Polikouchka/Chapitre 11

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 116-125).


XI


Pendant quelques instants, on ne put rien distinguer dans la confusion générale. Tous parlaient et criaient à la fois, les enfants et les vieilles femmes pleuraient. Akoulina était toujours sans connaissance. Enfin les hommes, le menuisier et le gérant qui étaient accourus, montèrent au grenier, et la femme du menuisier, pour la vingtième fois répéta comment, sans penser à rien, elle était allée chercher sa robe…

— Comme je jetais les yeux d’un certain côté, voilà que j’aperçois un homme. Je regarde ; un bonnet gît à côté de lui, et je vois que les jambes se balancent. J’étais toute froide… Jugez donc ! un homme qui se pend et moi qui le vois !… Alors je dégringole l’escalier, et je ne sais plus comment je l’ai dégringolé. Et c’est vraiment un miracle que Dieu m’ait sauvée. C’est si haut, si raide ! J’aurais pu me tuer sur le coup.

Les gens qui venaient du grenier racontaient la même chose. Iliitch s’était pendu à une poutre, vêtu seulement de sa chemise et de ses culottes, avec cette même corde qu’il avait dénouée du berceau. Son bonnet, retourné, était à côté de lui ; son caftan et sa chouba, il les avait retirés et soigneusement pliés. Ses pieds touchaient à terre, et il ne donnait plus signe de vie.

Akoulina revint à elle, et s’élança de nouveau sur l’escalier ; mais on l’arrêta.

— Maman ! Siomka s’est engoué ! cria tout à coup, de son coin, la petite fille.

Akoulina se dégagea et courut dans le coin. L’enfant était immobile, sur le dos, dans l’auge ; ses petites jambes ne remuaient pas. Akoulina le prit ; mais l’enfant ne respirait plus, ne bougeait plus. Elle le jeta sur le lit, et, pressant son menton entre ses deux mains, elle poussa un éclat de rire si aigu, si sonore, si terrible que Machka, qui avait commencé par rire aussi, se boucha les oreilles et se sauva en sanglotant dans le vestibule.

La foule envahit de nouveau le coin avec des cris et des pleurs. On sortit l’enfant, on le frictionna : tout fut inutile.

Akoulina se démenait sur le lit, et riait, riait de telle sorte, que tous ceux qui entendaient ce rire en étaient épouvantés. C’était maintenant, à voir cette foule mêlée de maris, de vieillards, d’enfants attroupés dans le vestibule, qu’on pouvait seulement se rendre compte du nombre et de la qualité des gens qui vivaient dans cette maison des dvorovi.

Tous s’agitaient, tous parlaient, plusieurs pleuraient, et personne n’agissait.

La femme du menuisier trouvait sans cesse des gens qui n’avaient pas encore entendu son histoire, et elle racontait pour la centième fois comment son cœur sensible avait été bouleversé par un spectacle inattendu, et comment Dieu l’avait miraculeusement préservée d’une chute dans l’escalier.

Le petit vieillard qui avait le buffet à gérer, affublé d’une camisole de femme, rappelait que… au temps du défunt barine, une femme s’était jetée dans le lac.

Le gérant envoyait chercher le commissaire de police et un prêtre, et désignait une garde.

La jeune fille d’en haut, Aksioutka, de ses yeux qui lui sortaient de la tête, regardait par un trou dans le grenier ; et, quoiqu’elle ne vit absolument rien, elle ne pouvait s’en arracher pour retourner chez la barinia.

Agafia Mikhaïlovna, l’ancienne femme de chambre de la vieille barinia, demandait du thé pour calmer ses nerfs et pleurait. La babouchka[1] Anna, de ses habiles mains potelées, tout imprégnées d’huile d’olive, disposait le petit cadavre sur la table. Les femmes se tenaient près d’Akoulina et la contemplaient en silence. Blottis dans le coin, les enfants, en contemplant leur mère, poussaient des cris perçants, puis se taisaient, et, les yeux de nouveau levés vers elle, se renfonçaient encore plus dans leur coin.

Les gamins et les moujicks, groupés autour du perron, regardaient, le visage terrifié, à travers la porte et les fenêtres, sans voir, sans comprendre, et se demandaient l’un à l’autre ce que c’était. Suivant l’un, c’était le menuisier qui avait, à coups de hache, coupé une jambe à sa femme ; d’après un autre, la blanchisseuse venait d’accoucher de trois enfants ; un troisième soutenait que le chat du cuisinier, devenu subitement enragé, avait mordu beaucoup de monde.

Mais la vérité se répandit peu à peu et vint enfin jusqu’aux oreilles de la barinia, qu’on n’avait même pas préparée à la nouvelle : ce fut le brusque Egor qui la lui annonça sans ménagement ; elle en eut les nerfs si fortement ébranlés que de longtemps elle ne put reprendre ses sens.

La foule commençait à s’apaiser. La femme du menuisier apprêta le samovar et fit du thé ; et les étrangers, ne recevant pas d’invitation, trouvèrent inconvenant de rester plus longtemps. Déjà les curieux, sachant de quoi il s’agissait, se retiraient en faisant des signes de croix, tandis que les gamins se battaient près du perron, quand tout à coup un mot vola de bouche en bouche : « La barinia ! la barinia ! »

Tous se rassemblèrent de nouveau ; ils se reculèrent pour la laisser passer ; mais tous ils voulaient voir ce qu’elle allait faire. La barinia, pâle, les yeux rougis de larmes, entra dans le vestibule et pénétra dans le coin d’Akoulina. Des dizaines de têtes se pressaient dans l’ouverture de la porte ; on serra tellement une femme enceinte qu’elle se mit à gémir, mais elle profita aussitôt de l’occasion pour gagner un rang.

Et comment ne pas regarder la barinia dans le coin d’Akoulina ? C’était pour les dvorovi comme un feu de Bengale à la fin d’une représentation… C’est un beau spectacle, un feu de Bengale qu’on allume et, c’était un beau spectacle, la barinia, tout en soie et en dentelles, entrant chez Akoulina, dans son coin.

La barinia, s’approchant d’Akoulina, lui prit la main. Akoulina la retira violemment, ce qui fit hocher la tête d’un air de blâme aux vieux dvorovi.

— Akoulina, dit la barinia, tu as des enfants, songe à toi.

Akoulina éclata de rire et se leva.

— J’ai des enfants, tous en argent, tous en argent… Je n’ai pas de billets, dit-elle vivement. Je disais à Iliitch de ne pas prendre de billets… Et voilà qu’on a graissé la roue avec du goudron… avec du goudron et du savon, Madame… si épaisse que soit la crasse, ça s’en va tout de suite.

Et elle poussa un éclat de rire encore plus aigu.

La barinia envoya quérir un infirmier avec de la moutarde. Puis :

— Donnez-moi de l’eau froide, dit-elle.

Et elle se mit à en chercher elle-même. Mais à la vue de l’enfant mort, devant lequel se tenait la babouchka Anna, la barinia se détourna, et chacun vit qu’elle se couvrait le visage d’un mouchoir en fondant en larmes, tandis que la babouchka Anna (pourquoi la barinia ne la vit-elle pas ? Elle l’aurait appréciée ; et c’était fait du reste dans cette vue) recouvrait le corps d’une toile, et de sa grasse main exercée arrangeait les petites menottes, branlant la tête si tristement, faisant saillir ses lèvres et bridant ses yeux avec tant de sentiment, que tout le monde pouvait voir son bon cœur. Mais la barinia n’y prit pas garde, et ne pouvait d’ailleurs rien voir. Elle éclata en sanglots, en proie à une attaque de nerfs ; on la prit par le bras, on lui fit traverser le vestibule et on la reconduisit ainsi jusqu’à sa maison.

— C’est tout ce qu’elle a pu faire ! pensaient la plupart des moujiks en se dispersant.

Akoulina s’esclaffait toujours en disant des folies. On l’emmena dans une autre chambre, on la soigna, on lui appliqua des sinapismes sur tout le corps, et de la glace sur la tête ; mais elle demeurait toujours sans rien comprendre, sans pleurer ; au contraire, elle riait en parlant et en agissant, de telle sorte que les bonnes gens qui la soignaient ne pouvaient se retenir et riaient aussi.


  1. Grand’mère.