Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 368-398).
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II


M. Le Maître ; sa sainte mère. − Elle est gouvernante de la duchesse de Nemours. − Célébrité du jeune Le Maître au barreau. − Ses plaidoyers imprimés. − Il songe à se marier : jolie lettre de la mère Agnès. − Mort de madame d’Andilly ; M. Le Maître au jardin. − Son dernier plaidoyer. − Saint Paulin, saint Sulpice Sévère. − Lettre de M. Le Maître à M. le Chancelier. − Lettre à son père, − M. Le Maître chef des pénitents : son portrait. − Grandeur chrétienne et naïve.


M. Antoine Le Maître[1] était fils aîné d’Isaac Le Maître, conseiller du roi et maître des Comptes, et de Catherine Arnauld, l’aînée de toutes les filles de M. Arnauld. Ce mariage n’avait rien eu d’heureux que les enfants. M. Le Maître se dérangea bientôt après avoir épousé mademoiselle Arnauld ; celle-ci dissimula ses peines durant des années ; enfin elle en tomba malade, et alors seulement madame Arnauld put arracher à sa fille ce douloureux secret. Un procès en séparation fut intenté : M. Le Maître voulait avoir ses enfants. Le crédit de M. Arnauld ne fut pas de trop pour lui résister. M. Le Maître, durant le procès, interrogé légalement sur sa foi, s’était déclaré de la religion réformée, bien qu’il ne fût réellement d’aucune, et il s’appuyait de la liberté de conscience, alors autorisée en France, pour maintenir ses droits sur ses enfants. Le garde-des-sceaux Du Vair, qui inclinait jusqu’à un certain point vers les Réformés, avait déjà scellé une requête que leur Syndic lui avait remise à l’appui de la demande de M. Le Maître : M. Arnauld, sur cette nouvelle, répondit qu’il ne craignait point M. le garde-des-sceaux et qu’il ferait bien fondre sa cire. En effet, il sollicita avec tant de vigueur qu’en dix jours il obtint sept arrêts ; enfin il eut tout ce qu’il demandait, ses petits-enfants et sa fille. À partir de ce moment (vers 1616), madame Le Maître, qui n’avait que vingt-six ans, vécut chez sa mère comme une sainte veuve, uniquement occupée de ses cinq fils, qu’elle fit tous étudier, allant souvent à Port-Royal des Champs passer des quinzaines, et ne formant d’autre vœu que de pouvoir un jour y demeurer tout à fait et même y guider dans la retraite ses cinq fils, à qui elle ne souhaitait également que cette paix de Dieu. L’aîné se distinguait déjà dans les études ; né en 1608, il avait onze ans lorsque saint François de Sales vint à Paris en 1619 ; il lui fut présenté, lui fit sa confession générale, et en reçut des avis proportionnés à son âge : ce qui sembla par la suite une source rejaillissante de bénédiction. Madame Le Maître elle-même, après une confession générale fit vœu de chasteté, le jour de saint Alexis, 17 juillet 1619, entre les mains du saint prélat. Il ne la désigne le plus souvent dans ses lettres que sous le nom de ma chère sœur Catherine de Gênes.

Depuis la translation de la Communauté à Paris, madame Le Maître, avec madame Arnauld sa mère, ne quitta plus guère Port-Royal. Elle avait, est-il dit, un esprit universel et qui eût été d’emblée au niveau de tout ; elle entendait parfaitement les affaires, avait de rentrée dans tous les arts, et cette capacité générale la rendait d’un continuel secours à la mère Angélique, dont elle était au dehors comme le bras droit. La mère Angélique de Saint-Jean l’a heureusement comparée à Gérard, ce frère si cher et si tendrement regretté de saint Bernard, et qui lui adoucissait la vie en le déchargeant des affaires extérieures, toujours onéreuses aux personnes spirituelles[2]. Elle eut à sortir, pour un temps, de cette retraite qu’elle désirait plus absolue, et, cédant à de vives instances, il lui fallut aller à l’hôtel de Longueville essayer l’éducation de la fille de la duchesse, qui fut depuis madame de Nemours, et qui répondit toujours assez peu à cette première instruction si hautement chrétienne. Mais dès qu’elle put se croire acquittée de ce devoir, elle revint au cloître pour elle entr’ouvert ; et là, comme sur le seuil, durant des années, en petit habit de postulante, aspirant à devenir au dedans la dernière de toutes ses sœurs, elle vit passer encore avant elle, après sa mère déjà religieuse, ses propres fils comme solitaires.[3] Son fils aîné était devenu célèbre fort jeune. Dès l'âge de vingt et un ans, il commença de plaider à l’applaudissement universel. Son mérite lui avait obtenu un brevet de Conseiller d’État avec la pension, à l’âge de vingt-huit ans. M. Séguier, Chancelier de France, à qui il le dut, le distinguant entre tous les autres du barreau, l’avait chargé, à sa réception comme Chancelier, de faire les trois harangues de présentation, tant au Parlement qu’au Grand-Conseil et à la Cour des Aides, harangues qui charmèrent d'autant plus, est-il dit, qu’étant toutes sur un même sujet, elles étaient toutes différentes. Le Chancelier lui offrit peu après la charge d’avocat-général au

Parlement de Metz ; M. Le Maître refusa. Il était décidément le plus célèbre avocat dont on eût mémoire, surpassant les souvenirs qu’avaient laissés son grand père Arnauld et son bisaïeul Marion. Les jours qu’il plaidait, les prédicateurs, par prudence et de peur de prêcher dans le désert, s’arrangeaient pour ne point monter en chaire et allaient l’entendre. La Grand’Chambre était trop étroite pour contenir tous ses auditeurs.

On a ces Plaidoyers de M.|Le}} Maître, imprimés, depuis sa conversion, par les soins d’un ami, M. Issali, et revus par le pénitent lui-même ; ils répondent peu, il faut l’avouer, à tant de louanges. Toute la partie de l’orateur actuel et vivant, de l'acteur, s’en est allée. Le style sans doute paraît plus ferme, moins prolixe que dans les plaidoyers du seizième siècle et dans ce que nous avons vu de M. Arnauld ; mais, en tenant compte des progrès de la langue, c’est toujours le même mauvais goût, l’emphase, une véhémence sans vraie chaleur, des rapprochements d’érudition sans vraie finesse et sans esprit D’Ablancourt écrivant à Patru en fait quelque remarque en homme qui sent le défaut[4]. Daguesseau, dans la quatrième Instruction à son fils, lui recommande quelques-uns des plaidoyers de Le Maître, où l’on trouve des traits, dit-il, qui font regretter que son éloquence n’ait pas eu la hardiesse de marcher seule et sans ce cortège nombreux d’orateurs, d’historiens, de Pères de l’Église, qu’elle mène toujours à sa suite. Plusieurs de ces citations des Pères furent, il paraît bien, ajoutées après coup par le pénitent scrupuleux, comme pour justifier et sanctifier une publication trop littéraire ; mais un bon nombre de fleurs poétiques et mythologiques appartiennent certainement à l’orateur même. Mars et Neptune interviennent dans la cause d’une servante séduite par le fils d’un serrurier. A-t-il à soutenir une substitution pour la maison de Chabannes, il s’écrie : «Tous les hommes et particulièrement les grands seigneurs brûlent du désir de conserver la gloire de leurs maisons.… C’est pourquoi quand le grand Virgile veut remplir son héros d’une extrême joie, il use de ces paroles :

« Nunc age, Dardaniam prolem quas deinde sequatur
 Gloria.... etc., etc. »

Et un peu plus loin : «Dans les premiers siècles après le Déluge, les seuls enfants mâles succédoient à la principauté de la famille.» Par ce mot des Plaideurs : Avocat, ah ! passons au Déluge !... Racine se moquait un peu sans s’en douter (ou en s’en doutant), de son premier et excellent guide à Port-Royal, M.|Le}} Maître[5].

Mais rien ne trahit mieux le faux du genre que les deux plaidoyers du début. Le premier commence par une chaude invective contre Damoiselle Magdelaine de Poissy qui s’était mésalliée contre le gré de sa famille : «Messieurs, il est véritablement étrange que l’intimée après avoir violé l’honnêteté publique, la révérence paternelle et la discipline de l’Église ; après avoir déshonoré sa maison, flétri la noblesse de sa naissance et mérité l’exhérédation la plus rigoureuse, vienne aujourd’hui se plaindre de son père, déchirer sa mémoire», etc., etc. ; on a le ton. Or le second plaidoyer est précédé d’une note où on lit que l’auteur, ayant plaidé la première cause, déroba quelques jours à ses études pour s’exercer à recomposer le plaidoyer, mais en sens contraire, selon le propre de l’orateur qui est de savoir traiter toutes sortes de sujets. Et dès les premiers mots de la palinodie on a «une pauvre fille qu’on attaque avec d’autant plus de hardiesse qu’elle a moins la liberté de se défendre, et qui, bien qu’elle ait rendu à son père toutes sortes de respects, semble ne pouvoir parler aujourd’hui sans blesser cette vérité, etc.» On voit à nu toute la rhétorique du genre en ce temps-là, et cette faculté du pour et du contre qui est, je le crains, des avocats de tous les temps.[6]

Malgré de longues parties incontestablement graves et saines, ces plaidoyers ne supportent pas la lecture. On le trouva ainsi dès lors ; ils eurent le malheur de paraître en pleines Provinciales (décembre 1656) : charmant à-propos ! cela fit qu’on ne perdit rien de leur rabat empesé, et les vieillit en un jour de cinquante ans. Il nous reste à penser que de tous les avocats qui se rattachent à Port-Royal, y compris M. Le Maître et M. Arnauld, le plus véritablement éloquent fut encore Gerbier, et, pour mieux croire à cette réelle éloquence, il est heureux peut-être qu’on n’ait de lui que très-peu à lire : car si l’on tombe, par exemple, sur les fragments les plus vantés de son plaidoyer pour Port-Royal même, on est singulièrement refroidi.

Dans le plus grand entraînement de cette action et de cette louange oratoire, M. Le Maître, vers 1634, songea à se marier : l’on a des lettres piquantes que lui écrivit à ce sujet sa tante la mère Agnès, alors au monastère de Tard, dont elle était abbesse[7]. Il lui avait fait part de son projet d’épouser une des plus belles et des plus sages personnes de Paris ; elle lui répond pour le dissuader et sur un ton qui exprime à merveille la qualité de cet esprit mystique, fleuri, toujours ingénieux et subtil avec images. Voici en partie cette jolie lettre que n’ont connue ni Fontaine ni Besoigne : ils ont attribué à la mère Angélique ce qui est de la mère Agnès[8]. Apprenons enfin à distinguer de près celle-ci :

De Notre-Dame de Tard, ce 11 juin 1634.
«Mon très-cher neveu, ce sera la dernière fois que je me servirai de ce titre. Autant que vous m’avez été cher, vous me serez indifférent, n’y ayant plus de reprise en vous pour y fonder une amitié qui soit singulière. Je vous aimerai dans la charité chrétienne, mais universelle ; et, comme vous serez dans une condition fort commune, je serai pour vous aussi dans une affection fort ordinaire. Vous voulez devenir esclave, et avec cela demeurer roi dans mon cœur : cela n’est pas possible… Vous direz que je blasphème contre ce vénérable sacrement auquel vous êtes si dévot ; mais ne vous mettez pas en peine de ma conscience, qui sait bien séparer le saint d’avec le profane, le précieux de l’abject, et qui enfin vous pardonne avec saint Paul, et contentez-vous de cela, s’il vous plait, sans me demander des approbations et des louanges. — Mais, en écrivant ceci, je relis votre lettre, et, comme me réveillant d’un profond sommeil[9], j’entrevois je ne sais quelle lumière au milieu de ces ténèbres et quelque chose de caché et de mystérieux dans des paroles qui paroissent si claires et si communes. Je commence à douter que cette histoire de vos amours, que vous me racontez si au long (sans considérer que je n’ai point d’oreilles pour entendre ce discours), ne soit une énigme tirée des paraboles de l’Évangile, où l’on fait si souvent des noces, particulièrement une où il n’y a que les vierges qui soient appelées. À ce petit rayon de clarté qui me paroit maintenant, mon esprit se développe et se met en devoir d’expliquer vos paroles et de regarder d’un meilleur œil cette excellente fille qui a ravi votre cœur. Vous dites qu’elle est la plus belle et la plus sage de Paris, et vous deviez dire du Paradis, puisqu’elle est sœur des Anges. Oh ! qu’elle est belle !… Oh ! qu’elle est sage !…» — (Et en effet, selon elle, c’est l’Église, et elle suit en détail cette similitude ; on reconnaît là, mais plus agréablement, l’auteur du Chapelet secret :) « Serai-je si heureuse, poursuit-elle, d’avoir bien rencontré dans mon explication, et quelle satisfaction vous ferai-je, mon cher neveu, de vous avoir traité si indignement au commencement de cette lettre ? Qui avoit bandé mes yeux pour m’empêcher de voir la lumière en plein midi, ayant mille fois plus de sujet de croire que vous cherchiez les choses qui sont au Ciel que non pas celles qui sont sur la terre ? Qui vous a jamais entendu dire une parole, hormis celle que j’ai interprétée si grossièrement (dont je meurs de honte), qui ne ressentit l'amour des choses saintes ?…» (Le reste de la lettre est dans ce sens et dans cette feinte[10].) M. Le Maître répondit à cette lettre de sa tante en jeune homme amoureux et véhément, mais avec moins d’esprit qu’elle et de légèreté ; les premiers mots suffiront : «Ma très-chère tante, si je n’avois appelé de vos paroles, vous n’auriez point reçu de moi de réponse. La première page de votre lettre m’a piqué si vivement que j’ai été plus de quinze jours à la lire, ne trouvant point de ligne qui ne m’arrêtât et ne me parût injurieuse… Les bornes que j’ai mises à ma lecture en ont mis aussi à ma douleur…» Et il s’attache à disculper le mariage. Mais la mère Agnès ne se laissa pas vaincre si aisément, et lui écrivant de nouveau, après deux ou trois lignes de réplique directe, elle reprend son idée d’allégorie mystique, et suppose de plus en plus (non sans quelque malice d’enjouement) que c’est du mariage avec l’Église que son neveu entend uniquement parler : «Vous voulez épouser la Chasteté ; que ne m’avouez-vous votre secret, puisque Jésus-Christ m’en a donné la connoissance ?» On peut dire que dans son style séraphique elle le lutine[11].

M. Le Maître, esprit ardent, vigoureux, passionné et appliqué, était donc dans ce train de succès, d’applaudissement flatteur, et, grâce à la faveur toute particulière de M. le Chancelier, il courait un champ d’avenir illimité, si bien (pour me servir d’une des expressions glorieuses dont il se peint à merveille) que sa conversion, en l’état où il se voyait, lui paraissait aussi difficile que celle d'un roi qui renonceroit à son royaume. Un de ses admirateurs, transporté, lui disait, au sortir d’une audience, qu’une telle gloire étoit préférable à celle de M. le Cardinal, parce qu’elle semblait à tous l’entière récompense d’un juste mérite, tandis que l’autre attirait souvent la haine et l’envie. S’il est jamais vrai de dire de la vanité, selon le mot de M. de Saint-Cyran, que son humeur est de se nourrir de l’air qui se prend en public, nul assurément ne humait de cet air à plus large poitrine que M. Le Maître en sa pompeuse carrière ; il avait vingt-neuf ans : c’est alors pourtant qu’un jour il se sentit soudainement touché.

Le vent de Dieu ne fit que passer, et en lui tous les cèdres du Liban tombèrent.

Madame d’Andilly, épouse de celui qu’on connaît déjà si bien, fut prise d’une maladie dont elle mourut (août 1637). M. de Saint-Cyran la visitait souvent et

tâchait de la disposer, de l’exhorter par ses paroles à ce dernier passage, auquel, femme vertueuse, mais du monde, elle était assez peu sérieusement préparée. M. Le Maître entendait les paroles de M. de Saint-Cyran près du lit de la malade où il venait lui-même souvent, et il les méditait longtemps en son cœur ; il se les enfonçait avec cette ardeur qu’il mettait à toutes choses. Il voyait bien que, sous ces encouragements de l’homme de Dieu, il y avait un effroi qui se dissimulait prudemment pour ne pas consterner, par des vérités trop nues, une âme déjà assez troublée. Quant à lui, instruit de plus longue main par l’étude des Pères qu’il avait déjà presque tous lus à cette époque, il se considérait à la place de la mourante et concevait une pleine frayeur des jugements de Dieu. Ce fut surtout lorsque, pendant l’agonie, dans les prières pour la recommandation de l’âme, il entendit M. de Saint-Cyran proférer ces mots : « Proficiscere, Anima christiana, de hoc mundo in nomine Dei omnipotentis qui te creavit : Parlez, Ame chrétienne, partez de ce monde, au nom du Dieu tout-puissant qui vous a créée ; » — ce fut alors qu’il se sentit extraordinairement atteint : il fondit tout en larmes et ne pouvait se souffrir lui-même, est-il dit[12], considérant d’avance la confusion où il serait lorsqu’on prononcerait sur lui un jour cet ordre étonnant, et qu’il y faudrait obéir et comparaître devant son Juge. Tout à côté de ces paroles de consternation, il en trouvait de plus rassurantes dans ce qui est dit par la bouche du prêtre : « Renova in ea, piissime Pater, quidquid terrena fragilitate corruptum est… : Renouvelez dans cette âme, oh Père rempli de bonté, tout ce qui a été corrompu par la fragilité de la nature… ; » et surtout dans ce qui suit : « Lætifica, Domine, animam ejus in conspectu tuo… : » Réjouissez-la, Seigneur, par votre présence, et ne vous souvenez point de ses anciennes iniquités et de l’ivresse que lui a causée la fureur du mauvais désir ; car, quoiqu’elle ait péché, elle n’a point nié le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; mais elle a cru, et elle a eu même du zèle pour le Seigneur, et a fidèlement adoré le Dieu qui a tout créé !» Toutes ces magnifiques paroles de la liturgie tombaient goutte à goutte sur son cœur, et celles-ci surtout le faisaient fondre : «Miserere, Domine, gemituum…: Ayez pitié. Seigneur, de ses gémissements et de ses larmes, et, comme elle n’a de confiance en rien que dans votre miséricorde, admettez-la à la grâce de votre réconciliation.»

La malade venait de rendre le dernier soupir ; lui, ne se contenant plus, il sortit au jardin et se promenait au clair de la lune dans cette grande allée qui côtoyait le logis[13], comme saint Augustin dans ce jardin où il errait un moment avant d’entendre la voix sous le figuier : et là, M. Le Maître aussi répandait son âme en présence de Dieu avec d’autant plus de liberté que, toute la maison étant dans le deuil et dans les larmes, personne ne pouvait accuser l’abondance des siennes ni en deviner la secrète cause. C’est en ce moment solennel, 24 août 1637, jour de la Saint-Barthélémy, que, dans un saint massacre de ses espérances terrestres, il prit la résolution de quitter le Barreau pour se venir jeter aux pieds de Dieu par les mains de M. de Saint-Cyran.

M. de Saint-Cyran, aux premières paroles qu’il en entendit, ressentit d’abord une grande joie ; mais il comprit en même temps d’un coup d’oeil toute l’étendue et la gravité de l’affaire, et ce qui en rejaillirait sur lui de persécution[14]: «Je prévois bien, dit-il, où Dieu me mène en me chargeant de votre conduite ; mais il n’importe : il le faut suivre jusqu’à la prison et à la mort ;» et il ne pensa plus qu’au nouveau converti. Il lui conseilla pourtant de ne rien précipiter et, comme saint Ambroise avait fait à saint Augustin, qui était un si célèbre professeur de rhétorique, il lui dit d’attendre le moment des vacances, afin de quitter avec un peu moins de brusque éclat. M. Le Maître se soumit au conseil et continua encore un mois de plaider : mais ce n’était plus avec le même feu, avec la même liberté d’esprit qu’auparavant[15]. Les Audiences pourtant le touchaient encore et le ressaisissaient par les chaînes dorées de la louange ; mais il retombait vite sur lui-même au triple écho des applaudissements, et, comme saint Pierre au chant du coq, il rentrait en son cœur pour se repentir. Il y avait (comme il y a, je crois, encore) dans la salle des audiences un grand Crucifix poudreux ; l’orateur n’avait guère songé à y regarder jusque-là ; mais durant ses derniers plaidoyers il n’en détachait point sa vue, et il a depuis avoué qu’en le considérant il avait plus envie de pleurer que de plaider.

Cette diminution d’ardeur et de jeu oratoire fut remarquée, et M. Talon, qui avait rivalité avec lui, dit railleusement à ce propos, au sortir d’une audience, que pour cette fois M. Le Maître, au lieu de plaider vraiment, n’avait fait que dormir. Ce trait rapporté à M. Le Maître le piqua, et, parlant huit jours après, pour

la dernière fois, il le fit de telle sorte qu’il n’avait jamais montré plus de feu ni de vigueur : « Il avoit toujours M. Talon en vue ; et il ne se tournoit en parlant que vers lui seul : toujours le corps bandé, toujours le bras étendu, toujours sur le bout du pied, toujours l’œil arrêté sur lui, comme étant le dernier effort qu’il faisoit, et résolu, au sortir de là, de faire à Dieu un sacrifice de ce talent si rare, et de rendre muette à l’avenir une bouche qui étoit l’admiration de toute la France[16]. » Ce fut là son dernier plaidoyer, le dernier aiguillon et la mort de son éloquence, et l’on peut dire d’elle, comme de ces grands capitaines emportés sur le champ de bataille, qu’elle fut ensevelie dans son triomphe.

Les vacances du Palais étaient arrivées ; à partir de ce jour le Barreau ne le vit plus. D’accord avec M. de Saint-Cyran, avec sa mère madame Le Maître, qui en bénissait Dieu avec larmes (combien peu de mères auraient senti ainsi !), il accomplit sa retraite de pénitence. Elle se peut comparer tout à fait à celle des Chrétiens des quatrième et cinquième siècles. Qu’on se rappelle saint Paulin et saint Sulpice Sévère, les circonstances particulières à ce dernier principalement : de même, dans la fleur de l’âge et la pleine vogue de ses espérances, dans l’abondance de la louange et l’enivrant triomphe du Barreau, Sévère (comme le lui dit saint Paulin) avait quitté tout d’un coup, pour les prédications des pécheurs, la belle littérature cicéronienne qu’il ressuscitait, et avait embrassé le silence devant les hommes pour parler plus purement des choses célestes[17].

Mais au quatrième siècle pas plus qu’au dix-septième, pas plus que si c’était de nos jours, de telles actions ne paraissent simples et ne se font accepter du bon sens ordinaire. J’insiste là-dessus ; on croit trop à l’uniformité chrétienne de certains âges. Non, au dix-septième siècle pas plus qu’aujourd’hui, la grande action de M. Le Maître ne dut être comprise ni sembler possible ; elle parut (pour dire le mot) une folie. C’est là le sceau que porte au front l’héroïsme chrétien dans tous les temps ; et ceci, en nous montrant que le passé n’est pas ce qu’on se figure, que ce qui s’y est fait de grand et de saint s’y est fait toujours malgré le siècle, au scandale du siècle et sous son injure, en nous obligeant par là même à beaucoup rabattre de l’idée des temps passés, doit nous rassurer plutôt sur le nôtre, qui n’est peut-être pas pire, et qui, en fait d’enthousiasme encore fécond (je veux l’espérer), méprise ou simplement ignore ce qu’il enferme. Ausone et bien d’autres gens d’esprit jugeaient saint Paulin et Sulpice Sévère un peu atteints de vision[18] : M. le Chancelier crut que M. Le Maître avait perdu la tête. Plusieurs de ses parents, M. Henri Arnauld, son oncle, alors abbé de Saint-Nicolas d’Angers, depuis évêque et saint évêque, lui conseillait de se méfier, de ne rien précipiter : il était au fond assez de l’avis de M. le Chancelier[19]. Mais, avant que rien fût ébruité encore, et quand M. Le Maître échappait à peine à sa dernière cause, il s’agissait tout d’abord de lui trouver une retraite. M. de Saint-Cyran le prit quelque temps à son nouveau logis près des Chartreux[20], et il l’engageait même à entrer dans cet Ordre. Plusieurs raisons de santé et autres s’y opposèrent. Voyant cela, madame Le Maître, qui demeurait à Port-Royal de Paris, décida au plus tôt de faire bâtir un petit logis extérieur attenant au monastère, pour y retirer ses fils ; car un frère de M. Le Maître, M. de Séricourt, touché du même coup et dans des circonstances singulières que nous dirons, l’avait imité. On mit grande hâte à cette construction, on revêtit les murailles humides d’ais de sapin pour les rendre habitables, et le logis fut prêt en trois mois : ces messieurs y purent entrer en janvier 1638, le jour de saint Paul, premier ermite. Cependant le Palais venait de se rouvrir ; on y cherchait M. Le Maître, et on ne le découvrait plus : les bruits les plus contraires circulaient. C’est alors que, sur l’avis

de M. de Saint-Cyran, il écrivit à M. le Chancelier cette belle lettre, datée de novembre ou décembre 1637 :


«Monseigneur,

«Dieu m’ayant touché depuis quelques mois et fait résoudre à changer de vie, j’ai cru que je manquerois au respect que je vous dois, et que je serois coupable d’ingratitude, si, après avoir reçu de vous tant de faveurs extraordinaires, j’exécutois une résolution de telle importance sans vous rendre compte de mon changement. Je quitte, Monseigneur, non seulement ma profession, que vous m’aviez rendue très-honorable et très-avantageuse, mais aussi tout ce que je pouvois espérer ou désirer dans le monde ; et je me retire dans une solitude pour faire pénitence et pour servir Dieu le reste de mes jours, après avoir employé dix ans à servir les hommes.

«Je ne crois pas. Monseigneur, être obligé de me justifier de cette action, puisqu’elle est bonne en soi, et nécessaire à un pécheur tel que je suis ; mais je pense qu’afin de vous éclaircir entièrement sur tous les bruits qui pourroient courir de moi, je dois vous découvrir mes plus secrètes intentions, et vous dire que je renonce aussi absolument aux charges ecclésiastiques qu’aux civiles ; que je ne veux pas seulement changer d’ambition, mais n’en avoir plus du tout ; que je suis encore plus éloigné de prendre les Ordres de Prêtrise et de recevoir des Bénéfices que de reprendre la condition que j’ai quittée ; et que je me tiendrois indigne de la miséricorde de Dieu, si, après tant d’infidélités que j’ai commises contre lui, j’imitois un sujet rebelle, qui, au lieu de fléchir son prince par ses soumissions et ses larmes, seroit assez présomptueux pour vouloir s’élever de lui-même aux premières charges du royaume.

«Je sais bien. Monseigneur, que dans le cours du siècle où nous sommes, on croira me traiter avec faveur que de m’accuser seulement d’être scrupuleux : mais j’espère que ce qui paroitra une folie devant les hommes, ne le sera pas devant Dieu ; et que ce me sera une consolation à la mort d’avoir suivi les règles les plus pures de l’Église et la pratique de tant de siècles.

«Que si cette pensée me vient de ce que j’ai moins de lu- mière ou plus de timidité que les autres, j’aime mieux cette ignorance respectueuse et craintive, qui a été embrassée des plus grands hommes du Christianisme, qu’une science plus hardie, et qui me seroit plus périlleuse. Quoi qu’il en soit. Monseigneur, je ne demande à Dieu autre grâce que celle de vivre et de mourir en son service, de n’avoir plus de commerce, ni de bouche ni par écrit, avec le monde qui m’a pensé perdre, et de passer ma vie dans la solitude, comme si j’étois dans un monastère,»

«Voilà, Monseigneur, une déclaration tout entière de la vérité de mes sentiments. Les extrêmes obligations dont je vous suis redevable ne me permottoient pas de vous en faire une moins expresse et moins fidèle ; et l’honneur d’une bienveillance aussi particulière que celle que vous m’avez témoignée m’engageoit à vous assurer que je ne prétends plus de fortune que dans l’autre monde qui dure toujours, afin que votre extrême affection pour moi ne vous porte plus à m’en procurer dans celui-ci dont la figure passe sitôt. Mais, quelque solitaire que je sois, je conserverai toujours le souvenir et le ressentiment de vos faveurs, et je ne serai pas moins dans le désert, que j’ai toujours été dans le monde, votre très humble et très obéissant serviteur,»

« Antoine Le Maître.»

Une telle lettre me semble mémorable comme esprit, comme œuvre ; et j’aime à me dire, en la prenant au fond, qu’elle doit compter et peser pour beaucoup dans une époque qui va produire Polyeucte et Athalie. C’en est le pendant, en effet, non pas dans le domaine de l’art, mais au sein même de la vie ; et cela, pour se passer sur terre, sur le parvis même, au lieu de se projeter et de se peindre dans la coupole idéale, n’offre pas une moindre beauté[21]. En même temps qu’il écrivait à M. le Chancelier, et même avant de lui écrire, M. Le Maître remplissait un

autre devoir tout à fait grave et touchant : il s’adressait à son père, lequel, avons-nous dit, vivait séparé de madame Le Maître et dans un train vraiment déréglé. Aussitôt converti et retiré, la première pensée de M. Le Maître avait été vers ce père très peu digne, mais que sa charité filiale se reprenait plus vivement à considérer. Voici cette lettre, non moins belle que l’autre de sentiment et de ton :

«Monsieur mon père,

«Dieu s’étant servi de vous pour me mettre au monde, et m’ayant obligé de vous rendre tout le respect que l’on doit à un père, je violerois l’ordre de sa providence et le devoir de la nature, si je ne vous faisois savoir la résolution qu’il m’a fait prendre par sa bonté infinie, et que je n’ai exécutée que depuis quatre heures seulement[22]. Il y a plus de trois mois que j’avois dessein de quitter ma profession pour me retirer dans une solitude et y passer le reste de mes jours à servir Dieu ; mais mes amis m’ayant empêché de me déclarer dès lors, pour éprouver si c’étoit un mouvement du Ciel ou de la terre qui me portoit à ce changement, ils ont reconnu enfin avec moi que, le temps affermissant cette pensée dans mon cœur, au lieu de la détruire, elle venoit de Celui qui seul est le maître de nos volontés, et qui les change quand bon lui semble.

« Je quitte le monde parce qu’il le veut, comme vous même le quitteriez et votre religion encore[23], s’il le vouloit ; et, sans que j’aie eu de révélation particulière ou de visions extraordinaires, je suis seulement la voix qui m’appelle dans l’Évangile à faire pénitence de mes péchés. Car je vous déclare comme à mon père que je ne quitte point le Palais pour me mettre dans l’Église, et m’élever aux charges que la vertu et l’éloquence ont acquises à tant de personnes. Je n’entre point aussi dans un monastère, Dieu ne m’en ayant point inspiré la volonté ; mais je me retire dans une maison particulière, pour vivre sans ambition, et tâcher de fléchir par la pénitence le Dieu et le Juge devant qui tous les hommes doivent comparoître.

«Ce dessein vous étonnera sans doute, et je ne le trouverai nullement étrange : il y a six mois que j’étois aussi peu disposé à le prendre que vous êtes aujourd’hui ; et sans que nul homme de la terre m’en ait parlé, sans qu’aucun de mes amis s’en soit pu douter avant que je lui aie dit, je me sentis persuadé par moi-même, ou, pour mieux dire, par le sentiment que Dieu, qui parle aux cœurs et non pas aux oreilles des hommes, a mis en moi.

«Si l’exemple d’un fils aîné qui quitte le monde n’ayant que trente ans, lorsqu’il vivoit avec le plus d’éclat dans une profession honorable, lorsqu’il avoit diverses espérances d’une fortune très avantageuse, lorsqu’il étoit honoré d’une affection particulière de quelques Grands du royaume ; si, dis-je, cet exemple vous pouvoit toucher, j’en aurois une plus grande joie que celle que vous eûtes lorsque je naquis ; mais c’est à Dieu à faire ces miracles ; mes paroles ne servent de rien, et vous savez d’ailleurs que je n’ai jamais fait le prédicateur avec vous. Je vous dirai seulement, ce que vous savez sans doute mieux que moi, que ce n’est pas foiblesse d’esprit d’embrasser la vertu chrétienne, puisqu’une personne qui n’a point passé jusqu’ici pour foible ni pour scrupuleux[24], et qui est encore le même qu’il étoit lorsqu’il eut l’honneur de vous voir la dernière fois, se résout de changer ces belles qualités d’Orateur et de Conseiller d’État en celle de simple serviteur de Jésus-Christ.» Deux ans après, lorsque son père, toujours impénitent, mourut, M. Le Maître, dans le vœu qu’il avait formé d’une inviolable retraite, ne crut pas pouvoir assister aux funérailles ; mais, en revanche, et comme pour s’en excuser, il ne crut pas non plus devoir assister à la prise d’habit de sa sainte mère, qui eut lieu à peu d’intervalle de là, et ce sacrifice ne fut pas le moins sensible de sa vie.

Se peut-il donc concevoir une plus admirable alliance des sentiments de religion et de ceux de nature : ces privations à la fois austères et délicates ; cette lettre à son père d’une réprimande si contenue, d’un respect si tendre ; cette retraite avec messieurs ses frères auprès de ses saintes tantes, à côté d’une mère tout à l’heure religieuse à son tour, et qui, comblée enfin, quand viendra l’heure de mourir, assistée du grand Arnauld son frère, se confessant à M. de Saci son fils, prêtre depuis un an seulement, s’écriera vers le Ciel, dans un ardent sentiment de reconnaissance : «Qu’ai-je fait à Dieu pour avoir un tel fils ?» Elle le disait de M. de Saci, elle le dut penser tout autant de son illustre aîné, M. Le Maître.

M. Le Maître est un grand caractère ; j’ai parlé de ses Plaidoyers assez sévèrement pour le goût ; mais il y a autre chose dans l’homme que le goût, et il avait toutes ces autres choses : force et véhémence d’esprit, chaleur et foyer de cœur, puissance d’étude, droiture de judiciaire, flamme d’imagination, fécondité de plume qui avait succédé au fleuve de la parole ; et tant de qualités si diverses, durant les vingt années qu’il vécut après sa conversion, ne servirent plus qu’à l’accomplissement sous toutes les formes et à la pratique multipliée de la pénitence. Ç’a été véritablement, comme on disait de lui alors, un grand pénitent, le premier de Port-Royal, à ce titre, et le chef des solitaires. Par sa priorité de conversion, par sa constante et infatigable ardeur, par je ne sais quoi d’irrégulier qu’il garda toujours sous la discipline, il les domine tous[25]. Si ces solitaires que nous avons à énumérer maintenant, et à faire passer devant nous, avaient dû sortir de leur désert et faire irruption dans le siècle, comme on l’a vu plus d’une fois de ceux de la Thébaïde accourant dans Alexandrie, et comme on le dit de ces autres solitaires qui, le grand Macédonius en tête, descendirent de leur montagne dans Antioche affligée et châtiée par Théodose, c’est avec M. Le Maître en tête qu’on les aurait vus marcher. Il y avait en lui du saint Antoine, son patron, et surtout du saint Jérôme. Comme celui-ci, il était un grand lutteur des déserts, ne sachant qu’inventer pour se mater lui-même et se roulant presque dans l’arène enflammée, — du moins bêchant la terre, sciant les blés, faisant les foins par la chaleur de midi, se ressuyant son chapelet en main au soleil, s’interdisant le feu dans les durs hivers, puis replongé, au sortir de ces travaux manuels, dans l’étude opiniâtre, dans l’hébreu qu’il dévorait pour arriver à l’esprit le plus caché de l’Écriture, compulsant toute la doctrine des Pères, les traduisant, en divulguant de petits traités, en écrivant des vies savantes, y ramassant des matériaux pour les écrits de M. Arnauld son oncle (son jeune oncle), et passant de là à l’apologie de la vérité présente attaquée : on parlera, à l’occasion, de quelques-uns de ces ouvrages. Avec cela, jusqu’au bout, des tumultes d’esprit extraordinaires, des restes de vieil homme qu’il déracinait sans cesse plein d’une vigueur toujours nouvelle, mais en se renversant quelquefois à d’autres extrémités. Et, par exemple, dans la dispersion des solitaires (1638) qui suivit l’emprisonnement de M. de Saint-Cyran, M. Le Maître avait vu à la Ferté-Milon de saintes dames qui désiraient se rattacher à la solitude de Port-Royal. Quand M. de Saint-Cyran le sut, connaissant cette nature emportée, il jugea à propos de lui défendre tout entretien pareil, même avec les plus saintes personnes du sexe, alléguant que s’il est recommandé en général : Cum feminis sermo paucus et durus, aux solitaires il fallait dire, nullus. Là-dessus M. Le Maître, obéissant à l’instant, mais extrême dans son obéissance, résolut non seulement de ne plus parler jamais à aucune femme, mais, en règle plus générale, de ne plus parler à personne : ce que M. de Saint-Cyran fut aussitôt obligé de rabattre, jugeant ce second mouvement plus imprudent que le premier. Ainsi en toutes choses : cette ardente nature, même convertie, même sous l’ombre du cloître, était restée un continuel et saint orage. Une de ses plus fortes luttes et de ses plus touchantes épreuves fut quand M. de Saci, son frère cadet, étant devenu prêtre et confesseur, il s’agit pour lui, le glorieux aîné, de se ranger comme pénitent sous cette direction paternelle. Il avait passé déjà de M. de Saint-Cyran à M. Singlin ; celui-ci lui avait donné ensuite, ainsi qu’aux solitaires, M. Manguelen qu’il avait accepté sans murmure : mais M. de Saci, son puîné ! et d’un caractère si différent du sien, aussi flegmatique, aussi glacé en apparence et compassé que lui bouillant et exubérant ! non, si fort qu’il le respectât, il ne pouvait se résoudre à l’accepter comme père spirituel. M. Singlin parla haut, et, Dieu aidant, cette grande répugnance soudainement tomba et fit place à un attrait. M. Le Maître vaincu choisit dans tout saint Chrysostome de quoi former un petit écrit qu’il intitula : Le Portrait de l’amitié chrétienne et spirituelle, et l’envoya à M. de Saci avec six vers de sa façon, pour lui dire agréablement que désormais il lui soumettait son cœur. Ce n’est qu’à Port-Royal qu’on rencontre de ces traits-là.

Et ce grand pénitent, qui déployait la vigueur ascétique des premiers âges, cet implacable tourmenteur de lui-même en Jésus-Christ, qui aurait été l’un des chefs de la milice monastique d’un Athanase, ce géant d’ardente poitrine et de cœur de flamme, qui ne voulait plus que des cavernes pour y pleurer, son imagination (savez-vous ?) avait des nuances ou des saillies pleines de douceur. Il aimait à connaître, avons-nous dit, les aventures spirituelles de chaque solitaire, et se faisait une dévotion de les entendre raconter comme un saint roman. Aux grands jours, dans les circonstances solennelles de Port-Royal-des-Champs, à défaut de descente à Antioche ou d’irruption dans Alexandrie, il allait en tête de ces Messieurs, la nuit, au sortir de matines, recevoir leur nouveau directeur, M. Manguelen, qu’envoyait M. Singlin, retenu à Port-Royal de Paris, et il parlait, il haranguait dans ce silence de la nuit, au nom de tous, d’une manière à les étonner et à les ravir. Un jour, il plaida (avec permission de M. Singlin) pour les religieuses de Port-Royal devant un juge de village, qui n’avait jamais rien ouï de si beau. Sa bouche éloquente avait conservé des paroles d’or ; mais c’est surtout dans les Écoles de Port-Royal et auprès des enfants qu’il se les permettait sans scrupule, qu’il les prodiguait avec candeur. Du Fossé, dans ses Mémoires, nous en a donné des détails qu’il faut lire[26]: «Je me souviens même que, tout écolier que j’étois, il me faisoit souvent venir dès lors dans sa chambre, où il me donnoit des instructions très-solides, tant pour les études que pour la piété. Il me lisoit et me faisoit lire divers endroits des poètes et des orateurs, et m’en faisoit remarquer toutes les beautés, soit pour la force du sens, soit pour l’élocution. Il m’apprenoit aussi à prononcer comme il faut les vers et la prose, ce qu’il faisoit admirablement lui-même, ayant le ton de la voix charmant, avec toutes les autres parties d’un grand orateur. Il me donna aussi plusieurs règles pour bien traduire et pour me faciliter les moyens d’y avancer.» Ce que M. Le Maître faisait là pour le jeune Du Fossé, il le fit également pour le petit Racine, comme on le voit par l’aimable et naïve lettre qu’il lui écrivait de Bourg-Fontaine (1656) deux ans avant sa mort. C’est là une heureuse liaison, et qui complète littérairement M. Le Maître. Ce qui a pu lui manquer pour le goût dans certains écrits, il l’a compensé par cette influence docte et pieuse dont il environna l’enfance de Racine. Il le trouvait si bien doué qu’il voulait faire de lui un avocat: reste de prédilection qui fait sourire.

Par tous ces traits rassemblés et qui anticipent quelque peu sur les temps, j’ai voulu achever rapidement l’idée du premier et du plus chrétiennement héroïque de nos solitaires. À ne voir même que le côté historique des mœurs et des caractères, c’est quelque chose d’assez original au dix-septième siècle, et (si l’on pouvait réintroduire ces expressions profanes) quelque chose d’assez glorieux, que d’avoir produit de telles figures. Parmi les analogies et les parallèles à la Plutarque que l’on construirait pour l’époque, on pourrait poser et soutenir sans trop de peine comme thèse : Ce que Racine est à Euripide ou à Sophocle, M. Le Maître l’a été à saint Jérôme ; quelque chose de moindre assurément, mais qui souvent rappelle les mêmes tons et les mêmes lignes[27]. Je reviens aux environs de sa conversion, à toutes celles que le même moment mûrit, et qu’on vit comme

à la fois éclater. M. Singlin, Lancelot, M. de Séricourt sont déjà réunis ; ils nous offrent, avec M. Le Maître, les premiers et les vrais chefs de file du groupe futur : il y a donc à les aborder un à un, avant de reprendre la suite du récit, la prison de M. de Saint-Cyran et le commencement des persécutions.

    une dévotion de Jansénisme. On dit qu’elle s’irrita beaucoup en vieillissant de voir ses immenses biens déjà ouvertement convoités par trois Couronnes prétendantes. Elle eût eu, à coup sûr, une vieillesse moins aigrie, si elle eût obéi, dès les jours de sa jeunesse, au conseil de madame Le Maître, qui lui disait :
    «La profession de Chrétienne, Mademoiselle, vous oblige, puisque Dieu vous a donné du bien, de prendre les soins nécessaires pour qu’il soit administré à bonne fin. Je sais que vous avez des gens de bien dans votre Conseil ; mais je sais aussi que ce n’est pas à eux, mais à vous qu’il a donné ce bien, et que ce sera à vous qu’il en demandera compte. Vous devez donc, Mademoiselle, aussitôt que vos partages seront faits, vous faire donner un plan de tous vos villages pour en savoir toutes les maisons et tout ce qui en dépend, afin de connoitre l’état de l’église, du presbytère et du curé ; et, si vous êtes patronne, prendre conseil des gens de piété et de suffisance pour y mettre de bons pasteurs ; prendre garde si le revenu de la cure est suffisant ; et, s’il ne l’est pas, y contribuer, afin que le curé ait de quoi soutenir le fardeau de la cure qui est assez grand…»
    «Vous ferez, s’il vous plaît, faire un état de tous les habitants, de leurs qualités, de leurs moyens et leur prudhomie, comme aussi un état des pauvres personnes qui, par l’âge ou les maladies, sont dans l’impuissance de gagner leur vie, afin de les nourrir jusqu’à leur mort ; des pauvres enfants laissés orphelins de père et de mère, pour en avoir le même soin jusqu’à ce qu’ils soient en âge de gagner leur vie ; et quant à ce qu’il y a de pauvres outre cela, qui ne peuvent pas gagner leur vie tout le long de l’année, ou que les maladies réduisent à l’aumône, qu’il y ait un fonds pour subvenir à leurs nécessités. Il faut qu’au premier bail qui sera fait, tout cela soit réglé… Vous tâcherez d’avoir dans la province la connoissance de quelque gentilhomme de piété et d’esprit qui vous informera de tout ce qui se passe, et principalement de la manière dont vos receveurs traiteront vos sujets.»

    Ainsi conseillait et prescrivait presque la mourante ; mais tout porte à croire qu’elle ne fut que peu entendue.

  1. Ou Le Maistre ; j’ai écrit comme on prononce.
  2. Tome III, p. 323 des Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal (Utrecht, 1742).
  3. Vingt-quatre ans s’écoulèrent depuis la séparation de madame Le Maître jusqu’à la mort de son mari. Elle ne prit l’habit de novice qu’en octobre 1640, et ne fit profession qu’en janvier 1644 sous le nom de sœur Catherine de Saint-Jean. À l’heure de la mort, en janvier 1651, elle eut l’idée d’écrire une bien touchante lettre à mademoiselle de Longueville, son ancienne élève, alors âgée de vingt-cinq ans : elle espérait que les afflictions du moment (c’était le temps de la prison des Princes) auraient peut-être disposé vers Dieu ce cœur de tout temps assez rebelle. Il est utile de lire, en les rapprochant, cette admirable lettre de la mourante (au tome III, p. 351, des Mémoires pour servir, etc.) et les Mémoires piquants, spirituels, mais un peu secs, de madame de Nemours. Cette personne distinguée et positive, qui ne se dissimula jamais l’insuffisance de son père, ni aucun des défauts de sa brillante belle-mère, fut de bonne heure placée dans une position assez fausse, d’où son esprit juste et fin la sauva. Les entraînements n’étaient pas son fait, pas plus ceux de la Fronde que les élans de ce qu’elle appelait
  4. « … Cela m’apprend d’où venoit le défaut de M. Le Maître en ce plaidoyer si célèbre : c’est manque de chaleur et d’esprit bien subtils. On ne sauroit fondre la matière ; à cause de cela, il se faut contenter de la soudre, et il n’y a rien de si vilain que quand cette soudure paroit…» (Lettre de D’Ablancourt à Patru, Œuvres de ce dernier, tome II, p 548.) — D’Ablancourt, qui savait son Xénophon et qui était, à sa manière, un maître en atticisme, pouvait comparer dans sa pensée tel plaidoyer de M. Le Maître avec tel plaidoyer de Lysias (par exemple, l'Apologie sur le meurtre d’Ératostliènes), et il sentait la différence !
  5. Il s’est moqué de lui une autre fois, en le sachant trop bien, dans ses petites Lettres contre Port-Royal : «… Je n’ai point prétendu égaler Des Marets à M.|Le}} Maître : il ne faut point pour cela que vous souleviez les juges et le Palais contre moi ; je recconnois de bonne foi que les plaidoyers de ce dernier sont sans comparaison plus dévots que les romans du premier. Je crois bien que si Des Marets avoit revu ses romans depuis sa conversion, comme on dit que M.|Le}} Maître a revu ses plaidoyers, il y auroit peut-être mis de la spiritualité ; mais il a cru qu’un pénitent devoit oublier tout ce qu’il a fait pour le monde…» (Seconde Lettre de Racine contre Port-Royal.) Ceci devient méchant.
  6. Marmontel (dans ses Éléments de Littérature, article Barreau) a dit quelque chose des Plaidoyers de M. Le Maître ; il a insisté sur le plaidoyer VII, pour Marie Cognot, une fille désavouée par sa mère ; il en fait valoir des parties ingénieuses et pleines de chaleur, mais il ne les fait valoir, notez-le bien, qu’en les abrégeant et même en les arrangeant, en les refondant légèrement à sa manière ; et, tout à côté, il est forcé de reconnaître un coin de ridicule, le parallèle d’Andromaque et de Marie Cognot. C’est ce qui gâte perpétuellement l’impression chez M. Le Maître.
  7. Bibliothèque du Roi, manuscrits, Oratoire 206, Lettres de la mère Agnès de Saint-Paul Arnauld.
  8. Guilbert, dans la préface de ses Mémoires hist. et chron., les a relevés.
  9. Qu’on remarque ce qui suit et l’ingénieux de l’interprétation.
  10. De toutes les lettres et en général de tous les écrits de Port-Royal et de ce temps-là (Pascal excepté), on peut retrancher presque la moitié, dans les citations qu’on en donne, sans leur faire perdre quant au sens et en aidant de beaucoup à l’agrément. Le goût de la parfaite sobriété qu’eurent Pascal, La Bruyère, ne passa à tous les gens d’esprit qu’au dix-huitième siècle : Voltaire y donne la mesure. Les Jansénistes ont la phrase longue, disait-il. — (Quant aux Lettres de la mère Agnès en particulier, chacun peut en juger en pleine connaissance de cause, depuis que le recueil complet en a été donné avec beaucoup de soin et d’exactitude par M. Prosper Faugère, 2 vol. in-8o, 1858.)
  11. Elle ajoute encore : «Vous voulez paroître séducteur étant véritable, et, en choisissant la meilleure part, soutenir ceux qui ont la moindre. L’Évangile dit bien qu’il se verra des loups en vêtements de brebis, mais elle ne dit pas qu’il viendra des brebis vêtues en loups, et c’est ce que vous faites en la vôtre, où il semble d’un loup qui se jette sur un agneau (ou une Agnès) ; et quand on lève cette peau de loup, on trouve la laine d’un mouton et la douceur d’un esprit qui ne respire que la paix sous cette apparence de guerre.» Voilà le goût de la mère Agnès dans toute sa licence et sa fleur ; c’est le règne encore de M. de Lan gres : bientôt M. Singlin et M. de Saint-Cyran souffleront sur ces gracieuses bluettes, et les lettres de la mère Agnès n’en offriront presque plus. Il lui restera pourtant jusqu’au bout bien assez de cette charmante subtilité tendre, égayée, et affectueusement cajolante, si j’ose dire, en dévotion, pour faire comprendre à quel point ce commerce délicat et plein de délicieux replis dut agréer aux personnes comme madame de Sablé, au moment où elle tourna à la coquetterie pieuse. La lecture des lettres de la mère Agnès m’a souvent rappelé ce mot du théosophe Saint-Martin : «Je n’ai jamais trouvé que Dieu qui ait de l’esprit.»
  12. Mémoires de Lancelot, t. I, p. 309 et suiv.
  13. Le logis de l’Hôtel Pomponne. J’emprunte tout ce récit à Lancelot.
  14. Car le cardinal de Richelieu, dit la Relation excellente, ne pouvait souffrir que des personnes sur qui il formait des desseins quittassent le monde et lui échappassent des mains, tant il les considérait déjà comme son bien et ses créatures. Et qu’aurait dit Bonaparte, en effet, si un Saint-Cyran lui eût converti et enlevé un de ses généraux ? il aurait eu également Vincennes pour y tenir le convertisseur.
  15. Pour cette suite du récit, j’emprunte aux Mémoires du bon Fontaine (t. 1, p. 33 et suiv.}, qui complète si heureusement Lancelot.
  16. On peut se figurer par ce qu’on vient de lire à quel point M. Le Maître possédait cette qualité suprême de l’orateur, l’action, de laquelle Cicéron a dit qu’elle est comme le langage du corps (Est enim actio quasi sermo corporis), et qu’elle domine seule dans l’éloquence ((Actio, inquam, in dicendo una dominatur), tellement, que sans elle, un orateur, d’ailleurs accompli, n’est rien, et qu’avec elle un orateur ordinaire peut souvent surpasser les plus habiles. Mais quand on en vient au discours écrit, dépouillé de l’action, il faut décompter.
  17. « Piscatorum praedicationes Tullianis omnibus et tuis litteris prœtulisti… Mutescere voluisti, ut ore puro divina loquereris… » Il faut lire toute cette cinquième Épître de Paulin à son frère Sévère, dans laquelle celui-ci est préféré à la reine de Saba ; il faut lire surtout dans l'Histoire littéraire de M. Ampère, liv. I, les deux intéressants chapitres VII et VIII sur ces deux saints amis : les vrais précédents de notre sujet sont là.
  18. Sévère, ému de la rumeur publique, avait même eu l’idée d’un compte rendu de ses motifs, et il y travaillait ; mais son ami l’en détourna (Lettre première de Paulin à Sévère). M. Singlin crut également devoir publier un petit écrit apologétique des motifs de M. Le Maître, et M. de Saint-Cyran ne le trouva pas mauvais ; il s’agissait tout autant par là de tranquilliser le nouveau converti que de persuader les honnêtes gens moqueurs. Ceux-ci disaient : « Est-ce qu’il n’y avoit pas un parti à prendre plus simple et moins singulier ? Si on vouloit quitter le Palais, falloit-il pour cela s’aller cacher dans un trou ? Ne pouvoit-on pas se tenir retiré chez soi et édifier le monde par une vie sérieuse ? Pourquoi se travestir et se couvrir de haillons ?…» Tous propos fort raisonnables, et qui pourtant ont tort dans le fond : car, sans une certaine outrance, le grand but ne s’atteint pas. M. Singlin s’armait surtout, en défendant M. Le Maître, de l’exemple de saint Paulin : il suivait au long la comparaison des deux retraites : «Que si, disait-il, quelques-uns avoient fait l’honneur à M. Le Maître de le croire imbécile et foible d’esprit, saint Paulin n’avoit point été épargné en ce point, comme il le remarque par ces paroles :

    .....Stultus diversa sequentibus esse
    Nil moror, œterno mea dum sententia Régi
    Sit sapiens .....»

    Il faut lire tout ce passage très beau et très senti du dixième poème de saint Paulin, adressé à Ausone

    .... Breve quidquid homo est, ut corporis aegri,
    Temporis occidui, et sine Christo pulvis et umbra :
    Quod probat et damnat tanti est, quanti arbiler ipse !

  19. Après que la retraite fut consommée, il pensa que son neveu n’avait rien de mieux à faire, pour se créer sans doute une carrière nouvelle, que d’entrer dans les Ordres : il le voyait déjà évêque. — Cet Henri Arnauld, d’abord nommé M. de Trie, puis abbé de Saint-Nicolas, le cadet de M. d’Andilly, et que j’aurai assez peu l’occasion de nommer, resta longtemps engagé dans les affaires du monde, tout ecclésiastique qu’il était. Jeune, il avait accompagné le cardinal Bentivoglio à Rome ; il y retourna au commencement de 1646, comme chargé d’affaires au nom du roi ; il y fit preuve d’habileté diplomatique et réussit en particulier à y maintenir la protection de la France en faveur des cardinaux Barberins persécutés par Innocent X. On a ses Négociations, publiées en cinq volumes par son petit-neveu l’abbé de Pomponne : il y avait déjà du Pomponne dans cet oncle-là. Les Barberins reconnaissants lui firent, après leur rétablissement, ériger une statue dans leur palais de Rome, avec ce vers de Fortunat sur saint Grégoire de Tours, et qui s’applique si bien aux Arnauld :

    Alpibus Arvernis veniens mons altior ipsis.

    Par un à-propos singulier, les Arnauld venus d’Auvergne avaient en effet pour armes une montagne (surmontée d’un chevron et de deux palmes). En France, le prix de ses services fut l’évêché d’Angers : sa sainteté ne date que d’alors. On entrevoit à de certains passages des lettres de la mère Angélique et du docteur Arnauld que jusque-là, et même encore au moment de son sacre épiscopal, on n’était pas très-content à Port-Royal ni très-sûr de ses dispositions pénitentes, et qu’il n’était pas entré dans la réforme intérieure selon Saint-Cyran. Il y vint avec l’âge, ne quitta plus son diocèse, l’édifia, et ne mourut, qu’en 1692, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, fidèle aux principaux traits de la race, solidité, ténacité, sainteté : pourtant de tous ces saints Arnauld, c’est assurément pour nous (comme physionomie) le moins distinct. — Un combat assez vif s’est livré de nos jours autour de sa tombe. Un jeune vicaire d’Angers, l’abbé Pletteau, s’est mis à écrire contre le vieil évêque. Je lis dans un de ces pamphlets (1863): «il employa son épiscopat, qui dura plus de quarante ans, à propager dans son diocèse le Jansénisme et les bonnes mœurs
  20. Il avait quitté son Cloître Notre-Dame pour venir loger dans ce voisinage du Luxembourg, plus à portée de Port-Royal.
  21. Les contemporains qui jugent des choses à bout portant ne sont pas bien placés pour saisir ces rapports. On connaîtra au plus juste l'impression que fit cette lettre de M. Le Maître sur les gens du monde, même les plus sensés et qui étaient de ses amis, par les passages suivants, que je tire du Recueil manuscrit des Lettres de Chapelain. — Dans une lettre de Chapelain à Balzac, du 20 décembre 1637, on lit :
    «…Pour nouvelles, vous saurez que M. Le Maître, notre ami, se laissant enfin emporter à la violente inclination qu’il a eue de tout temps pour la retraite, l’a faite dans des termes qui me donnent de l’admiration et qui donnent de l’indignation aux autres : car s’étant résolu à vivre en solitude comme religieux sans néanmoins l’être, il a protesté par une lettre qui passe pour publique, étant écrite à M. le Chancelier, de renoncer dès à présent à tout bénéfice ou dignité dans l’Église, quand on lui en voudroit donner, et même à la prédication et à l’écriture : et depuis cela, s’est allé loger en lieu ignoré de tout le monde, dans un ferme propos de ne se plus laisser voir, et de passer le reste de ses jours dans l’oraison et la pénitence Dieu veuille lui donner la force de persévérer dans un si grand et louable dessein, et faire trouver faux tous les bruits que cette action si extraordinaire a fait naître !»
    Et dans une autre lettre au même Balzac, du 25 janvier 1638 :
    «Quant à M. Le Maître, quelque dissimulé que vous me croyiez, je vous en dirai ma dernière et sincère pensée. De tout temps, il a penché d’inclination du côté de la retraite, et il y a plus de six ans (?) qu’il l’eût faite, si M. de Saint-Cyran, qui a été son souverain pontife, le lui eût voulu permettre. À la mort de madame d’Andilly, cette sainte passion s’est réveillée et l’a pressé si vivement, qu’il n’a douté aucunement que Dieu ne le voulût attirer à lui par cette voie. M. de Saint-Cyran s’est trouvé de cet avis, et la résolution a été prise sur la fin de septembre dernier, qu’il renonceroit au monde périssable pour en acquérir un qui ne finit jamais. M. d’Andilly et mademoiselle Le Maître (c’est-à-dire, madame Le Maître, sa mère), avec toutes les religieuses du Portréal, l’ont approuvée extrêmement, et puisque notre ami étoit persuadé que son salut dépendoit de ce genre de vie, j’y eusse aussi bien donné les mains qu’eux, s’il ne l’eût point pris si étrange que je vous l’ai mandé et que vous le verrez par la copie de la lettre qu’il écrivit sur ce sujet à M. le Chancelier, laquelle je n’ai pu recouvrer que depuis quatre jours pour vous l’envoyer : mais je vous avoue que cet excès me coûte, et que je ne puis estimer bien sage le pieux Directeur qui l’a poussé ou qui l’a laissé aller à un mouvement dont le principe est excellent, mais dont la suite est si périlleuse au jugement de personnes qui sont plus dans ces sortes de pratiques que moi. Je sais que je philosophe grossièrement en ces matières, et ne me fie pas de ma propre raison lorsqu’il faut prononcer décisivement : toutefois, je pense pouvoir dire que ces singularités sont ordinairement ruineuses à ceux qui les affectent, et qu’elles laissent après soi de longs et inutiles repentirs. M. l’abbé de Saint-Nicolas et son jeune frère, chanoine de Verdun, sont dans ce sentiment. Le Palais juge cette résolution, avec les circonstances de la lettre, pour un trouble d’esprit. Les plus ignorants des excellentes parties de notre ami pensent que ce soit une route nouvelle pour parvenir à prélatures, et les uns et les autres lui font un tort extrême ; car s’il n’a pas fait prudemment en ceci, ç’a été plus par l’imprudence d’autrui que par la sienne, et sa retraite est si fort désintéressée par la connoissance que j’ai de son esprit, que je pense pouvoir assurer, en l’état où il est, que la tiare ni le règne ne le tenteroient pas. Tout ceci demeurera, s’il vous plaît, sub sigillo
    Ce que Chapelain pense, au fond, pouvoir dire de mieux pour excuser l’action de M. Le Maître, c’est qu’il est sincère et désintéressé : le côté par lequel cette action se rattache à la haute inspiration sacrée, lui échappe.
  22. Depuis quatre heures seulement ! sa première piété, son premier devoir !
  23. M. Le Maître père faisait profession, si l’on s’en souvient, de la religion réformée.
  24. À cette date de la langue, après avoir mis une personne, il arrivait quelquefois qu’on remettait le masculin quand il s’agissait d’un homme ; le sens général l’emportait sur la grammaire.
  25. On a dit de lui avec bonheur :

    .... Quo non praestantior alter
    Voce ciere viros, Christumque accendere cantu.

  26. Page 156 des Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal, par M. Du Fossé, 1739.
  27. Sur M. Le Maître on a, pour le connaître bien à fond, les Mémoires de Lancelot, de Fontaine et de Du Fossé ; dans le Supplément au Nécrologe de Port-Royal (in-4°, 1735), il faut lire la première des pièces (page 1) qui est une Déclaration de ses pensées, et dans l’essentiel Recueil de plusieurs pièces pour servir à l’Histoire de Port-Royal (in-12, Utrecht, 1740), p. 198 et suiv., le petit Écrit qui fait voir quel est l’esprit de M. Le Maître. Il y a peu à tirer de ses nombreux ouvrages polémiques, apologétiques ou édifiants, et rien n’y ajoute à l’idée qu’on a d’ailleurs de sa personne. Ce qu’on lui doit de mieux (comme livre), c’est d’avoir pensé, de concert avec la marquise d’Aumont, à recueillir les documents sur la vie de la mère Angélique ; les conversations d’elle qu’il a notées et transmises sont ce qu’il a écrit de plus vif. Les Mémoires de Fontaine sont pleins aussi de petites relations dressées par M. Le Maître et qui ont passé dans le texte. J’ai peine à croire que la belle conversation entre Pascal et M. de Saci sur Épictète et Montaigne ne soit pas de la rédaction de M. Le Maître lui-même, qui, par tous ces saints emplois, donnait le change, comme il pouvait, à son activité littéraire. — Ceux qui viennent de lire ce chapitre et qui liront tout ce que j’ajoute encore en maint endroit de cet ouvrage sur M. Le Maître, auront peine à comprendre que j’aie été accusé par un avocat-général, M. Oscar de Vallée, dans un livre publié en 1856, sous ce titre pompeux : De l’Éloquence judiciaire au dix-septième siècle : — Antoine Le Maître et ses contemporains, d’avoir été un détracteur de M. Le Maître, et de l’avoir dénigré. Oubliant toutes les règles de la convenance et de l’équité, M. Oscar de Vallée n’indique même pas mon travail de Port-Royal qu’il prétend réfuter, et dans lequel il puise ; il semble, à le lire, que je n’aie parlé de M. Le Maître que dans quelque Causerie du Lundi : «Il le traite, dit-il de moi, avec la sévérité d’un juge qui se croit souverain et qui est mal instruit.» Si M. Oscar de Vallée s’était borné à plaider pour M. Le Maître avocat, à montrer la solidité ou l’art de quelques-uns de ses plaidoyers, et à prouver que, sur ce point, l’ennui qu’ils m’ont causé m’avait rendu trop sévère, je serais prêt à me rendre et à faire céder mon impression devant son expérience : mais il m’a tout l’air d’un homme qui a un parti pris d’admirer, et qui a choisi M. Le Maître comme un thème à déclamation. Évidemment le succès de Madame de Longueville, de M. Cousin, a monté la tête du jeune magistrat, et il a voulu y faire un pendant à sa manière ; mais il est allé trop vite. Parlant de choses qu’il n’a pas assez étudiées et d’un temps qu’il connaît à peine, il croit avoir expliqué la conversion de M. Le Maître, quand il a dit : «C’était le temps où vivait saint François de Sales, celui où allait vivre Fénelon. À côté de la politique et des vices, ou, pour parler plus justement, au-dessus de tout cela, il s’était formé comme un firmament de morale épurée, de vertus, d’abnégations, d’ardente piété, et au sommet de ce firmament, on voyait briller saint Vincent de Paul, le précepteur du cardinal de Retz, cet élève si longtemps révolté, mais qui lui-même finit par se rendre à Dieu. — Ce fut cette religion qui, aidée par l’abbé de Saint-Cyran, parvint sans beaucoup de peine à arracher Le Maitre à la gloire, et à soumettre entièrement son cœur.» Un écolier en Port-Royal n’écrirait pas de ces choses, et j’ajouterai, pas un homme qui réfléchit un peu et qui ne se paye pas de mots ne les écrirait : ce ne sont que des paroles vides. — La note précédente pourra paraître moins nécessaire, depuis qu’un nouvel ouvrage sur Le Maître a été publié par un autre magistrat, collègue du précédent {Guillaume du Vair, et Antoine Le Maitre, par M. Sapey, 1858). M. Sapey, dans cette étude, a rétabli les points de vue avec justesse et avec équité. En choisissant ce beau et grave sujet pour l’approfondir et l’éclairer à son tour, il n’a pas cru devoir supprimer ni dénigrer ses prédécesseurs.» Il aurait pu y mettre moins de bienveillance à mon égard, que je lui serais encore reconnaissant de son impartialité. Il était convenable peut-être qu’un avocat-général réparât, en telle matière, le procédé par trop rigoureux et par trop expéditif d’un autre avocat-général, et je me plais à dire à M. Sapey, en lui rendant grâces :

    Sœpe, premente Deo, fert Deus alter opem.

    — M. Rapetti, à son tour (car ç’a été tout un tournoi), dans un écrit intitulé : Antoine Le Maître et son nouvel historien, qu’il a publié en 1857, à l’occasion du livre de M. de Vallée, a dit des choses qui m’ont frappé par leur justesse. Il fait remarquer en un endroit, à l’avantage des Plaidoyers de M. Le Maître, tout ce qu’il faut de talent, chez un avocat, « pour établir quelque clarté, quelque raison, quelque élégance, dans un conflit de vérités relatives, bornées, presque toutes contestables ;» et ces qualités essentielles, fondamentales, si rares de tout temps au barreau, eu égard à la nature des questions et des matières, les littérateurs habitués à un ordre d’idées plus délicates sont portés à en tenir trop peu de compte, à les trop considérer comme vulgaires et communes, à en savoir trop peu de gré aux avocats distingués qui les possèdent. Dans ces termes, je n’ai rien à opposer, je l’avoue, à ceux qui revendiquent pour les Plaidoyers écrits de M. Le Maître plus d’estime que je n’ai paru leur en accorder.