes classes ; mais c’est l’esprit avant tout et la marche dès le début que je tenais à constater. Le reste se déduit sans peine. On voit maintenant que si, dans les Écoles de Port-Royal, on ne développait pas ce genre d’émulation qui naît du désir de surpasser les autres, on n’y négligeait nullement cet attrait naturel qui naît du fond même des choses et de l’intérêt vrai qui s’y rattache.

« Je n’ai point parlé des vers latins, dit en un endroit l’excellent anonyme, parce qu’il me semble qu’il suffit d’avoir montré en troisième à les mesurer, à les tourner et à les rassembler ; il faut suivre en ce point le génie des écoliers. » Ce sage avis se rapporte tout à fait à celui que donne Arnauld dans son Règlement d’Études : « C’est ordinairement un temps perdu, dit le sensé docteur, que de leur donner des vers à composer au logis. De soixante et dix ou quatre-vingts écoliers, il y en peut avoir deux ou trois de qui on arrache quelque chose : le reste se morfond, ou se tourmente pour ne rien faire qui vaille. » Mais Arnauld conseille de proposer à tous de composer sur-le-champ une petite pièce de vers dont on leur donne le sujet : « Liberté à chacun de dire comment il tourneroit la matière de chaque vers. Il part une épithète d’un coin ; il en vient une plus juste d’un autre. Avec la permission de parler, qu’on demande et qu’on obtient par un signe seulement, pour éviter la confusion, on juge, on critique, on rend raison de son choix. Ceux qui ont le moins de feu s’évertuent, et tous essayent au moins de se distinguer. » Ceci rentre dans ces petits défis dont a parlé Du Fossé, et qui tendaient, quoi qu’on en dise, à entretenir une certaine émulation. Je ne réponds pas que ce Règlement d’Études d’Arnauld, composé plus tard selon toute vraisemblance, ait été positivement en vigueur à Port-Royal ; mais l’esprit est bien le même ; c’est le même but poursuivi par les mêmes moyens. Le but consiste à régler tellement les Études, qu’il soit moralement impossible d’en sortir sans entendre le latin facilement, et sans avoir lu la plus grande partie des auteurs dits classiques. Les moyens, c’est de rendre la route agréable, animée ; c’est, par l’exclusion des vers latins dans les hautes classes[18], des thèmes dans les petites, et des leçons qui ne produisent rien qui vaille, de se ménager un temps où l’on explique sans cesse les auteurs de vive voix, où l’on se rende compte, où l’on interroge, et où l’esprit de l’écolier, toujours présent, soit forcé de s’intéresser en payant, pour ainsi dire, à chaque instant de sa personne : préparation, en effet, bien propre à former des hommes capables dans les professions diverses, dans les Parlements et dans les Conseils de l’État.

Pour le grec, il en est très-peu question dans le Règle- 1.

ment d’Arnauld[19] et dans les préfaces de Guyot. Ce dernier faisait remarquer qu’on négligeait un peu trop cette étude dans les Collèges, et qu’on en apprenait fort peu aux enfants. Il n’a pas tenu à Messieurs de Port-Royal qu’elle ne fût complètement restaurée. Ce noble effort trouva trop peu d’appuis à l’entour. L’étude de la langue grecque, si déchue dès les premières années du dix-septième siècle, retomba encore vers la fin du même siècle ; et Rollin, qui savait le grec mieux qu’on ne l’a prétendu, ne le savait pourtant déjà plus à fond ni à pleine source. Il y eut, du moins, un beau moment de renaissance vers 1655 ; et Racine, pour sa gloire, pour l’honneur de notre génie dramatique, en profita.

Selon Lancelot, dans l’excellente préface de sa Méthode, il convient d’aborder le grec directement, et non pas, comme on fait presque toujours, à travers le latin ; car la langue latine a un tour bien plus éloigné de la nôtre que la grecque, et rien n’arrête plus dans l’intelligence de celle-ci que de vouloir toujours faire prendre un tour à notre pensée par une explication latine[20]. Ce n’est pas, selon lui, qu’il faille mettre les enfants au grec avant qu’ils sachent un peu de latin ; mais, dès qu’ils ont quelque teinture de ce dernier, il est bon de les appliquer aussitôt à l’autre langue, qui doit être le principal objet de leurs occupations pendant trois ou quatre années ; seul et unique moyen d’en devenir maître. Les raisons que Lancelot donne à l’appui de ces préceptes sont des plus judicieuses et des mieux fondées, autant qu’il me semble. En effet, la difficulté de la langue grecque consiste particulièrement dans les mots ; car elle est plus aisée que la latine pour la phrase, et, comme l’a dès longtemps remarqué Henri Estienne, elle a de singulières conformités, par son génie, avec celui de notre langue. L’important donc, pour les enfants, est d’en bien apprendre les mots, le génie et le tour se devant expliquer ensuite de lui-même. Et à quel âge faire provision de cette immense richesse et variété de formes et de vocabulaire, sinon dès l’enfance même et durant cet intervalle où l’esprit déjà éveillé n’est pourtant pas mûr encore pour les compositions et les exercices de l’éloquence ? Durant ces années de mémoire avide et facile, il suffira d’entretenir les jeunes enfants au latin, qu’ils apprendront plus tard à écrire et à parler ; mais c’est le moment ou jamais de les rompre au grec, qu’ils n’ont besoin que de bien entendre ; et on n’y parvient que par une lecture constante, et par la pratique assidue des divers auteurs graduellement introduite. Telle est la marche courageuse que conseille Lancelot ; c’est la seule qui mène au but, la seule capable d’affranchir l’esprit de ces gloses interlinéaires, de ces traductions latines où il se traîne, tous expédients qui ne sont bons qu’à l’entretenir dans une certaine bassesse, et à l’empêcher de s’élever au véritable sens de ces Originaux incomparables. Que si vous voulez des traductions, dit Lancelot, faites-en de françaises, qui puissent être une plus juste copie des modèles, et laissez là les traductions latines ; car, selon la remarque du docte Gesner, « les Anciens étoient si curieux d’étudier cette langue, et si amateurs de sa beauté dans sa source, qu’ils en méprisoient tout à fait la traduction[21], laquelle ne devint plus que le partage des petits esprits et des âmes peu éclairées, et peu capables d’une si haute entreprise. »

Il ne m’appartient pas ici, comme bien l’on pense, d’entrer plus avant dans les détails de cette Méthode, ni d’en discuter telle ou telle application spéciale[22], non plus que pour la Méthode latine. Le caractère général de cet enseignement (seul aspect qui nous importe), et tout le projet de ces Messieurs, achève de s’y établir, de s’y dessiner à nos yeux dans sa juste étendue. Jamais novateurs n’ont été plus modestes, mieux informés des travaux antérieurs, les faisant plus ressortir en même temps qu’ils les mettent en usage. Clénard, Budé, Ramus, Henri Estienne et bien d’autres pour le grec ; l’Espagnol Sanctius, Scioppius et Vossius pour la voie latine, sont leurs maîtres et leurs autorités, qu’ils n’ont d’autre prétention que de combiner, de concilier et de répandre :

« Si j’avois plus de part que je n’ai dans cet ouvrage, dit Lancelot dans la préface de sa Méthode latine, je n’aurois garde d’en porter ce jugement, de peur de passer avec raison pour une personne vaine et présomptueuse ; mais, comme je ne donne en ceci au public que ma peine et mon travail, et non pas aucune production de mon esprit, je blesserois sans doute la réputation et le mérite de ces trois auteurs célèbres (Sanctius, Scioppius et Vossius), si je ne croyois qu’un extrait fidèle et exact de leurs sentiments ne dût être utile et avantageux à tous les amateurs des belles-lettres : car je n’y avance rien de moi-même, et ne dis rien qui ne soit appuyé sur ce qu’ils ont dit, encore que je ne les cite pas toujours… »

C’est la première fois peut-être qu’un auteur de grammaire s’exprime de la sorte et si en honnête homme ; car il est à remarquer que moins on met de son esprit dans une œuvre, plus on y tient d’ordinaire ; et rien n’égale, on le sait, l’âpreté des querelles de grammairiens et d’éditeurs.

Il ne faudrait pourtant pas prendre cette modestie trop au pied de la lettre, et ne voir dans les Méthodes de Messieurs de Port-Royal qu’une compilation bien faite ; ce serait méconnaître le mode d’une combinaison aussi judicieuse. Les premiers chez nous, ils ont introduit dans ces matières sèches l’ordre naturel et élémentaire ; ils les ont mises à la portée de tous dans un français régulier et simple ; ils ont fait pénétrer la lumière commune dans la poudre des classes. Aussi éloignés de la basse routine que de la science ardue, exempts de toute emphase, ils ont rappelé sans cesse qu’on ne puise la connaissance d’une langue qu’à sa source, dans les auteurs mêmes, et non dans des cahiers et autres recettes scolaires[23]. Au rebours des charlatans, ils mettraient volontiers en épigraphe à leurs Grammaires : Aliud est grammatice, aliud latine loqui. Ils répètent avec Ramus : Peu de préceptes et beaucoup d’usage.

Port-Royal, dans sa manière d’enseigner les belles-lettres, se porte comme par le milieu (toujours le media quœdam ratio) entre l’Université encore gothique et les

Jésuites déjà brillantés. Port-Royal a sécularisé à un certain degré l’éducation et l’a faite française, en la laissant très-solide et très-chrétienne. François Ier, par son Ordonnance qui prescrivait l’usage du français dans les Actes publics, par la fondation du Collège de France opposé à l’Université, par tout l’ensemble de ses vues, avait donné en son temps un mouvement moderne, lequel, au commencement du dix-septième siècle, avait besoin d’être renouvelé. Richelieu, certes, s’y employa avec grandeur. Port-Royal, de son côté, sans affiche, sans ambition, reprit pour sa part cette œuvre de François Ier et de Ramus, et, à la veille de la majorité de Louis XIV, prépara des hommes à cette langue française tout à l’heure souveraine. De même qu’ils ont plus que personne travaillé à tuer le casuisme en morale et la scolastique en théologie, ces Messieurs, par leurs Méthodes, ont décrié dans l’éducation le pédantisme.

J’ai dit assez les éloges : il y a pourtant à faire la part des critiques. Il en parut alors, et de très-vives. Le Père Labbe, notamment, s’attaqua à ce qu’il appelait la Secte des Hellénistes de Port-Royal. C’est autour du Jardin des Racines grecques que se livra le plus fort du combat.

Ce Jardin des Racines grecques, il faut en convenir, ne répond pas de tout point à l’idée que nous avons donnée de la saine manière de Port-Royal : on a peine à y reconnaître cette raison tempérée d’agrément et de lumière. Avec ses vers gnomiques, mnémoniques, bons tout au plus à accrocher des lambeaux de sens, ce livre ingrat nous paraît aujourd’hui aussi hétéroclite que pouvait l’être alors le Despautère. C’est le cas de répéter ce que Jean-Jacques disait des petites règles rimées en quatrain ou sixain, qu’il essayait d’apprendre dans la Méthode latine : « Ces vers ostrogoths me faisaient mal au cœur, et ne pouvaient entrer dans mon oreille. » Tout est relatif cependant ; et si l’on se reporte à l’époque où le livre des Racines fut composé, on comprendra qu’en suppléant de la sorte au Dictionnaire grec-français qui n’existait pas, ces Messieurs procurèrent encore un grand soulagement aux jeunes intelligences. Des personnes habiles me font remarquer de véritables fautes dans cette liste des racines[24]. Ce ne sont pas ces fautes que le Père Labbe y releva. Il avait autrefois publié lui-même un petit livre de Racines grecques, en 1648. Il se prétendit pillé par Port-Royal : il cria du même coup au voleur et à l’hérétique. Selon lui, la nouvelle Secte des Hellénistes[25], se rattachant à Guillaume Budé et à

Lazare de Baïf (à peu près comme les Jansénistes se rattachaient à Baïus), avait comploté expressément de ruiner les langues latine et française, de ne promouvoir la langue grecque qu’au préjudice de la latine ; et cette damnable Secte, qui s’appelait Légion comme le Démon, semblait vouloir, en infectant de grec les jeunes esprits, empêcher le commerce que nos Français avaient eu avec Rome depuis près de douze cents ans. Ainsi, là encore, peu s’en fallait que nos Hellénistes ne méritassent les foudres du Saint-Siège. C’était le prendre bien au grave et au criminel, parce que ces Messieurs avaient jugé à propos de tirer directement du grec quelques étymologies qu’ils auraient pu déduire aussi bien du latin. — Mais quoi ? s’écriait le Père Labbe, s’en aller remonter au grec, quand on peut s’adresser en première ligne au latin ! Mais c’est comme si, en généalogie, on remontait du fils au grand-père, en sautant par-dessus le père ; c’est comme si, en plaidant, on en appelait au juge médiat sans recourir à la juridiction prochaine ; c’est comme si, en jouant à la paume, on ne touchait la balle que du second bond, et non du premier. Et le bonhomme s’amusait ainsi à enjoliver l’emportement par le mauvais goût. Ce n’était pas là un adversaire fort dangereux, et Lancelot, dans sa seconde édition des Racines (1664), le tança d’importance : « L’auteur du Recueil, disait-il spirituellement et en se raillant de ce style étrange, prétend n’avoir pris les mots dont ce Père veut parler, ni au second bond ni au premier, mais à la volée, puisqu’il les a fait remonter tout d’un coup à leur première et véritable origine. » — Et quant au reproche de plagiat, si imprudemment soulevé, il n’eut, pour remettre le Père Labbe à la raison, qu’à rappeler à sa Révérence certains petits affronts qu’elle avait déjà essuyés de la part de M. Sanson, l’habile géographe du Roi, et de MM. de Sainte-Marthe, historiographes de France, que le Père Labbe s’était vu publiquement convaincu d’avoir copiés et contrefaits[26].

Un adversaire moins commode était le Père Vavassor le même qui prit si rudement à partie le poli, mais fragile évêque Godeau, et qui ne faisait pas grâce à son propre confrère Rapin, dont il dénonça sans pitié les légèretés et les inadvertances[27]. Ce Père Vavassor était un savant homme, un de ces esprits critiques et rigoureux qui trouvent à mordre, même sur de bons ouvrages, et qui ne laissent rien passer. Le bon Rollin eut affaire dans son temps à Gibert, un des esprits de cette trempe. Poète latin et orfèvre lui-même, c’est-à-dire auteur d’épigrammes, le Père Vavassor s’attaqua au Choix d’Épigrammes (Epigrammatum Delectus) publié en 1659 par MM. de Port-Royal, et particulièrement à la préface latine, qui était de Nicole. Dans le Traité latin (De Epigrammate Liber) qu’il publia à son tour en 1669, les cinq derniers chapitres sont consacrés à la censure du petit volume sorti de l’école rivale. Je dois dire que si ce dernier volume garde encore après cela de son utilité aux mains de la jeunesse, il perd beaucoup en estime auprès des esprits faits ; l’avantage de l’érudition reste tout entier du côté du savant Jésuite. Évidemment, le Père Vavassor était remonté aux sources de l’Épigramme en toute connaissance de cause, et sans aucun des scrupules de nos Messieurs ; il goûtait bien autrement qu’eux les délicatesses de Catulle, et il se faisait de la Couronne de Méléagre une plus juste idée que ne le pouvaient en conscience le moraliste Nicole ou l’austère Lancelot. Ceux-ci dirigeaient leur choix en vue de l’enfance : les plus curieux, au contraire, trouvaient chez l’autre de quoi apprendre, et il disait dans son Traité « bien des choses que peu de personnes savoient, avant qu’il en eût parlée[28] ». Port-Royal, sur ce chapitre de l’Anthologie, eut donc le dessous : faut-il s’en étonner ? tout occupé des racines ou des fruits, on y négligeait un peu trop la fleur.

Par exemple, le Père Vavassor faisait tout d’abord remarquer ce qu’il y avait de singulier et d’impropre, dans le titre de cette Dissertation sur la vraie et la fausse Beauté[29], où l’on prétendait donner les raisons, et poser les règles du choix ou du rejet des Épigrammes. Ce terme de beauté, et l’idée naturelle qui s’y rattache, pouvaient-ils en effet s’appliquer sans inconvenance et sans disproportion à un genre borné de sa nature comme l’Épigramme, et dont tout le beau ne saurait guère consister qu’en la délicatesse et la grâce ? Il montrait que le dissertateur, d’un goût plus rigide que fin, refusait trop aux poètes la fable, la fiction, exigeait d’eux une vérité et une justesse réelle qui ne laisse plus jour aux jeux aimables. Il citait des épigrammes pleines d’agrément pour l’invention, qui avaient été réprouvées à tort comme vicieuses[30]. Il en citait d’autres que l’auteur du Choix présentait comme prolixes et bavardes loquacia), et qui n’étaient que des chefs-d’œuvre de gentillesse et d’enjouement[31]. Après avoir vengé Martial qu’on tronquait, qu’on mutilait à plaisir, et Catulle, le maître du genre, sur qui on osait porter la main pour le corriger, comme un régent ferait au thème d’un écolier, le rude adversaire finissait par conclure que sans doute l’auteur de ce Choix informe et puéril était un enfant aussi, un bon écolier qui, avant la fin de ses études, s’était empressé de donner un échantillon de son savoir, et qui avait tiré de ses cahiers et de son calepin tout ce qu’il avait pu : car, disait-il, on n’y voit rien que de seconde main ; et surtout en ce qui concerne les Grecs, on sent que rien n’a été puisé à la source ni tiré des origines.

J’abrège. Tout cela était dit par le docte Jésuite avec une rudesse latine et sans marchander les termes, mais non pas sans trouver le trait piquant.

Chapelain, qui vaut mieux que son renom, et qui était une autorité en matière d’érudition poétique, se montra moins sévère que le Père Vavassor. Il avait cru d’abord que Lancelot, avec qui il entretenait commerce de lettres, était l’auteur de la Dissertation et de la préface mises en tête de la judicieuse Collection, et il lui avait écrit pour le complimenter : « Mais afin qu’il ne croie pas que je l’aie fait par simple compliment, écrivait-il dès le lendemain à M. d’Andilly (9 septembre 1659), je vous répéterai ici, et je vous supplie de le lui dire à la première rencontre, que je ne vois rien de mieux écrit dans le style didactique, rien de plus judicieux, de plus cavé[32] de plus sensément démêlé dans la nature de l’Épigramme, enfin de plus instructif non-seulement pour les enfants, mais encore pour les maîtres… » Si Chapelain louait trop, le Père Vavassor aussi blâmait sans mesure : ce dernier avait pourtant touché le point délicat.

J’ai toujours été frappé de cette inconséquence que commettait Port-Royal en éducation comme dans le reste : là aussi nos amis s’arrêtaient à mi-chemin. Car, je vous le demande, à quoi bon, ô Lancelot, si bien apprendre aux enfants le grec, l’espagnol, l’italien, les finesses du latin, pour défendre ensuite d’aller au théâtre entendre Chimène, pour ne permettre ni la Jérusalem, ni l'Aminte, ni Thèagene, ni l’Anthologie, ni tout Catulle ? Ces défenses et ces interdictions, en effet, s’étendaient jusque par delà l’enfance, et subsistaient en partie pour les hommes faits. Etait-ce possible ? était-ce raisonnable ? À quoi bon tant et si bien instruire, si ce n’est pour mettre plus tard à même d’employer ? Ce grec dont j’ai dévoré les Racines, pourquoi n’en goûterais-je pas le miel et les fleurs ? L’enfant qui fera Bérénice se le dit un jour, et il sauta à pieds joints sur la défense. Il s’envola par-dessus la haie, comme l’abeille[33].

Lancelot composait un petit Traité sur les Règles de la Poésie françoise, en même temps qu’il en estimait l’exercice plutôt dangereux qu’utile à la jeunesse. Quand on parlait de Brienne chez les Jansénistes, et de toutes les escapades du bizarre Confrère : « C’étoit, disait-on, un beau génie et qui avoit une érudition peu commune ; mais la facilité avec laquelle il faisait des vers lui fut très-pernicieuse. » À voir cette peur du malin démon, il semble en vérité que les Jansénistes, même quand ils élevaient Racine, aient déjà eu en idée Voltaire.

À moins de se faire solitaires et pénitents, il était impossible que les élèves de Port-Royal (fussent-ils des Bignon) restassent tout à fait tels que les maîtres l’auraient voulu. On se dérangeait toujours un peu, et à proportion du génie ; mais ce qui restait du premier fonds était excellent, et vous faisait encore meilleur que les autres, — avec une certaine marque jusque dans le divertissement.

Je n’ai qu’un mot à dire des traductions de ces Messieurs ; elles passaient à leur moment pour élégantes : ne nous abusons pas, c’était d’une élégance toute relative. Elles visaient, comme les traductions d’alors, à être lues couramment, et elles ne craignaient pas la paraphrase. Le désir de former les enfants au beau style et aux tours du monde induisait les traducteurs à d’étranges libertés. Ainsi une lettre de Cicéron à Sulpicius commence de la sorte, dans le petit Recueil de Guyot : « Monsieur, j’ai reçu votre lettre le vingt-neuvième d’avril, lorsque j’étois au Cumin… Après l’avoir lue, Madame votre femme m’ayant fait l’honneur de me venir voir avec Monsieur votre fils, ils ont jugé à propos que vous prissiez la peine de venir ici, et m’ont obligé de vous en écrire[34]Postquam litteras tuas legi, Postumia tua me convenit, et Servius noster. His placuit ut tu in Cumanum venires : quod etiam ut ad te scriberem, egerunt. » Le traducteur ne faisait en cela que suivre les règles posées par le Sieur de L’Estang, dans son Traité de la Traduction : « Comme notre langue, disait celui-ci, ne souffre pas qu’on parle jamais aux personnes qu’avec civilité et avec respect, et que ce respect paroît en supprimant le nom propre de la personne, pour lui donner seulement celui de Monsieur ou de Madame ; … lorsque dans les lettres ou dans les dialogues des Latins on trouve des noms propres, il ne faut pas douter qu’il n’y ait beaucoup d’occasions où l’on peut traduire, même avec grâce, ces noms propres par le mot de Monsieur, de Madame, ou de Mademoiselle[35]. » Ce besoin de tout ramener au beau français poussait encore nos traducteurs à travestir les noms propres de Trebatius et de Pomponius en ces singuliers personnages de M. de Trébace et de M. de Pomponne ! Cette dernière rencontre devait surtout leur sembler d’un à-propos charmant, et bien propre à flatter le cœur de M. d’Andilly. — C’est assez indiquer les légers travers et les endroits faibles des estimables maîtres : revenons aux parties toutes saines et sérieuses.

  1. Au tome XLIe des Œuvres d’Arnauld, 1780.
  2. Je sais une maison dirigée par des mystiques, où le premier acte du Supérieur et des maîtres est de tutoyer les enfants qui entrent, même déjà grands. C’est une offense à la dignité de l’homme et du Chrétien dans l’enfant. Ces mystiques qui veulent avoir prise sur les âmes savent ce qu’ils font.
  3. Les Anciens eux-mêmes avaient, pour mettre aux mains de la jeunesse, des éditions choisies où l’on faisait des retranchements : « Nam et Græci licenter multa, et Horatium in quibusdam nolim interpretari, » disait Quintilien (liv. I, chap. 8). — En ce qui est des Modernes, je n’ignore pas (et le Père Vavassor nous en fait ressouvenir) qu’il y avait eu, bien avant Messieurs de Port-Royal, des éditions d’auteurs anciens plus ou moins expurgés. Michel Vascosan fit paraître en 1554 un Martialis castus, ab omni obscenitate perpurgatus, et d’autres éditeurs s’y étaient appliqués depuis. Mais le contenu du livre ne répondait pas toujours au titre, et d’ailleurs ces sortes de travaux appropriés au progrès des mœurs sont à refaire plus d’une fois. À cette date du milieu du dix-septième siècle, Port-Royal revint à l’œuvre et s’y mit avec suite, avec religion.
  4. J’indique la date des premières éditions seulement, bien que plus d’un de ces ouvrages n’ait atteint son entière perfection que dans les éditions suivantes.
  5. Barbier, le premier, a bien éclairci ce point (Notice sur Thomas Guyot, dans le Magasin encyclopédique d’août 1813).
  6. Le chevalier de Méré, Œuvres posthumes, p. 123.
  7. Voir la préface et le privilège de l’édition de la Méthode latine donnée en 16ô5. Dans ce privilège du Roi, on lit au sujet de la Méthode : « L’auteur l’ayant augmentée de plus des deux tiers depuis que nous nous en servions pour apprendre les premiers rudiments de cette langue… »
  8. On peut comparer ce Règlement avec celui que donne le président Rolland (dans son Plan d’Éducation, p. 103), comme étant adopté par l’Université à la date de 1763 : on aura ainsi la mesure du progrès accompli ; mais tout le programme d’Arnauld n’était pas réalisé.
  9. Préface eu tête des Billets que Cicéron a écrits, etc. (1668 ; j’en tirerai presque toutes les citations suivantes. — Fénelon (Éducation des Filles, chap. V) donne les mêmes conseils, et il a été devancé en ceci par Port-Royal.
  10. Nous disons maintenant épeler.
  11. Quatre sons en effet : bé, o, en-ne.
  12. Préface des Billets que Cicéron, etc., etc. — Voir aussi le chapitre VI, première partie de la Grammaire générale.
  13. J’ai cité ailleurs ce qu’a dit Daunou sur cette méthode même pour apprendre à lire aux enfants (Portraits contemporains, tome III, page 27). Il est curieux de comparer. — Rien n’est trop minutieux quand il s’agit d’enseigner l’enfance ; et je glisserai encore ici cet autre petit perfectionnement pratique qui concerne l’écriture. On doit à Port-Royal l’usage des plumes de métal qui ont fait gagner bien du temps aux élèves et leur ont épargné bien des petites misères. Fontaine écrivait à la sœur Élisabeth-Agnès Le Féron, le 8 septembre 1691 : « Si je ne craignois d’être importun, je vous demanderois si on taille encore des plumes de cuivre chez vous, et en ce cas je prierois notre Révérende Mère de m’en donner quelques-unes ; ce seroit une grande charité pour un petit peuple de la campagne où nous sommes, dont on veut bien prendre quelque soin. » Et dans la lettre suivante il fait remercier la Mère de les lui avoir envoyées. Cet usage des plumes de cuivre devait remonter au temps des Petites Écoles.
  14. Plus d’un savant homme du temps s’élevait, mais en vain, contre ces abus. On peut voir la lettre de Roland Des Marets au professeur du Collège de France Pierre Hallé, en tête de la Méthode latine de Lancelot. On cite aussi Le Fèvre de Saumur, le père de madame Dacier, comme un grand ennemi de la méthode des Collèges ; il a exposé la sienne, qu’on peut lire au tome II, 2e partie, page 62, des Mémoires de Sallengre C’étaient là des protestations considérables, mais individuelles.
  15. Quand, de nos jours, je vois tant de jeunes mères, dans leur ambition scientifique pour leurs enfants, leur donner des nourrices ou femmes de chambre anglaises, allemandes, je souffre pour notre cher français, que ces enfants-là n’auront jamais bégayé tout d’abord dans sa pureté naïve ; et je me dis que le temps de la grande confusion des langues est arrivé. — Pauvres petits cosmopolites, de qui l’on ne dira jamais : « L’accent du pays où l’on est né demeure dans l’esprit et dans le cœur comme dans le langage. » (La Rochefoucauld.) — « Ante omnia ne sit vitiosus sermo nutricibus, » recommandait Quintilien (liv. I, chap. I).
  16. Charron ne recommande pas un autre procédé (De la Sagesse, liv. III, ch xiv), et Montaigne, qui est l’original de Charron, a dit (Essais, liv. I, ch. xxv) : « Je ne veux pas qu’il (le gouverneur) invente et parle seul : je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. »
  17. Il ne faudrait pourtant pas être injuste pour le Despautère original et primitif : l’abbé de Longuerue, critique sévère, en faisait le plus grand cas, et disait qu’on ne le pouvait trop relire pour acquérir le fond de la Latinité : « Non pas, ajoutait-il, le Despautère châtré et mutilé, tel qu’un je ne sais qui l’a accommodé pour les Collèges, mais l’in-folio imprimé en 1538 par Robert Estienne, qui n’étoit pas eu réputation de prendre la peine d’imprimer de sots livres. » Ces livres voués à l’usage ont leurs vicissitudes comme les Empires.
  18. En reproduisant l’opinion d’Arnauld et celle de Port-Royal, je ne voudrais pourtant pas avoir l’air de dire des vers latins plus de mal que je n’en pense. Pour moi, je les ai beaucoup aimés ; j’en ai fait avec un goût décidé, je l’avoue, et j’ai cru par là pénétrer plus avant dans le secret de la muse antique. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il ne faudrait pas imposer à tous, au même degré, ce qui est la vocation et la curiosité seulement de quelques-uns.
  19. « M. Arnauld avouoit à M. de Tréville qu’il n’étoit pas fort savant dans la langue grecque ; qu’il avoit autrefois su de l’hébreu, mais que les affaires où il s’étoit trouvé engagé le lui avoient fait oublier. » (Longueruana.)
  20. « Quant au grec, feu mon père, nous dit Henri Estienne, m’y fit instituer quasi dès mon enfance, et même avant que d’apprendre rien de latin, comme je conseillerai toujours à mes amis de faire instituer leurs enfants, pour plusieurs bonnes et importantes raisons, combien que la coutume soit aujourd’hui autrement. » (Préface du Traité de la Conformité du Langage françois avec le grec.)
  21. J’éprouve quelque doute à cet endroit. De quels Anciens veut parler Gesner ? Un trouverait que, parmi les anciens Latins, les plus illustres, à commencer par Cicéron, ne dédaignèrent pas tant de traduire les Grecs.
  22. Comme fait Gibbon, par exemple, tempérant l’éloge et la critique avec la compétence d’un érudit et le bon sens d’un esprit libre (Extraits raisonnés de mes Lectures ; voir ce qu’il y dit sur la Grammaire grecque de Port-Royal).
  23. « On met entre les mains des enfants, dit Lancelot, des livres de phrases, les accoutumant à se servir des plus élégantes, c’est-à-dire, de celles qui paroissent les plus recherchées et les moins communes. C’est pourquoi ils se garderont bien, pour dire aimer, de mettre amare ; mais ils mettront amore prosequi, benevolentia complecti ; au lieu que souvent le mot simple a bien plus de grâce et plus de force que les périphrases. » — L’Université, même depuis Fontanes, n’était pas encore purgée de ces mauvaises coutumes, et Lancelot a l’air de faire la critique de ce que pratiquait dans notre enfance le professeur Laya.
  24. Je livre la note suivante à la méditation des gens du métier. — Il est reconnu par les grammairiens philosophes que toute racine a dû être, dans le principe, monosyllabe ; qu’un dissyllabe est déjà dérivé ; à plus forte raison quand c’est un mot de trois et quatre syllabes. Or Lancelot s’est si peu inquiété de ce principe, qu’il donne sans hésitation comme racines des trisyllabes à chaque stance, et même des quadrisyllabes : ainsi χρεμετίζειν. Son livre repose donc sur une idée fausse, ou du moins vague. — Une racine doit être d’une grécité incontestable : car si l’on ne prend pour point de départ un fait réel bien constaté, on court risque de se jeter dans l’arbitraire, et de créer une langue imaginaire à côté de la langue véritable. Or, c’est un soin que Lancelot a très-souvent négligé, et il donne en plus d’un cas pour racines certains mots qui ne se rencontrent pas dans l’usage. Ainsi :
    Ἀλίω, pour rouler, se met.

    Ἀλίω n’a jamais été usité nulle part ; c’est Ἀλίζω qui paraît avoir été employé. Ainsi :
    Φένω, πέφνω, tue et sacage.

    Φένω, πέφνω sont des inventions des grammairiens, pour rendre raison de quelques formes de φονεύω. Ainsi :
    Ἀμός, un ou quelqu’un désigne.

    Ce n’est pas là une racine, mais une terminaison qu’on a prise pour telle (μηδαμός, οὐδαμός). — Le sens d’une racine devrait être précisé avec rigueur, car c’est ce sens primitif qui donne la vie à toute la lignée. Or Lancelot hasarde les sens les plus équivoques, et quelquefois même les plus inapplicables. Ainsi :
    Γράω manger, être sculpteur.

    On trouve quelques temps de Γράω dans le sens de manger ; mais être sculpteur ! Sur quoi Lancelot a-t-il pu fonder cette signification ? — Une racine devrait être traduite de manière à donner le sens fondamental du mot, celui qui subsiste dans tous les dérivés, et qui marque en plein la physionomie de la famille. Or Lancelot prend souvent des sens partiels, accessoires et de ricochet. Ainsi :
    Ἀλύω. s’abat, se chagrine.

    Ce n’est là qu’un étroit côté d’un verbe à mille faces, lequel signifie : errer au hasard et sans but, agité par un sentiment qui met hors de soi, la crainte, la colère, l’amour, etc. Il fallait donc traduire : erre au hasard et sans but. — Deux racines ne peuvent jamais être données comme ayant un sens identique, car elles formeraient double emploi, et elles ne sont racines qu’à la condition d’être la souche de deux familles différentes. Or Lancelot nous dit indifféremment :
    Ἀμνός, est un agneau bêlant.
    Ἀρς, ἀρνός, un agneau bêlant.

    Mais on voit dans Eustathe que ces deux mots avaient en effet des nuances différentes, et qu’on distinguait dans l’animal quatre âges, ἀρήν, ἀμνός, ἀρνειός et λειπογνώμων (qui ne marque plus). Lancelot n’y a pas regardé de si près. — Enfin sur un autre article important qui ne concerne plus les racines, mais la langue en général, on peut remarquer que Lancelot et Port-Royal adoptèrent la prononciation du grec selon Érasme et les Occidentaux, prononciation artificielle, ou du moins qui ne rend que le son brutal et grossier du mot ; on la substituait sans raison à cette autre prononciation vivante, à celle des Grecs du quinzième siècle laquelle avait pour elle la tradition, et gardait certainement des restes directs de la prononciation réelle. Ce dernier point est aujourd’hui hors de doute, et peut se prouver jusqu’à l’évidence par une foule de jeux de mots tirés des meilleurs auteurs anciens, et qui ne s’expliquent que moyennant cette manière de prononcer, Port-Royal, en se rangeant ici du côté des savants de cabinet plutôt que du côté de la tradition, était infidèle à sa propre méthode, qui consistait à ressaisir, partout où on le pouvait, la source même et la vie. — (Je suis redevable de cette note à la docte amitié de M. J.-P. Rossignol. — Voir à l’Appendice une lettre de M. Dübner.)
  25. Les Étymologies de plusieurs mots françois, contre les abus de la Secte des Hellénistes du Port-Royal, par le Révérend Père Philippe Labbe, 1661. — Le Père Labbe inventait le mot Helléniste et le prenait en mauvaise part, en y impliquant une idée d’abus. Le mot a prévalu depuis, mais dans le sens simple.
  26. Il a été accusé d’être un peu pirate, dit Vigneul-Marville (Bonaventure d’Argonne), qui était d’ailleurs son ami particulier, et qui parle de lui comme d’un fort bon homme : « Ce n’étoit pas par nécessité que le Père Labbe détroussoit les savants, mais par amusement ; à peu près comme saint Augustin étant écolier déroboit les poires de ses voisina, seulement pour se donner le plaisir de dérober chez autrui ce qu’il n’auroit pas voulu ramasser dans sa maison. » Le Père Labbe mettait ainsi en circulation le bien des riches, et il était utile en ce sens-là à la République des Lettres. Il paraît de plus qu’il avait l’humeur plus pétulante qu’opiniâtre, et qu’il était sans rancune. « Je lui ai ouï dire, ajoute le même témoin, qu’avant le règne de Messieurs de Port-Royal les théologiens ne savoient pas étudier, et perdoient le temps à se forger des espèces vagues et inutiles sur des riens, au lieu de remonter hardiment aux anciennes sources et d’y puiser une solide doctrine. Cet aveu dans un homme de sa robe me surprit… » Allons ! Lancelot avait touché juste dans sa riposte : ce Père Labbe avait plus de mauvais goût et d’excès de rhétorique que de méchanceté — C’est aussi au Père Labbe qu’il est fait sensiblement allusion dans le premier Discours de la Logique de Port-Royal, où l’on donne la définition de la pédanterie : « Relever des choses basses et petites, faire une vaine montre de sa science…, piller un auteur en lui disant des injures, déchirer outrageusement ceux qui ne sont pas de notre sentiment… sur l’étymologie d’un mot, comme s’il s’y agissait de la Religion et de l’État…, c’est proprement ce qu’on peut appeler pédanterie. » La Logique parut en 1662, et les injures du Père Labbe étaient de 1661 ; l’exemple venait à point. (Voir à l’Appendice un complément sur le Père Labbe.)
  27. Voir à la fin du volume, à l’Appendice.
  28. Nouvelles de la République des Lettres, par Jacques Bernard, juillet 1709, page 32.
  29. Voici le titre exact : Dissertatio de vera Pulchritudine et adumbrata, in qua ex certis principiis rejectionis ac selectionis Epigrammatum causæ redduntur. — Cette Dissertation a été traduite par Brugière de Barante, ancêtre de l’historien, dans le Re- cueil qu’il a donné des plus belles Épigrammes des Poètes françois… 1698.
  30. Ainsi celle de Tullius Laurea, cet affranchi de Cicéron, sur la source d’eaux (minérales) trouvée dans la villa de son maître :

    Quo tua, Romanæ vindex clarissimæ linguæ, etc.

    ( Voir l’Anthologie latine.)
  31. Ainsi celle de Martial (livre V, 37), sur la mort de la petite Érotion :

    Puella senibus dulcior mihi cycnis, etc.

  32. Nous dirions aujourd’hui : creusé, approfondi.
  33. Je noterai cependant, comme une petite inconséquence de plus, que, parmi les livres de traduction en usage à Port-Royal, on trouve le IVe livre de l’Enéide et les Églogues, même la seconde et la dixième.
  34. Voir les notes du Cicéron de M. J.-Victor Le Clerc.
  35. De la Traduction, ou Règles pour apprendre à traduire la Langue latine en la Langue française, par le Sieur de L’Estang (Gaspard de Tende), 1660 ; — dédié à madame la marquise de Sablé ; — page 153.