Mercure de France (Œuvres de Albert Samain, t. 3p. 205-237).

ACTE DEUXIÈME

Polyphème, s’avançant d’un air accablé.

Oh ! qui m’enlèvera mon éternel ennui !
Je n’ai pas pu marcher plus avant aujourd’hui.
J’espérais la trouver ; sans oser me le dire,
J’ai comme le besoin de revoir son sourire.
Nous nous sommes tantôt si froidement quittés
Que je voulais, confus de mes brutalités,
Me rapprocher avec une bonne parole ;
C’est une enfant, en somme, un petit cœur frivole,
Qui n’est pas même heureux de faire tant souffrir !
Puis cette idée aussi m’obsède… Découvrir

Quelque chose !… savoir !… Car son berger la hante
Avec ses yeux fendus, sa démarche traînante,
Ses cheveux partagés et sa houlette à fleurs.
Elle l’aime… Je sais qu’elle l’aime ! Ô douleurs !
Tout, son front et ses yeux, sa voix, tout ment en elle ;
Aussitôt qu’elle en parle, elle devient plus belle !

Il fait quelques pas d’un air sombre.
C’est qu’il est beau, lui !…

C’est qu’il est beau, lui !… Moi, je vis, dès mon berceau,
Muré dans ma laideur comme dans un tombeau !…
Être laid ! N’avoir vu jamais sur son visage
Une femme arrêter son regard au passage,
N’avoir jamais senti, douce comme un soupir,
Passer sur soi l’haleine ardente d’un désir,
Et déborder pourtant d’amour et de tendresses !
Humblement, pauvrement, mendier des caresses,
Sans recevoir jamais, d’un geste de dédain,
Qu’une aumône qu’on donne en retirant sa main !…
Pourtant j’aime ! et je suis ardent et mon sang brûle.
Mais je n’ai qu’un grand cœur tendre jusqu’au scrupule…
Pour mon nom prononcé par elle doucement,
Je sens s’ouvrir en moi l’azur d’un firmament,

Un mystère pour moi persiste et se dérobe
Dans chaque coin d’espace occupé par sa robe.
Elle était tout à l’heure ici : je sens dans l’air
Flotter encore un peu du parfum de sa chair.
C’est ici qu’elle était assise…

Il s’assied à la place occupée par Galatée
et, par degrés, s’exalte.
C’est ici qu’elle était assise… Cette touffe

D’herbe au poids de son corps fut foulée… Ah ! j’étouffe !

Il va vers la couche de feuillage.
Et cette couche encore affaissée à demi…

Sa tête a posé là… c’est là qu’elle a dormi…

Il se jette sur le lit avec frénésie.
Ah ! j’ai soif à la fois de baiser et de mordre !

Galatée !… Oh ! je sens la souffrance me tordre !
Jaloux ! je suis jaloux !… Oh ! rien que d’y penser,
Les voir tous les deux là rire et se caresser,
Lui béat et stupide, elle chaude et câline
Et des roucoulements d’amour plein la poitrine !…
J’ai beau lutter… Toujours ces images de feu !…
Je les sens s’imprégner dans mes os peu à peu !…
Oh ! bondir… les surprendre… et m’élancer sur elle…

Et lui tordre le cou, son cou de tourterelle…
Et la jeter sanglante !!…

Étreignant sa poitrine.
Ah ! mon cœur me fait mal !
Il se laisse tomber sur le banc de gazon
avec abattement.
J’ai soif !… Toujours je fus malheureux et brutal !
Appelant Lycas.
Lycas !
Lycas, sortant de la grotte.

Lycas ! Quoi donc ?

Polyphème

Lycas ! Quoi donc ? Va-t’en chercher à la fontaine
Un peu d’eau… va, petit.

Lycas

Un peu d’eau… va, petit. Qu’as-tu ?

Polyphème

Un peu d’eau… va, petit. Qu’as-tu ? J’ai de la peine.

Lycas, le regardant attentivement.

Oui, ton front est sévère et tes yeux sont méchants.

Il court chercher à boire et vient tendre à Polyphème
la cruche que celui-ci vide abondamment.
Tu souffres ?
Polyphème

Tu souffres ? Un peu… Puis j’ai marché dans les champs ;
Je suis las.

Attirant Lycas à lui.
Je suis las. Mais approche…
Il le regarde un instant et semble hésiter. — À part.
Je suis las. Mais approche… Oh ! ce rôle m’écœure.
Haut.
Acis et Galatée étaient là tout à l’heure ?…

N’est-ce pas ?

Lycas

N’est-ce pas ? Oui, pourquoi ?

Polyphème, la voix un peu tremblante.

N’est-ce pas ? Oui, pourquoi ? Que faisaient-ils ?… réponds…

Lycas

Rien.

Polyphème

Rien. Rien ?… que disaient-ils ?

Lycas

Rien. Rien ?… que disaient-ils ? Je ne sais.

Polyphème

Rien. Rien ?… que disaient-ils ? Je ne sais. Ah ! voyons !

Lycas, cherchant un moment.

Galatée a trouvé tes fruits… Mais ta main tremble !…

Polyphème

Ce n’est rien.

Lycas

Ce n’est rien. Ils les ont alors mangés ensemble.
Galatée en mettait à la bouche d’Acis.
C’était drôle !… ils riaient… tu comprends…

Polyphème

C’était drôle !… ils riaient… tu comprends… Oui, mon fils.

Lycas

Moi, je ne l’aime pas, Acis ; son air m’agace.

Polyphème

Pourquoi ?

Lycas

Pourquoi ? Quand il est là, toujours, quoi que je fasse
Je suis grondé ! Jamais je n’ai part à leurs jeux,
Jamais je n’ai le droit de rien faire avec eux.

Polyphème

Vient-il souvent ici ?

Lycas

Vient-il souvent ici ? Tous les jours.

Polyphème, à part.

Vient-il souvent ici ? Tous les jours. La menteuse !

Haut.
Quand il vient, n’est-ce pas, Galatée est joyeuse ?
Lycas

Qui te l’a dit ?… Tu sais ?… À travers le jardin
Elle court, elle rit, elle chante et soudain
Me couvre de baisers, ou bien me prend sur elle
Et me câline… Elle est si bonne et puis si belle !…
Acis ne t’aime pas, lui.

Polyphème

Acis ne t’aime pas, lui. Tu crois ?

Lycas

Acis ne t’aime pas, lui. Tu crois ? J’en suis sûr.
Même il a fait de toi des portraits sur un mur…
Oh ! mais comme ton front tout à coup devient sombre !

Polyphème, lui prenant le bras, tout bas
et d’une voix étranglée.

S’embrassent-ils… parfois ?

Lycas, étonné.

S’embrassent-ils… parfois ? S’embrasser ?

Polyphème

S’embrassent-ils… parfois ? S’embrasser ? Oui… dans l’ombre.
Le soir… N’as-tu pas vu ?… Parle, petit enfant,
Parle !

Lycas

Parle ! Mais… je ne sais… puis ma sœur me défend…

Polyphème

Parle, te dis-je !… Allons !

À part.
Parle, te dis-je !… Allons ! Oh ! ces sueurs de honte !…

Parle ! S’embrassent-ils ?… Ah ! la rage me monte…

Le secouant avec violence.
Réponds donc, à la fin !
Lycas, criant et prêt à pleurer.

Réponds donc, à la fin ! Oh ! mais tu me fais mal !

Polyphème, hors de lui.

Réponds !… S’embrassent-ils ?

Lycas, effrayé et tremblant, fait signe que « oui », avec la tête, puis,
comprenant d’instinct qu’il cause une grande souffrance, il se jette spontanément
dans les bras de Polyphème.
Polyphème

Réponds !… S’embrassent-ils ? Ah ! dieux !

Il étreint fébrilement Lycas contre lui ; tous deux sanglotent
un moment ; Polyphème se reprend par degrés.
Polyphème, sombre et accablé.

Réponds !… S’embrassent-ils ? Ah ! dieux ! C’était fatal !
J’ai mieux aimé vider d’un seul trait la douleur ;
C’est bien cela : le grand coup de hache en plein cœur !
Cent fois j’ai dit qu’ainsi je viendrais à l’apprendre…

Fermant les yeux comme prêt à défaillir, et tout bas.
C’est atroce !
Lycas veut s’approcher.
C’est atroce ! Va-t’en… Tu ne peux pas comprendre.

Laisse-moi… par pitié.

Lycas, avec tristesse, s’éloignant.

Laisse-moi… par pitié. Je m’en vais… au revoir !

Polyphème, pris de remords, le rappelant.

Viens là… Je t’ai fait mal… mais c’est sans le vouloir.
Tu le sais… mon petit.

Il l’embrasse.
Lycas

Tu le sais… mon petit. Va, ce n’est rien.

Tournant la tête.
Tu le sais… mon petit. Va, ce n’est rien. Écoute…

J’entends venir.

Polyphème

J’entends venir. Va voir.

Lycas, courant jusqu’au chemin.

J’entends venir. Va voir. C’est ma sœur sur la route…

Polyphème, avec un brusque sursaut.

Et seule ?

Lycas, mentant, d’une voix hésitante.

Et seule ? Seule…

Polyphème se lève et s’avance d’un air menaçant. Lycas alors se jette brusquement vers lui, les mains suppliantes.

Et seule ? Seule… Oh ! dis… tu ne lui feras rien,
À Galatée !

Polyphème, l’écartant.

A Galatée ! Allons !

Lycas, s’attachant à lui.

A Galatée ! Allons ! Tu l’aimes, je sais bien…
Elle ne pensait pas te faire de la peine…

Polyphème, désignant la grotte.

Va-t’en là !…

Il le repousse si violemment que Lycas tombe. L’enfant se relève doucement, et, sans une plainte, rentre à reculons dans la grotte, en regardant toujours Polyphème, qui reste dans la même attitude, le bras étendu.
Polyphème, seul, avec dégoût contre lui-même.

Va-t’en là ! Je n’ai plus au cœur que de la haine !

Il arpente la scène, dans une muette et terrible agitation. Il cherche un moment, va vers le fond, puis se cache dans le feuillage du côté opposé
à celui qu’occupe le lit de Galatée.
Silence.
On entend les rires de Galatée et d’Acis, qui se rapprochent.
Polyphème

Ils viennent ; ils sont loin de croire à mon retour.
Pour eux je suis là-haut…

Acis et Galatée entrent, entrelacés.
Galatée

Pour eux je suis là-haut… Ah ! laisse, mon amour…
Mes cheveux sont défaits… Que je reprenne haleine
Un moment… Tu m’as fait trop courir dans la plaine ;
Puis, ce méchant taureau qui nous a poursuivis…

Acis

C’est ta faute ! Toujours tu ris de mes avis.
Je t’avais prévenue…

Galatée

Je t’avais prévenue… Et mes oiseaux ?

Acis

Je t’avais prévenue… Et mes oiseaux ? Sans doute
Des enfants les ont pris.

Galatée

Des enfants les ont pris. J’en étais sûre.

Acis

Des enfants les ont pris. J’en étais sûre. Écoute,
Je t’en retrouverai d’autres.

Galatée

Je t’en retrouverai d’autres. Mais pas si beaux…

Montrant sa robe.
Tiens, regarde !
Acis

Tiens, regarde ! Quoi donc ?

Galatée

Tiens, regarde ! Quoi donc ? Vois ma robe en lambeaux…
En t’aidant à cueillir au mur les églantines,
Tu m’as comme à plaisir déchirée aux épines.

Acis, railleur.

As-tu poussé des cris pour franchir le torrent !

Galatée

Ce n’est pas vrai !… D’ailleurs tu n’étais pas très franc
Toi-même… et je t’ai vu reculer… Quelle course !…
Et cette idée aussi de descendre à la source !
Tous ces affreux sentiers de gros cailloux remplis…

Acis

Mais tes pieds nus dans l’eau claire sont si jolis !

Galatée

Asseyons-nous : j’ai ri, vois-tu, comme une folle ;
Je suis lasse.

Elle s’assied sur le banc de gazon qui d’un côté fait tertre
et où elle va s’étendre peu à peu avec Acis. Appelant Acis
et lui désignant une place auprès d’elle :
Je suis lasse. Viens, là, l’herbe est ici plus molle.
Acis, prenant une grande feuille.

Veux-tu que je t’évente ?

Galatée

Veux-tu que je t’évente ? Oui, l’air est étouffant.

Acis

Veux-tu que je te berce aussi comme une enfant ?

Il la berce un moment, les yeux tournés vers la montagne.
Galatée

Que regardes-tu là ?

Acis

Que regardes-tu là ? Le soleil qui se couche…
Dis-moi, n’est-ce pas l’heure où ton maître farouche
Revient ?

Galatée

Revient ? Oh ! non !… plus tard… Il traîne son ennui
Là-haut, et bien souvent ne rentre que la nuit.

Acis

Et seul, toujours seul… Dieux ! Que son humeur est noire !
Des jours entiers, il rêve en haut du promontoire,
Les yeux fixes. Cent fois ainsi je l’ai trouvé…
Même, un jour, ignorant qu’il était observé,
Je l’ai vu se traîner à genoux dans les ronces,
Imitant comme un fou ta voix et tes réponses,
Et poussant des sanglots si terribles, vois-tu,
Et si tristes qu’au cœur un frisson m’a couru !…
Il est très malheureux.

Galatée

Il est très malheureux. Bah ! laisse Polyphème.
Tu ne vas pourtant pas demander que je l’aime !

Acis

S’il nous voyait !…

Galatée, impatientée.

S’il nous voyait !… Encor !…

S’accoudant doucement.
S’il nous voyait !… Encor !… Nous sommes seuls… Le soir

Tombe ; n’entends-tu pas les feuilles s’émouvoir,
N’entends-tu pas flotter en rumeurs incertaines
Le chœur aux voix d’argent des eaux et des fontaines ?
Les troupeaux rassemblés descendent des hauteurs :
N’entends-tu pas sonner la corne des pasteurs ?…
Taisons-nous.

Au loin de vagues accords, puis un chant.
Chœur

Nymphes des bois, nymphes des eaux,
Naïades ceintes de roseaux,
Petites nymphes des ruisseaux,

Qui courez tout le jour à travers les étangs
Sur les grands nénuphars flottants,

Un vent frais s’est levé sur les routes poudreuses :
Quittez vos retraites ombreuses
Et livrez vos bras nus aux brises amoureuses.


Les feux du jour sont apaisés…
La brise apporte ses baisers
Aux grands calices épuisés.

Sur la mer aux rumeurs lointaines
Des voiles s’en vont vers Athènes…
Penchez vos longs cheveux au marbre des fontaines.

La mer rose palpite au couchant enflammé :
Vers le soleil qui meurt que notre hymne s’élève !
Chantons, mes sœurs, voici qu’un jour encor s’achève…
Chantons, mes sœurs, le soir limpide et parfumé !

Et saluons la nuit, la nuit grave aux longs voiles
Qui pose ses pieds bleus sur les nuages d’or
Et porte doucement, sous son manteau d’étoiles,
Le crépuscule qui s’endort.

Nymphes des sources, des rivières,
Nymphes des bois et des clairières,

Enlacez-vous… Tournez sous le feuillage obscur,
Tournez, robes d’argent, d’hyacinthe et d’azur…


La mer murmure, solitaire,
Des fleurs se ferment sur la terre,
La lune monte avec mystère…

Les voix s’éloignent lentement ; aux dernières mesures, Polyphème se rapproche comme en rampant et vient se cacher derrière Acis et Galatée.
Galatée

Taisons-nous. Oh ! rester ainsi toute la nuit !…
Le calme est si profond ! Tout s’endort ; plus un bruit.
Un dernier rayon meurt sur le temple d’Hercule.
C’est étrange, quand vient ainsi le crépuscule,
Toujours je sens mon cœur malgré moi se serrer,
Et mes yeux, pour un mot, se mettraient à pleurer.

Acis

Même ainsi, près de moi, cette heure te pénètre ?

Galatée

Oui, ce soir, près de toi plus que jamais peut-être.

Acis

C’est que nous éprouvons la présence des dieux :
À cette heure le bois devient mystérieux ;
D’eux-mêmes, sur le bord des eaux, les roseaux sonnent :

La broussaille s’anime et les feuilles frissonnent ;
Jusqu’à l’aube, entr’ouvrant les arbres, les Sylvains
Avec les chèvres-pieds mènent leurs jeux divins ;
Les rochers sont vivants ; de grands éclats de rires
Sortent des antres noirs où dansent les Satyres,
Et la Sirène bleue, en nageant sur le bord,
Laisse traîner sa voix comme un grand filet d’or !…
Même on entend parfois un bruit de meute en chasse
Là-haut, les nuits d’hiver… Et c’est Diane qui passe.

Galatée

T’arriva-t-il jamais de voir les dieux de près ?

Acis

Oui, j’ai vu Pan, un soir… j’étais seul, dans les prés ;
On eût dit un grand bouc. Sa poitrine était brune ;
Les cornes découpaient leurs pointes sur la lune.
Des bêtes l’entouraient en cercle. Un jet de feu
Sortait de sa prunelle, et je tremblais un peu.

Galatée

Moi, je mourrais de peur d’une telle aventure…
Que fais-tu ?

Acis

Que fais-tu ? Je dénoue un peu ta chevelure ;

Tes cheveux d’une soie égalent la douceur…
Ah ! laisse-moi poser la tête sur ton cœur.

Galatée

Tiens, mon amour, respire aussi mes belles roses ;
Elles sont, ce soir même, à mon corsage écloses.

Acis

J’entends battre ton cœur.

Galatée

J’entends battre ton cœur. Laisse-moi voir tes yeux :
Ils sont plus grands dans l’ombre et me caressent mieux.
Pour un simple berger comme ta main est douce !
Tu sais que sur ta joue un léger duvet pousse ?

Polyphème se soulève légèrement pour mieux les voir. —
Galatée seule l’a entendu.
Acis

Pourquoi tressailles-tu ?

Galatée

Pourquoi tressailles-tu ? C’est la fraîcheur du soir…

Se penchant sur Acis.
Il faut nous rapprocher encor pour mieux nous voir !

Dieux ! Que la solitude alentour est profonde !
On dirait qu’il n’est plus que toi et moi au monde.
Montre tes yeux…

Acis

Montre tes yeux… Les tiens ont la couleur du ciel.

Galatée

Les tiens ont la douceur du vin d’or et du miel,
De l’eau fraîche du puits quand la soif vous altère,
De tout ce que je sais de plus doux sur la terre.
Oh ! que mon cœur est lourd !… Je ne sais pas pourquoi,
Jamais je n’ai senti tant de douceur en moi.
Je te trouve si beau !… Ce soir, je voudrais même
Me fondre sous tes dents comme un fruit, tant je t’aime !
Et toi, dis, m’aimes-tu ?

Acis, l’attirant à lui.

Et toi, dis, m’aimes-tu ? Penche-toi, viens plus près :
Tu sais bien que l’amour dit tout bas ses secrets…
Ta chevelure est comme une eau dorée… Encore !…

Il plonge son visage dans la chevelure de Galatée.
Ta bouche !… donne-moi ta bouche !
Galatée, à demi pâmée.

Ta bouche !… donne-moi ta bouche ! Je t’adore !

L’obscurité est presque complète. À ce moment, Polyphème surgit. Brusquement, comme si quelque bouleversement mystérieux se passait en lui,
il s’arrête et, lentement, lentement, il abaisse ses poings.
Polyphème, à part, tordant ses mains.

Quel sentiment étrange arrête ainsi mes bras ?
J’ai beau vouloir… je sens que je ne pourrai pas.
Tant d’amour devant moi !… dérision vivante !…

Il veut encore s’élancer ; puis reste comme pétrifié.
Je ne peux pas tuer !… Leur bonheur m’épouvante !…
Vaincu, il recule lentement.
Galatée, se dressant à demi.

N’as-tu pas entendu ce bruit dans le buisson ?

Acis, la ramenant à lui, doucement.

Oui, souvent la nuit donne aux feuilles ce frisson.

Bruit de baisers. — Polyphème écoute : une brusque poussée de fureur
le rejette en avant ; puis il s’arrête, raidi de souffrance.
Polyphème, à part.

Oh ! ces larges baisers qui tombent goutte à goutte !…

Galatée

Entends-tu ces pêcheurs qui passent sur la route ?
Vois-tu, mêlés ainsi dans un même soupir,
Cela ne me ferait presque rien de mourir…

Polyphème étouffe un cri de désespoir et brusquement
s’enfonce dans la forêt…
Galatée, se dressant encore.

N’as-tu pas cette fois vu se mouvoir une ombre ?…

Acis

Non, je n’aperçois rien… C’est quelque branche sombre.

Galatée, se levant du tertre.

N’importe, j’aime mieux que nous nous séparions.

Doucement.
Va-t’en.
Acis

Va-t’en. Partir déjà ?… Quand, aux premiers rayons
De la lune, la mer est à peine argentée ?

Galatée

Oui, va-t’en : malgré moi mon âme est agitée.
Cette nuit est, vois-tu, si douce que j’ai peur.

Comme un vase trop plein de répandre mon cœur.
Va-t’en… Je te verrai demain soir à l’orée
Du bois… Adieu !… Je t’aime !

Ils s’embrassent.
Acis

Du bois… Adieu !… Je t’aime ! Adieu… mon adorée !

Galatée, remontant la scène ; de loin.

Prends le sentier qui va de la vigne aux étangs :
Mes yeux pourront ainsi te suivre plus longtemps.

Elle reste un moment accoudée à un arbre. — Grand silence.
Elle redescend, pensive.
Il est parti… Pourquoi faut-il que l’heure arrive

De se quitter ainsi l’âme encor toute vive ?…
Demain… Demain !… Un jour est si long à finir !
Mais je veux jusqu’à l’aube avec mon souvenir
M’endormir sous le ciel les deux mains enlacées,
En serrant sur mon cœur mes plus douces pensées.

Elle contemple la nuit.
Comme la terre est douce et le firmament pur !

Tout un scintillement fait palpiter l’azur.

Elle fait quelque pas, puis semble écouter avec recueillement.

Le silence est sonore et ressemble, ô merveille !
Au bruit d’un coquillage appuyé sur l’oreille…
Même je suis saisie en entendant ma voix.
Tout dort… et seuls des feux de bergers, par endroits,
Font au sommet des monts une petite flamme.

Elle demeure un moment rêveuse.
Soudain on entend un grand cri terrible, suivi d’un grand silence.
Oh ! ce cri !… c’est affreux… J’en ai froid jusqu’à l’âme !
Elle court au fond de la scène, éperdue.
Acis !… C’est toi ?…
Elle écoute.
Acis !… C’est toi ?… Mais non, j’entends sur le chemin

Sa chanson… Mon cœur bat à rompre sous ma main.

Respirant.
Alors, c’est sur les monts, là-haut, dans quelque gorge,

Quelque monstre blessé que Polyphème égorge.

Elle écoute un moment encore.
Oui, car tout redevient déjà silencieux…

Rien… plus rien que le bruit des vagues sous les cieux…
Dieux, que le doux sommeil descende sur ma couche !

Elle retire lentement ses voiles, s’asseyant sur sa couchette.
Ah ! les baisers d’Acis sont encor sur ma bouche…
Elle s’étend et murmure ces derniers vers comme en songe, en diminuant toujours, pour exhaler le dernier comme un soupir.

Je veux le croire encore auprès de moi… Je veux
L’entendre encor parler… tout bas… dans mes cheveux…
Et sous la nuit sereine, où s’apaisent les fièvres,
M’endormir… l’âme heureuse… et son nom sur mes lèvres…

Elle s’endort. — La scène reste vide un moment.
Soudain de rauques gémissements s’élèvent
Polyphème, appelant.

Lycas !… Lycas !…

Il entre, les bras en avant, tâtonnant.
Lycas, sortant de la grotte.

Lycas !… Lycas !… C’est toi ?…

Polyphème

Lycas !… Lycas !… C’est toi ?… C’est moi, mon enfant… Viens,
Approche-toi.

Lycas

Approche-toi. Qu’as-tu ?

Polyphème

Approche-toi. Qu’as-tu ? Prends mes doigts dans les tiens.

Lycas

Tes mains tremblent… J’ai peur !… Ta démarche chancelle.
Oh ! c’est affreux… Du sang sur ta barbe ruisselle !
Réponds-moi… Quels malheurs te sont donc arrivés ?

Polyphème

Je ne vois plus.

Lycas

Je ne vois plus. Aveugle ?

Polyphème

Je ne vois plus. Aveugle ? Oui, mes yeux sont crevés !
Conduis-moi, mon enfant.

Lycas

Conduis-moi, mon enfant. Horreur !… Est-ce possible !…

Polyphème

N’as-tu pas entendu comme un grand cri terrible,
Dans la nuit, tout à l’heure ?

Lycas

Dans la nuit, tout à l’heure ? Oui.

Polyphème

Dans la nuit, tout à l’heure ? Oui. C’était moi.

Lycas

Dans la nuit, tout à l’heure ? Oui. C’était moi. Grands dieux !

Polyphème

Oui, j’ai crevé mes yeux ! Oui, j’ai crevé mes yeux !…
Mes yeux, mes pauvres yeux, si joyeux à l’aurore…
Après ce que j’ai vu, pouvaient-ils voir encore ?
J’ai couru dans les champs devant moi comme un fou…
J’allais… J’aurais voulu m’enfoncer dans un trou,
J’aurais voulu sur moi qu’on entassât des pierres !
Mais je les avais là, tous deux, sous les paupières,
Enlacés et buvant leur amour à pleine âme !…
Oh ! cette vision de caresse et de flamme,
La sentir implacable à mon front s’attacher !…
Comme une robe en feu j’ai voulu l’arracher !
Et maintenant, levant mes prunelles funèbres,
Je suis le malheureux qui tâtonne aux ténèbres…
C’est bien ainsi, d’ailleurs. J’absous la trahison :
Les dieux avec l’amour leur ont donné raison…
Mais livrer en jouet son âme pantelante,
Avoir à chaque fibre une goutte sanglante,
Ne plus garder un coin qui ne souffre en son cœur…
J’ai mieux aimé d’un coup dépasser mon malheur !

Appelant
Lycas !
Lycas

Lycas ! Oui.

Polyphème

Lycas ! Oui. Galatée ?

Lycas

Lycas ! Oui. Galatée ? Elle dort.

Polyphème

Lycas ! Oui. Galatée ? Elle dort. Que je touche
Sa robe seulement… Mène-moi vers sa couche.

Il s’avance en chancelant, conduit par Lycas.
Est-ce ici ?
Lycas

Est-ce ici ? Pas encore.

Polyphème

Est-ce ici ? Pas encore. Ici ?

Lycas

Est-ce ici ? Pas encore. Ici ? Non.

Polyphème

Est-ce ici ? Pas encore. Ici ? Non. Là ?

Lycas

Est-ce ici ? Pas encore. Ici ? Non. Là ? Plus près.

Polyphème, s’arrêtant et relevant la tête.

Ah ! j’ai senti frémir la mer et les forêts :
Laisse-moi respirer un peu le vent qui passe ;
C’est comme la pitié de la nuit sur ma face…

Se baissant.
Elle est là… Je frissonne… et mon cœur se souvient.
Lycas

J’ai peur… Que vas-tu donc lui faire ?

Polyphème

J’ai peur… Que vas-tu donc lui faire ? Ne crains rien…
C’est bien elle !… Voici sa couche de feuillage,
Ici sont ses bras nus… et voici son visage…
Petit oiseau d’amour, ô tout ce que j’aimais !
Mon rayon de soleil !… disparu pour jamais !…
T’en vouloir ?… À quoi bon ?… Petite âme imprudente,
Tu jouais. Tu riais de ma détresse ardente…
Tu riais… Tu riras… sans doute, encor demain.
Quelques pleurs essuyés du revers de la main,
Et ce sera fini… Tu riras… pour lui plaire !…
C’est terrible… Et je dis tout cela sans colère.
Tout à l’heure un désir effrayant m’a mordu :
Fou d’amour et d’horreur, un instant, j’ai voulu,

Oui, j’ai voulu bondir sur toi comme un sauvage,
Et t’écraser la tête aux rochers du rivage !
Mais un éclair étrange a frappé mes pensers,
Mes poings levés se sont d’eux-mêmes abaissés
Et j’ai senti soudain ma fureur et ma rage
Crever et ruisseler à flots comme un orage,
Ne laissant à leur place, ayant tout emporté,
Qu’une grande souffrance où naissait la bonté.
Va, dors bien doucement… Ne crains pas ma justice,
Dors sans comprendre même un peu mon sacrifice,
Dors…

Il se penche sur le visage de Galatée.
Dors… Ton souffle est égal. Je n’ai qu’à me baisser

Pour sentir sur mon front ton haleine passer.
On dirait que ta bouche entr’ouverte murmure…

Il écoute, avec un frisson.
Acis ! toujours Acis !…

Acis ! toujours Acis !… Oh ! l’affreuse torture
Est toujours là ! J’ai peur !…

Se raidissant.
Est toujours là ! J’ai peur !… Soutenez-moi, grands dieux !

Qu’une dernière fois je baise ses cheveux.

Il baise la chevelure de Galatée, gravement.

Vents de la mer !… Parfum des bois !… Souffles nocturnes !…
Petites fleurs dont la rosée emplit les urnes,
Grands arbres doucement par la brise agités,
Plaines, coteaux, vallons des nymphes habités,
Bonne terre et toi, nuit, dont la majesté veille,
Protégez à jamais cette enfant qui sommeille…

S’abandonnant peu à peu comme malgré lui.
Qu’elle ignore le mal par le mal expié :

Ayez pour elle, ayez un peu de ma pitié !
Et puisqu’il n’est ici nul regard que je blesse,
Puisque nul ne peut voir ma honte et ma faiblesse,
Ah ! laissez-moi pleurer un peu comme un enfant.

Il pleure un moment, à genoux, brisé et sanglotant,
puis il se redresse lentement.
C’est fini maintenant, ma force est revenue :

Je sens en moi descendre une paix inconnue ;
Mon cœur se calme et rend à présent sous ma main
Un beau son grave et fort, comme une urne d’airain.

Touchant Lycas de ses mains tremblantes.

Lycas ! c’est toi… je sens ta douce chevelure…
Toi seul as su m’aimer, petite créature :
Laisse-moi t’embrasser.

Il l’embrasse. — Ici, musique lointaine et vague
jusqu’à la fin.
Laisse-moi t’embrasser. Tu ne peux pas savoir…

Des yeux d’enfant sont si profonds pour qui sait voir !
Toi seul as su parfois sur ta petite bouche
Trouver naïvement la parole qui touche…
Aime bien Galatée : elle est ta grande sœur ;
Aime-la de toute la force de ton cœur !
Obéis-lui, sois doux pour elle… Galatée !
Oh ! ce nom où la fleur de sa chair est restée…
Adieu, jardins feuillus, pleins d’ombre et de soleil,
Jardins étincelants de son rire au réveil,
Vergers, bois familiers, frais ruisseaux, lits de mousse,
Adieu, tout ce qui fait que la terre est si douce…
Adieu, ma vie… adieu tout ce qui me fut cher !

Lycas

Où faut-il te mener, grand ami ?

Polyphème

Où faut-il te mener, grand ami ? Vers la mer.