Pompéi et les Pompéiens/06
VI
Les THÉÂTRES.
Pompéi a deux théâtres, l’un tragique, l’autre comique : ou plutôt, l’un assez grand, et l’autre plus petit.
La salle du grand théâtre formait un hémicycle adossé contre une butte, si bien que les gradins montaient du parterre au paradis sans s’appuyer sur de massives substructions. C’était, en ceci, une construction grecque. Les quatre gradins supérieurs appuyés sur un corridor voûté à la romaine dominaient seuls la hauteur où règnent le Forum triangulaire et le temple grec. Vous allez donc de plain-pied de la rue aux dernières galeries, d’où vos yeux, par dessus la scène, peuvent embrasser la campagne et la mer et plonger au-dessous de vous dans ce ravin régulier, où s’assirent autrefois cinq mille Pompéiens affamés de spectacles.
À première vue, trois grandes divisions nous apparaissent ; ce sont les ordres de gradins, les caveæ. Il y a trois caveæ : l’infime, la moyenne et la supérieure. L’infime est la plus noble ; elle ne comprend que les quatre gradins inférieurs, plus larges et moins hauts que les autres. C’étaient les stalles réservées aux magistrats et aux notables ; ils y faisaient porter leurs siéges et les bancs à deux places (les bisellia), où ils avaient le droit de s’asseoir tout seuls. Un petit mur élevé derrière le quatrième gradin et surmonté d’un appui de marbre qui a disparu séparait l’infime cavée des autres. Les duumvirs, les décurions, les augustales, les édiles, Holconius, Cornelius Rufus, Pansa, siégeaient là majestueusement, distingués du commun des mortels.
La cavée moyenne était pour les simples bourgeois. Partagée en coins (cunei) par des escaliers qui la coupaient en six endroits, elle contenait un nombre limité de places, marquées par des lignes légères et encore visibles. Un billet de spectacle (tessera, tessère) en os, en terre cuite ou en bronze, sorte de jeton taillé en amande ou en pigeon, quelquefois en bague, indiquait exactement la cavée, le coin, le gradin et la stalle qui vous appartenait. On a retrouvé de ces tessères, avec des chiffres grecs et romains (preuve que des chiffres grecs n’auraient pas été compris sans traduction). Sur l’une d’elles, est inscrit le nom d’Eschyle au génitif ; on en a conclu que le Prométhée ou les Perses auraient été représentés sur le théâtre pompéien, à moins que ce génitif ne désignât un des coins distingué par le nom ou par la statue du tragique. D’autres ont parlé d’un de ces jetons annonçant la représentation d’une pièce de Plaute (la Casina) ; je puis assurer que ce jeton est faux, s’il a jamais existé.
Enfin, tout au haut de l’hémicycle, régnait la cavée supérieure, où étaient relégués les plébéiens — et les femmes. En fait de chevalerie, nous sommes pourtant plus avancés que les Romains. Des grilles séparaient cette cavée de la nôtre pour empêcher « la vile multitude » d’envahir nos bancs d’honnêtes bourgeois. Sur le mur de la galerie populaire, on voit encore l’anneau qui retenait le mât du velarium. Ce velarium était une tente qu’on déployait sur les spectateurs pour les garantir du soleil.
Telle était la distribution de la salle. Descendons maintenant à l’orchestre qui, dans les théâtres grecs, était destiné aux danses des chœurs, mais dans les théâtres romains, réservé aux grands dignitaires : à Rome, au prince, aux vestales, aux sénateurs.
Voulez-vous monter sur la scène ? Élevée d’un mètre et demi au-dessus de l’orchestre, elle était plus large et moins profonde que les nôtres : les personnages du répertoire antique ne se multipliaient pas comme ceux de nos féeries, bien loin de là. La scène s’étendait entre un proscenium ou avant-scène, se prolongeant sur l’orchestre au moyen d’un estrade en bois qui a disparu et le postscenium ou les coulisses. Il y avait aussi l’hyposcenium ou le théâtre souterrain qui servait aux machinistes. Le rideau (siparium, invention romaine) ne montait pas au plafond, comme chez nous ; mais au contraire il en descendait pour découvrir la scène et s’enroulait sous terre, au moyen d’ingénieux procédés qui nous sont expliqués par Mazois. Ainsi, la toile tombait au commencement et se relevait à la fin de la pièce.
Vous savez que dans le drame antique, la question des tableaux était fort simplifiée par la règle de l’unité du lieu. La scène représentait le palais d’un prince ; on ne peignait donc pas la toile du fond, on la bâtissait ; ce décor immobile appelé la scena stabilis, et s’élevant à la hauteur du plus haut gradin de la salle, était en pierre et en marbre dans le grand théâtre de Pompéi. Il représentait une magnifique muraille percée de trois portes : au milieu, porte royale, entrée des princes ; à droite, entrée des gens de la maison et des femmes ; à gauche, entrée des hôtes et des étrangers. (Indications prises du spectateur). Entre les portes, niches rondes et carrées pour des statues. Dans les coulisses, décor mobile (scena ductilis) glissé devant le mur du fond, en cas de changement à vue (par exemple, quand on jouait l’Ajax de Sophocle, où la scène passe du camp des Grecs aux bords de l’Hellespont). Décors latéraux peu importants, faute d’espace ; de chaque côté, coulisse tournante à trois pans (scena versilis) représentant trois sujets différents. Niches carrées dans le mur de l’avant-scène, soit pour les statues, soit pour les commissaires de police qui surveillent les spectateurs. En quelques lignes et en style de libretto, voila la scène antique.
Je confesse que j’ai une prédilection pour le petit théâtre, qu’on a nommé l’Odéon. Est ce parce qu’on n’y jouait probablement pas de tragédies ? Est-ce parce que cette salle de spectacle paraît plus complète et mieux conservée, grâce aux intelligentes restaurations de l’architecte La Vega ? Elle était couverte (deux inscriptions retrouvées le déclarent nettement) probablement d’une toiture en bois, les murs n’étant pas assez forts pour soutenir une voûte. On y arrivait en traversant un passage couvert d’inscriptions, tracées par le peuple qui faisait queue. C’était probablement là le public des plus hauts gradins, où l’on arrivait par des vomitoires supérieurs. En revanche, il n’y avait pas de vomitoires latéraux ; on entrait par de grandes portes droit à l’orchestre, d’où l’on montait aux quatre gradins de l’infime cavée, recourbés en crocs à leurs extrémités et séparés de la cavée moyenne par un parapet en marbre qui se terminait en pattes de lion sculptées avec vigueur. Notons parmi les sculptures un Atlas accroupi, ramassé, trapu, soutenant sur ses épaules et sur ses bras repliés en arrière une plaque de marbre, appui d’un vase ou d’un candélabre : athlétique effort violemment rendu. Au-dessus de l’orchestre, régnaient les tribunalia, rappelant nos loges d’avant scène, c’étaient à Rome les places des Vestales ; à Pompéi, très-probablement, celles des prêtresses publiques, d’Eumachia, dont nous connaissons la statue, ou de Mamia, dont nous avons vu le tombeau. Les gradins des trois cavées étaient en blocs de lave ; on y voit encore les enfoncements où vous auriez dû poser vos pieds pour épargner le spectateur assis au-dessous de vous. Rappelons-nous que les manteaux romains étaient en laine blanche et que les sandales antiques se crottaient comme nos souliers. Les bourgeois de la cavée moyenne apportaient avec eux leurs coussins ou pliaient sur leurs bancs, avant de s’asseoir, leurs toges immaculées. Il était donc nécessaire de les protéger contre la boue et la poussière dans lesquelles avaient marché les piétons installés sur le gradin supérieur.
Le nombre des gradins était de dix-sept, partagés en coins par six escaliers, et en stalles par des lignes marquées sur la pierre. Aux gradins supérieurs, on arrivait par des vomitoires et par un corridor souterrain. L’orchestre formait un arc, dont la corde était indiquée par une bande de marbre portant cette inscription :
Cet Olconius ou Holconius était le marquis de Carabas de Pompéi. Son nom se lit partout, dans les rues, sur les monuments, sur les parois des maisons.
Deux grandes fenêtres latérales éclairaient la scène qui, étant couverte, avait besoin de lumière. Le décor du fond n’était pas sculpté, mais peint et percé de cinq portes au lieu de trois : celles des extrémités masquées par des coulisses mobiles, servaient peut-être d’entrée aux tribunes des prêtresses.
Voulez-vous pénétrer dans les coulisses ? On arrivait par la caserne des gladiateurs, dans une salle à colonnes qui servait probablement de foyer et de vestiaire aux comédiens. Une mosaïque célèbre de la maison du Poëte (ou du joaillier) nous montre une répétition scénique ; on y voit le chorége entouré de masques et d’autres accessoires (le chorége était l’impresario et le régisseur), il fait répéter leurs rôles à deux acteurs grimés en satyres ; derrière eux un autre comédien, aidé d’un costumier quelconque, s’efforce d’endosser un vêtement jaune qui paraît être trop étroit pour lui.
J’ai dit que l’Odéon donnait dans la caserne des gladiateurs. On a cru longtemps que cette caserne était le quartier des soldats parce qu’on y avait trouvé des armes ; mais trop ornées pour appartenir à des gens de guerre, ces armes même ont inspiré au P. Garrucci l’idée maintenant établie que les habitations qui entouraient la galerie devaient être occupées par des gladiateurs. Ces habitations se composent d’une soixantaine de cellules : or il y avait bien soixante gladiateurs à Pompéi, puisqu’un programme en promettait trente paires qui devaient se battre à l’amphithéâtre.
Pour voir les gladiateurs sous les armes, il faut passer par dessus la partie de la ville qui n’est pas encore découverte, à travers des vignes et des vergers, et dans un coin de Pompéi, au sud-est, comme au fond d’un ravin, l’on découvre l’amphithéâtre. C’est un cirque entouré de gradins et adossé aux remparts de la ville ; le mur extérieur est peu élevé parce que l’arène dut être creusée dans le sol. On dirait un immense vaisseau profondément engravé. De ce mur extérieur il reste deux grandes arcades et quatre escaliers montant au sommet de l’édifice. L’arène était ainsi nommée à cause de la couche de sable qui la couvrait et qui buvait le sang.
On y arrive par deux grands corridors voûtés et pavés, d’une pente assez forte : l’un d’eux est renfoncé par sept arcs qui portent le poids des gradins. L’un et l’autre coupent un couloir transversal et circulaire, au delà duquel ils s’élargissent : c’est par là que les gladiateurs armés à pied et à cheval, au bruit des fanfares, débouchaient dans l’arène dont ils faisaient le tour avant d’entrer en lice ; ils revenaient après sur leurs pas et rentraient deux à deux en suivant l’ordre du combat.
À droite de la principale entrée, une porte s’ouvrait sur deux chambres carrées et grillées où l’on enfermait probablement les bêtes. Un autre couloir très-étroit glissait de la rue à l’arène près de laquelle, par un petit escalier, il montait à une petite pièce ronde, apparemment le spoliatorium, où l’on dépouillait les gladiateurs morts.
L’arène formait un ovale de soixante-huit mètres sur trente-six. Elle était entourée d’un mur de deux mètres duquel on voit encore les trous où s’enfonçaient des grilles et des filets en fer épais, précautions contre les bonds des panthères. Dans les grands amphithéâtres, autour de ce rempart se creusait un fossé qu’on remplissait d’eau pour faire peur aux éléphants. On les croyait hydrophobes.
Des peintures et des inscriptions couvraient le mur ou le podium de l’arène. Ces inscriptions nous apprennent les noms des duumvirs (N. Istacidius, A. Audius, O. Cæsetus Sextus Capito, M. Gantrius, Marcellus), qui, au lieu des jeux et de l’illumination qu’ils auraient dû payer en entrant en charge, avaient fait construire trois coins (cunei) sur l’ordre des décurions. Une autre inscription nous fait savoir que deux autres duumvirs, Caius Quinctius Valgus et Marcus Portius, duumvirs quinquennaux, avaient institué à leurs frais les premiers jeux, pour l’honneur de la colonie, et avaient concédé l’emplacement de l’amphithéâtre à perpétuité. Ces deux magistrats devaient être des hommes fort généreux et grands amateurs de spectacles. Nous savons qu’ils contribuèrent également à la construction de l’Odéon.
Veut-on maintenant parcourir l’ensemble des gradins, le visorium ? Trois cavées comme au théâtre ; l’infime, partagée par des entrées et des escaliers particuliers en dix-huit loges ; la moyenne et la supérieure partagées en coins : la première par vingt escaliers, la seconde par quarante ; autour de celle-ci un mur d’enceinte, coupé par des vomitoires, et formant une plate forme où pouvaient encore se tenir debout nombre de retardataires, et d’où l’on opérait les manœuvres nécessaires pour tendre le velarium : tout cela formant un ensemble de trente-quatre gradins sur lesquels s’amassaient peut-être vingt mille spectateurs : voilà pour le public. Rien de plus simple et de plus ingénieux que le système de dégagements qui rendait possible et facile la circulation de cette foule immense, le corridor circulaire et voûté qui, sous les gradins, faisait le tour de l’arène et conduisait par un grand nombre d’escaliers distincts aux gradins de la cavée infime et de la moyenne, tandis que des escaliers supérieurs hissaient le peuple à l’étage suprême qui lui était destiné.
On s’étonne de voir un amphithéâtre si grand dans une ville si petite. Mais n’oublions pas que Pompéi attirait à ses fêtes les habitants des villes voisines, l’histoire nous apprend même à ce sujet une anecdote qui n’est pas sans enseignement.
Le sénateur Livenéius Régulus, chassé de Rome et réfugié à Pompéi, avait offert à cette petite ville hospitalière un spectacle de gladiateurs. Force gens de Nocera s’étaient rendus à la fête, une querelle s’ensuivit (probablement provoquée par la rivalité municipale, éternelle plaie de l’Italie), et des paroles on en vint aux coups de pierres, même aux coups d’épée ; il y eut des blessés et des morts. Moins nombreux, les gens de Nocera furent battus et allèrent se plaindre à Rome. L’affaire fut soumise à l’empereur qui la renvoya au sénat, qui la renvoya aux consuls, qui la renvoyèrent au sénat. Vint enfin la sentence : les spectacles furent interdits à Pornpéi pour dix ans. Une caricature qui rappelle ce châtiment a été retrouvée dans la rue de Mercure.