Polikouchka/Chapitre 10

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 103-115).


X


De toute cette journée, personne de Pokrovsky ne vit Polikey. La barinia l’envoya chercher plusieurs fois après le dîner, et Aksioutka accourait chez Akoulina. Mais celle-ci répondait qu’il n’était pas encore de retour ; sans doute que le marchand l’avait retenu, ou qu’il était arrivé quelque chose au cheval.

— Ne boîterait-il pas un peu ? disait-elle. Maxime a voyagé avec lui pendant vingt-quatre heures, et il a dû faire toute la route à pied.

Un moment après, Aksioutka mettait de nouveau ses deux battants en branle vers la maison, et Akoulina s’ingéniait à trouver chaque fois une nouvelle cause au retard de son mari. Elle essayait de se tranquilliser, mais elle n’y parvenait guère. Elle avait le cœur bien gros, et se sentait incapable de travailler aux préparatifs de la fête du lendemain.

D’autant plus se torturait-elle, que la femme du menuisier assurait avoir vu elle-même un homme en tout semblable à Iliitch se diriger vers l’avenue, puis tourner bride.

Les enfants, eux aussi, attendaient leur petit père avec une impatience mêlée d’inquiétude, mais pour d’autres raisons. Anioutka et Nachka étaient restées sans chouba, et sans caftan qui leur permit, au moins à tour de rôle, de sortir dans la rue, et par suite elles étaient obligées de jouer tout près de la maison, vêtues seulement de leurs robes. Leurs rapides allées et venues dérangeaient incessamment les habitants de l’isba qui avaient à entrer où à sortir.

Une fois, Machka vint heurter les jambes de la femme du menuisier qui portait de l’eau, et, quoiqu’elle se fût mise à pleurer d’avance, elle se vit néanmoins tirer les cheveux, ce qui la fit pleurer de plus belle. Quand elle ne heurtait personne, elle volait tout droit à travers la porte, et, s’aidant des tonneaux, grimpait lestement sur le poêle.

La barinia et Akoulina s’inquiétaient seules, à vrai dire, surtout de Polikey lui-même, tandis que les enfants songeaient aux vêtements qu’il avait sur lui.

Et Egor Mikhaïlovitch, en faisant son rapport à la barinia, interrogé par elle, « si Polikey n’est pas encore arrivé, où peut-il être ? » répondait avec un sourire : « Je ne puis pas le savoir, » visiblement satisfait de voir ses suppositions réalisées.

— Il devait arriver vers l’heure du dîner, ajouta-t-il d’un ton significatif.

Personne ne sut rien de Polikey à Pokrovsky, pendant toute cette journée. On n’apprit que plus tard que les moujiks des environs l’avaient vu courant sans bonnet sur la route et demandant à chacun s’il n’avait pas trouvé une lettre. Une autre l’avait trouvé endormi au bord de la route, auprès du cheval lié à la charrette :

— Et j’ai pensé, ajoutait cet homme, qu’il était ivre-mort, et que le cheval n’avait ni mangé ni bu depuis deux jours, tant il était maigre !

Akoulina ne ferma pas l’œil de la nuit. Elle tendait l’oreille ; mais Polikey n’arrivait toujours pas. Elle eût souffert encore plus cette nuit-là, si elle avait été seule et qu’elle eût eu un cuisinier et des domestiques : mais comme les coqs avaient chanté pour la troisième fois, et que la femme du menuisier était déjà debout, Akoulina dut se lever aussi pour allumer le poêle.

C’était la fête. Il fallait avant l’aube tirer le pain du four, faire du kvass, cuire la galette, traire la vache, repasser robes et chemises, laver les enfants, apporter de l’eau, disputer à sa voisine sa part du poêle. Akoulina se livra à ces multiples occupations sans cesser d’être aux aguets.

Il faisait jour déjà. Les cloches appelaient les fidèles aux offices, les enfants se levèrent, et Polikey n’était pas là. Il avait gelé la veille pour la première fois, et la neige avait couvert inégalement les champs, la route et les toits. Ce matin, comme exprès pour la fête, la journée s’annonçait belle, ensoleillée, froide, de sorte qu’on pouvait voir et entendre de loin.

Mais Akoulina, debout devant le poêle, était si attentive à la cuisson de sa galette, qu’elle n’entendit pas venir Polikey. Ce ne fut que par les cris des enfants qu’elle apprit l’arrivée de son mari.

Anioutka, en sa qualité d’aînée, avait graissé sa tête et revêtu ses plus beaux habits ; elle portait une robe d’indienne rose, neuve, mais chiffonnée, un cadeau de la barinia, — qui lui allait fort mal, mais qui ferait enrager les voisins ; ses cheveux luisaient ; elle y avait employé un demi-bout de chandelle ; quant aux bottines, sans être neuves, elles étaient d’un cuir assez fin. Machka, encore en camisole, jouait dans la boue, et Anioutka la tenait à distance, de peur d’en être salie.

La petite fille était dehors quand Polikey arriva avec un petit sac.

— Le père est arrivé ! cria-t-elle.

Et elle se jeta dans la porte comme la foudre, salissant au passage Anioutka qui, n’ayant plus peur d’être tachée, se mit à battre Machka. Akoulina, ne pouvant quitter sa besogne, se contenta de crier à ses enfants.

— Eh ! vous autres, je vous fouetterai tous !

Puis elle se retourna vers la porte. Iliitch, avec un petit sac à la main, était entré dans le vestibule et s’était faufilé aussitôt dans son coin.

Il semblait à Akoulina qu’il était pâle, et que son visage portait des traces ou de rires ou de larmes. Mais elle n’avait pas le temps de l’examiner de près.

— Eh bien ! Iliitch, tout va bien ? demanda-t-elle du poêle. Iliitch murmura entre ses dents quelque chose qu’elle ne comprit pas.

— Quoi ! fit-elle. As-tu passé chez la barinia ?

Iliitch, dans son coin, était assis sur le lit, et jetait autour de lui des regards égarés, en souriant de son sourire coupable et profondément malheureux. Longtemps il demeura sans répondre.

— Eh ! Iliitch ! pourquoi tarder si longtemps ? dit la voix d’Akoulina.

— Moi, Akoulina, j’ai remis l’argent à la barinia… Comme elle m’a remercié ! dit-il tout à coup, en regardant çà et là avec une angoisse croissante et toujours souriant. Deux objets fixèrent surtout l’attention de ses yeux inquiets et fiévreux : la corde qui soutenait le berceau de l’enfant, et l’enfant lui·même. Il s’approcha du berceau et, de ses doigts minces, il défit rapidement le nœud de la corde. Puis il regarda l’enfant.

Mais à ce moment Akoulina, portant une galette sur une planche, entra dans le coin. Iliitch cacha vivement la corde dans sa poitrine et se rassit sur le lit.

— Qu’as-tu donc, Iliitch ? On dirait que tu as quelque chose ! dit Akoulina.

— Je n’ai pas dormi, répondit-il.

Quelque chose passa brusquement derrière la fenêtre, et un instant après, Aksioutka, la fille d’en haut, se précipitait comme une flèche.

— La barinia a demandé Polikey ; qu’il vienne tout de suite, a dit Advotia Mikhaïlovna… Tout de suite !

Polikey regarda tour à tour Akoulina et sa petite fille.

— Tout de suite ! qu’y a-t-il encore ? dit-il d’un ton si naturel qu’Akoulina se sentit rassurée : « Peut-être est-ce pour le récompenser ! pensa-t-elle. »

— Va lui dire que j’y vais tout de suite.

Il se leva et sortit, tandis que sa femme prenait une auge de bois, et la posait sur le banc. Elle y versa l’eau des seaux qu’elle tendit près de la porte, et l’eau d’un baquet chauffé au four. Puis elle retroussa ses manches et trempa ses mains dans l’auge.

— Viens, Machka, je vais te laver.

La petite capricieuse se mit à pleurer.

— Viens donc, sale, je vais te mettre une chemise propre. Plus vite que cela, je n’ai pas le temps ; j’ai encore à laver ta sœur.

Cependant Polikey n’avait pas suivi la fille d’en haut chez la barinia ; il s’était dirigé d’un autre côté. Au delà du vestibule, tout près du mur, se trouvait un escalier droit qui menait au grenier. Polikey, en quittant le vestibule, jeta un coup d’œil autour de lui et, ne voyant personne, monta cet escalier adroitement et vivement, presque au pas de course.

— D’où vient que Polikey n’arrive pas ? disait la barinia impatientée, en s’adressant à Douniacha qui la peignait. Où donc est Polikey ? Pourquoi ne vient-il pas ?

Aksioutka vola de nouveau vers la maison des dvorovi, s’élança dans le vestibule, et demanda qu’Iliitch se rendit chez la barinia.

— Mais il y a longtemps qu’il y est allé ! répondit Akoulina, qui, après avoir lavé Machka, venait seulement d’asseoir dans l’auge son nourrisson Siomka, dont elle mouillait les petits cheveux rares, sans s’arrêter à ses cris.

L’enfant criait, faisait des grimaces, et tâchait de saisir quelque chose de ses mignonnes mains inconscientes. Akoulina soutenait, de l’une de ses grandes mains, son petit dos potelé, tout en fossettes, et de l’autre elle le lavait.

— Va voir s’il ne s’est pas endormi quelque part, fit-elle en jetant autour d’elle des regards d’inquiétude.

Pendant ce temps, la femme du menuisier, les cheveux en désordre, la poitrine dégrafée, montait dans le grenier en se tenant les jupes, pour y prendre sa robe qui séchait. Tout à coup un cri de terreur retentit dans le grenier, et la femme du menuisier, comme folle, les yeux fermés, à quatre pattes, et plutôt à la façon d’un chat qu’en courant, dégringola l’escalier.

— lliitch ! cria-t-elle.

Akoulina laissa tomber l’enfant de ses mains.

— Il s’est étranglé ! cria la femme du menuisier.

Sans prendre garde que l’enfant roulait, dans l’auge comme une petite pelote, les pieds en l’air, la tête sous l’eau, Akoulina s’élança vers le vestibule.

— … À la poutre !… Pendu !… disait la femme du menuisier. Mais elle s’arrêta en apercevant Akoulina.

Celle-ci se jeta sur l’escalier ; avant qu’on n’eût pu la retenir, elle en gravit les marches, et, poussant un cri terrible, elle tomba comme morte, et se serait tuée si la foule qui accourait de tous les coins ne l’avait pas soutenue.