Polémique à propos d’enseignement entre M. J.-P. Tardivel et M. C.-J. Magnan/Un plan admirable

À PROPOS D’ENSEIGNEMENT


UN PLAN ADMIRABLE


(De la Vérité, du 12 mai 1894.)

L’Enseignement primaire du 1er mai répond à notre article du 21 avril intitulé : La racine du mal, article où nous disons que le manque d’esprit public, en matière scolaire, provient du système moderne de l’État, sinon enseignant, du moins organisant, dirigeant, contrôlant plus ou moins l’œuvre de l’éducation. M. Magnan ne partage pas notre manière de voir. Il n’admet pas l’existence, dans notre province, d’une intervention exagérée de l’État dans les questions scolaires :

« La loi de l’éducation, dit-il, laisse à chaque municipalité le droit de contrôler les choses de l’éducation : cotisations scolaires, rétributions mensuelles, construction d’écoles, engagement des instituteurs et des institutrices, choix des livres, etc, etc. À l’heure qu’il est, chez nous, et cet état de choses existe depuis un demi-siècle bientôt, chaque municipalité scolaire, en matière d’éducation, est quasi indépendante de l’État. De sorte que « s’il n’y a pas d’esprit public dans notre province, lorsqu’il s’agit d’éducation » ce n’est pas que la population « ait été gâtée par la fausse doctrine que la formation de l’enfance et de la jeunesse est une fonction gouvernementale », (comme le prétend la Vérité). Au contraire notre organisation scolaire est plutôt paroissiale que provinciale, et laisse à chaque municipalité le soin de promouvoir les intérêts de l’enseignement primaire ».

C’est avec un certain étonnement, nous l’avouons, que nous avons lu ce qui précède.

Nos écoles primaires sont si peu paroissiales que le curé, c’est-à-dire le chef de la paroisse, ne fait pas partie, ex officio, du bureau des commissaires, ou des syndics scolaires. Il peut être élu par les contribuables ; mais s’il ne veut pas subir les désagréments d’une élection — et beaucoup de curés ne jugent pas à propos de le faire, avec raison, selon nous, — il doit se contenter du rôle de visiteur, rôle qu’il partage avec « le maire, les juges de paix, les colonels, les lieutenants-colonels, les majors et le plus ancien capitaine de milice », sans compter les juges, les députés, tant fédéraux que provinciaux, les professeurs des écoles normales, etc. Il a aussi le droit de choisir les livres « ayant rapport à la religion et à la morale ».

Sans doute, si l’on compare ce qui se passe ici avec ce qui se passe ailleurs, le gouvernement de la province de Québec fait à l’Église une part considérable dans la direction de l’enseignement.

Notre contradicteur nous cite, à ce propos, un extrait du récent mandement de NN. SS. les évêques sur l’éducation. Nous lui ferons remarquer que nous avons publié ce document in extenso. Il ne contredit nullement notre thèse. NN. SS. les évêques reconnaissent qu’il existe une « entente cordiale entre l’autorité civile et l’autorité ecclésiastique », et que notre système « ménage à cette dernière une part d’influence propre à sauvegarder les intérêts sacrés de la famille, de la conscience et de la foi ». Mais ils admettent, en même temps, que ce système n’est pas « absolument parfait » et ne « réunit peut-être pas toutes les conditions désirables ». Il y a donc lieu de demander des améliorations. La plus urgente, selon nous, celle qu’on devrait introduire dans la loi, pendant que l’entente existe, c’est de donner au curé, ex officio, la présidence du bureau scolaire de sa paroisse. Alors les écoles auraient vraiment un cachet paroissial. À l’heure qu’il est, malgré l’affirmation de M. Magnan, nos écoles ne sont nullement paroissiales ; elles sont quelque peu municipales, mais surtout provinciales.

Nous n’avons pas besoin d’insister sur la différence essentielle qui existe entre la municipalité et la paroisse. La première, créée exclusivement par l’État, est une corporation purement civile ; elle a pour centre l’hôtel de ville, la salle des délibérations du conseil ; la seconde a la religion pour base, l’église pour centre, le curé pour chef ; c’est une corporation surtout religieuse ; les questions matérielles y sont étroitement liées et rigoureusement subordonnées aux intérêts spirituels.

C’est de la paroisse, non de la municipalité, que l’école primaire devrait relever. Actuellement, c’est tout le contraire qui a lieu ; et nous ne comprenons vraiment pas qu’on soutienne sérieusement que notre organisation scolaire est plutôt paroissiale que provinciale. Ce doit être là un lapsus calami ; car vraiment notre organisation scolaire n’est pas paroissiale du tout ; la paroisse ne lui sert aucunement de base. Et c’est là, sans aucun doute, une des principales « conditions désirables » dont NN. SS. les évêques laissent entrevoir l’absence.

Notre organisation scolaire a un certain cachet municipal, nous en convenons ; mais il suffit de jeter un coup d’œil sur nos lois scolaires pour se convaincre qu’elle a surtout un caractère provincial. Elle pourrait être encore plus centralisée, sans aucun doute ; mais elle l’est déjà beaucoup trop.

D’abord, les municipalités scolaires elles-mêmes sont de création purement gouvernementale. « Le lieutenant-gouverneur en conseil peut changer les limites des municipalités scolaires, diviser ces municipalités ou en établir de nouvelles ». Voilà le texte de la loi, Statuts refondus de la province de Québec, article 1973. Il nous semble qu’il y a là une assez forte dose de centralisation, d’intervention du gouvernement dans les affaires scolaires. L’organisation de nos écoles repose donc sur une base essentiellement provinciale.

Puis, les bureaux d’examinateurs pour les candidats à l’enseignement sont nommés par le lieutenant-gouverneur en conseil, c’est-à-dire le pouvoir provincial.

Les municipalités, dit M. Magnan, ont le libre choix des instituteurs et des institutrices ! Veuillez relire avec nous cette disposition de la loi :

« Les commissaires et les syndics d’écoles, et toutes les personnes chargées de la régie des écoles, ne doivent employer que des instituteurs et des institutrices qui sont munis d’un brevet de capacité, sous peine de perdre leur part de l’allocation accordée pour l’encouragement de l’éducation ”» S. R. P. Q., article 1959.

Donc le choix des commissaires est limité par une loi provinciale. S’ils veulent avoir leur part de l’allocation votée par la législature, ils ne peuvent engager d’autres instituteurs que ceux qui ont reçu un brevet de capacité du pouvoir provincial, ou ceux à qui une loi provinciale accorde ce qu’on appelle l’équivalence.

« Le Surintendant peut refuser de payer la totalité ou une partie de la part du fonds des écoles afférente à une municipalité… si les instituteurs n’ayant pas les qualités requises par la loi ont été employés par les commissaires, ou si, sans cause valable, ils ont destitué un instituteur avant la fin de son engagement ». S. R. P. Q., article 2184.

Ainsi, le choix des instituteurs est limité, non seulement par la loi, mais aussi par le bon plaisir du Surintendant.

Tout cela, il faut l’avouer, ressemble singulièrement à une organisation scolaire infiniment plus provinciale que municipale.

Pour la construction des écoles, création des arrondissements scolaires, etc., les commissaires sont également soumis au pouvoir provincial, au Surintendant, fonctionnaire nommé par le gouvernement.

« Les maisons d’écoles doivent être construites conformément aux plan et devis approuvés ou fournis par le Surintendant ». S. R. P. Q.„ article 2053.

« Dans sa sentence, qui est finale, le Surintendant peut ordonner que les commissaires ou les syndics fassent ce qui leur a été demandé ou ce qu’il ordonne de faire, ou s’abstiennent de le faire, ou ne la fassent qu’en tout ou en partie et aux conditions imposées par la sentence ». S. R. P. Q., article 2055.

Ce fonctionnaire provincial qui s’appelle le Surintendant de l’Instruction publique est donc roi et maître dans toutes les municipalités ; et ses sentences, quelque arbitraires qu’elles soient, sont finales, c’est-à-dire sans appel.

Si ce n’est pas là une organisation scolaire essentiellement provinciale, nous prions M. Magnan de vouloir bien nous dire ce que c’est.

Et cette centralisation entre les mains du Surintendant donne lieu, dans la pratique, à de graves inconvénients. Nous connaissons telle paroisse non loin de Québec où il existe, à l’heure qu’il est, de grandes souffrances scolaires, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui n’ont pas d’autre cause que la disposition de la loi que nous venons de citer, et qui ne se seraient jamais produites si notre organisation scolaire était vraiment paroissiale et diocésaine.

Les cotisations scolaires sont, comme tout le reste, soumises au bon plaisir du Surintendant qui peut les annuler ou les confirmer. S. R. P. Q., article 2052.

Le choix des livres est également limité par la loi. Le Surintendant doit retenir la subvention de toute municipalité qui permet l’usage de livres non approuvés par l’un ou l’autre des deux comités du Conseil de l’Instruction publique. S. R. P. Q., article 1929.

Ainsi, sur toute la ligne, en tout et partout, les municipalités scolaires ne peuvent sortir du cercle étroit que le pouvoir provincial a tracé autour d’elles. Et M. Magnan appelle cela une organisation scolaire plutôt paroissiale que provinciale ! Évidemment, l’écrivain de l’Enseignement primaire attache aux mots usuels de la langue française une signification que ne reconnaît pas l’Académie.

M. Magnan nous cite une parole de Léon XIII à l’appui de sa thèse. Nous avons le regret de lui dire qu’il la cite mal. Voici comment il s’exprime, en parlant de notre projet de donner aux écoles élémentaires une organisation diocésaine et paroissiale :

« Certes, le plan de M. Tardivel est admirable en théorie, mais est-il réalisable ? Serait-il opportun d’empêcher l’État, du moment qu’il est chrétien (et je ne vois pas pourquoi la province de Québec ne se donnerait pas toujours un gouvernement réellement chrétien) de s’occuper en aucune façon de l’instruction publique ? La doctrine de Léon XIII est formelle sur ce point. Indiquant aux catholiques leurs devoirs civils, le souverain pontife, dans la bulle Immortale Dei, les exhorte « à s’appliquer surtout à faire en sorte que l’autorité publique pourvoie à l’éducation religieuse et morale de la jeunesse, comme il convient à des chrétiens ; de là surtout dépend le salut de la société ».

« L’Église ne veut donc pas que les autorités civiles et politiques restent indifférentes aux choses de l’éducation. Au contraire, elle fait un devoir aux États chrétiens de l’aider à pousser la jeunesse dans la voie du bien, du beau et du vrai ».

C’est M. Magnan qui souligne, bien entendu. Si, au lieu de souligner, il avait seulement commencé sa citation trois lignes plus haut et l’avait continuée deux lignes plus loin, ses lecteurs auraient connu la véritable doctrine de Léon XIII. Il n’y a rien comme les citations complètes pour faire connaître la pensée d’un auteur. Voici donc le passage intégral de l’Encyclique Immortale Dei d’où notre contradicteur a extrait les lignes qu’on a lues et qu’il applique habilement à l’État, au gouvernement politique.

Après avoir dit que « tous doivent aimer l’Église comme leur mère commune, obéir à ses lois, pourvoir à son honneur, sauvegarder ses droits et prendre soin que ceux sur lesquels ils exercent quelque autorité, la respectent et l’aiment avec la même piété filiale », Léon XIII ajoute :

« Il importe encore au salut public que les catholiques prêtent leur concours à l’administration des affaires municipales, et s’appliquent surtout à faire en sorte que l’autorité publique pourvoie à l’éducation religieuse et morale de la jeunesse, comme il convient à des chrétiens : de là dépend surtout le salut de la société. Il sera généralement utile et louable que les catholiques étendent leur action au delà des limites de ce champ trop restreint et abordent les grandes charges de l’État ».

C’est nous qui soulignons, afin de marquer la différence essentielle qui existe entre le texte intégral de ce passage de l’Encyclique et le trop maigre extrait que M. Magnan en a donné. Lorsqu’on lit tout ce passage il devient manifeste que Léon XIII parle ici, non de l’État politique, mais de l’autorité publique municipale ! Donc, si ces paroles de Léon XIII peuvent s’appliquer au débat actuel, elles sont hostiles aux idées de notre adversaire, puisque c’est aux autorités municipales qui, selon le pape, il appartient de pourvoir à l’éducation religieuse et morale de la jeunesse !

Au reste, il y a un abîme entre pourvoir à une chose et organiser, contrôler, diriger cette chose.

M. Magnan exagère notre pensée afin de la combattre plus facilement. Nous n’avons jamais donné à entendre que l’État ne doit « s’occuper en aucune façon » de l’œuvre de l’éducation. Notre thèse a toujours été : l’État hors de l’École ; mais nous n’avons jamais manqué d’ajouter : l’État à côté de l’École, l’État soutenant, protégeant l’École. En effet, l’État doit protéger l’École, comme il doit protéger l’Église et la Famille ; mais il n’a pas le droit de s’emparer de l’organisation scolaire, pas plus qu’il ne lui est permis de pénétrer dans le sanctuaire ou de s’établir comme roi et maître au foyer domestique

Maintenant, si M. Magnan veut connaître la véritable pensée de Léon XIII sur le droit et le devoir des évêques, en matière scolaire, qu’il lise la Constitution apostolique du 8 mai 1881 ; nous en avons donné un long extrait dans la Vérité du 6 mai 1882.

Après avoir dit que les écoles du peuple « doivent se ranger tout à côté des lieux de piété », et que « l’étude de la religion doit y dominer et tenir le premier rang dans l’éducation, de telle sorte que les autres connaissances que la jeunesse y reçoit paraissent n’être que des accessoires », Léon XIII ajoute :

« Tout le monde comprend que l’éducation des enfants ainsi entendue doit être du nombre des devoirs imposés à l’évêque et que les écoles en question, dans les villes les plus peuplées comme dans les plus petites bourgades, comptent parmi les œuvres dont la direction appartient à l’administration diocésaine ».

Léon XIII indique ensuite de nombreux conciles qui ont légiféré dans ce sens, instituant des « inspecteurs chargés de visiter les écoles et d’examiner s’il ne s’y trouvait pas quelques défauts ou vices d’organisation et si l’on ne faisait pas peut-être quelque infraction aux règles prescrites par les lois diocésaines » ; attribuant « aux curés un rôle important dans les écoles des enfants, charge qui s’accorde parfaitement avec celle de la direction des âmes » ; décidant que « dans chaque paroisse on établirait des écoles pour les enfants, écoles qui reçurent le nom de paroissiales » ; priant « les curés de prendre soin de l’éducation et de s’adjoindre le secours de maîtres et de maîtresses », et leur donnant « la tâche de gouverner ces écoles et d’apporter à cette œuvre tout le zèle possible » ; jugeant que « s’il n’accomplissent pas tout cela intégralement, et selon leur promesse, ils ont mérité une réprimande de leur évêque ».

Voilà la vraie doctrine de l’Église sur les écoles telle que Léon XIII nous l’expose dans cette admirable Constitution qu’on ne devrait jamais perdre de vue en parlant de cette question vitale.

En disant que l’éducation de la jeunesse chrétienne devrait être une œuvre essentiellement diocésaine et paroissiale, nous n’avons donc fait que répéter l’enseignement traditionnel de l’Église.

Sans doute, l’État doit aider les évêques dans l’accomplissement de ce devoir important. Mais, on ne saurait trop le répéter, aider quelqu’un à faire une chose dont il est chargé, ce n’est pas lui enlever cette charge.

Or, dans notre province, les rôles sont complètement renversés. C’est l’État qui a accaparé la charge de l’éducation de l’enfance. Il permet encore à l’Église de l’aider dans l’accomplissement de cette tâche, différant en cela des États qui subissent complètement la domination maçonnique. Mais il serait puéril de soutenir que, pour arriver à l’organisation scolaire telle que la veut l’Église, telle que Léon XIII nous l’a exposée, il n’y a qu’à maintenir le statu quo. Il faudrait, au contraire, apporter de profondes modifications au système qui prévaut dans notre province depuis cinquante ans et qui, au dire de M. Magnan lui-même, a donné de si maigres résultats.

Notre contradicteur ne veut pas que le système actuel soit la cause de « l’indifférentisme qui règne en maître chez nous » C’est cet « indifférentisme » lui-même qui est « le grand, l’unique coupable ». Mais quelle est la cause première de cet indifférentisme ? Il ne le dit pas. Il nie seulement que ce soit la trop grande intervention de l’État en matière scolaire. Admettons-le, pour un instant. De son côté, M. Magnan devra admettre qu’un demi-siècle du système actuellement en vigueur n’a pas fait disparaître l’indifférentisme qu’il déplore, le manque d’esprit public sur lequel il gémit. Pourquoi alors ne pas essayer le plan que nous avons proposé et qui est « admirable en théorie » ? On devrait essayer ce plan avec d’autant plus d’empressement qu’il n’est nullement de notre invention. Nous l’avons trouvé tout fait dans la Constitution apostolique du 8 mai 1881.

S’il est « admirable en théorie », il serait encore plus admirable on pratique, car tous les plans de l’Église sont toujours essentiellement pratiques et praticables.