Poissons d’eau douce du Canada/Truite des lacs

C. O. Beauchemin & Fils (p. 445-452).

LA TRUITE DES LACS


The Namaycush. — Le Togue. — Le Touladi. — The Grey Trout. — The Mackinaw.


La truite namaycush, de Mackinaw, la truite grise, généralement dénommée la truite des lacs, habite principalement les lacs Michigan, Supérieur, Huron et Erié ; elle se répand jusqu’au lac Nipigon où elle prend le nom de namaycush au lieu de truite des lacs. Entre les lacs Érié et Ontario s’élève la haute barrière du Niagara qui l’empêche de passer ; mais elle se rattrape sur les lacs Champlain, Témiscouata, Moosehead et des Adirondacks, auxquels le président Cleveland a valu une grande célébrité depuis quelques années.


Fig. 202. — LA TRUITE BRUNE.


« D’après Bean, la truite des lacs est une espèce de salmonide remarquable par sa grande taille, qui atteint trois pieds de longueur, et un poids de cinquante livres, d’une couleur excessivement variée, dont les extrêmes se font remarquer dans les eaux du Maine et celles de l’Alaska. Elle paraît n’avoir aucun parallèle en Europe, et elle se distingue parfaitement des espèces américaines par son vomer particulier, en forme de coque de navire, et par ses 160 cœcas. »

« Tous les lacs situés au nord de l’État de New-York et de la Nouvelle-Angleterre, dit Goode, ont leur variété de truite particulière que le pêcheur local prétend être d’une espèce différente de celle qui se trouve dans le canton voisin. Il en est d’aussi noires qu’un tautog, d’autres brunes tachetées de rouge, d’autres grises avec des raies finement tracées, comme celles du doré. Le type le plus répandu que l’on rencontre dans les grands lacs est brun ou gris moucheté de nuances plus vives des mêmes teintes. Ces modifications protéennes ont induit les naturalistes en erreur. Il est hors de doute que le namaycush du nord, le togue ou tudadi du Maine, des sauvages et des bûcherons du Nouveau-Brunswick, du nord de la province de Québec, le siscowet ou siskawitz du lac Supérieur, la truite du lac Winnipiseogee, et celle des lacs Adirondacks, ont été, chacun d’eux, honorés d’un binôme particulier. »

Si l’on songe que le Canada se compose de neuf provinces distinctes, que plusieurs de ces provinces comptent plus d’un millier de lacs reliés entre eux par d’innombrables cours d’eau ; en plus, des territoires contenant plus de lacs et de rivières que toutes les provinces réunies ensemble, on doit avoir lieu de s’effrayer d’une pareille richesse ichtyologique. Et cependant, depuis les lacs servant de sources au fleuve Hamilton, dans le Labrador, jusqu’à ceux où la rivière Colombie trouve son urne, et depuis les cours d’eau du Nouveau-Brunswick jusqu’à ceux de l’Alaska, il n’en est peut-être pas un seul qui n’alimente — petite ou grande — quelque truite des lacs à laquelle nous consacrons cette page. Ce poisson offre plus d’intérêt dans l’ichtyologie du Canada que n’importe quel poisson de notre histoire. Il n’est aucun peuple qu’elle n’ait nourri, dans ses jours d’abondance, ou qu’elle n’ait soulagé dans sa détresse. Il est connu des pauvres comme des riches : il figure sur la table des festins comme au repas du souffreteux ; il entend les gais refrains des noces et les plaintes de la misère ; c’est la chair secourable, le compagnon du pain, que Dieu répand dans l’eau comme il sème le blé dans la terre. Béni soit à jamais ce poisson universel tombé de la main divine, et traçons en passant quelques notes sur son existence.


ORIGINE DE LA TRUITE DES LACS


Les autorités ichtyologiques, dit Goode, refusent nettement d’admettre que la truite des lacs soit identique à la truite de Mackinaw ou au namaycush, en appuyant leurs prétentions sur leur différence d’habitudes. Toutefois, une étude attentive du poisson mort est suffisante pour convaincre un observateur consciencieux qu’il n’existe aucun caractère constitutionnel par lequel ces différentes formes peuvent être séparées en espèces. Il n’y a aucun doute que les variations locales doivent être prises en considération, et du moment que nous saurons mieux nous entendre sur ce point, il est probable que les zoologistes et les amateurs de pêche finiront par accepter comme races distinctes les types les plus vulgairement accentués, comme cela est admis parmi les chiens, les pigeons et autres animaux domestiques.

LE NAMAYCUSH


Le namaycush atteint son plus grand perfectionnement dans les parties nord des lacs Huron, Michigan et Supérieur, où il est très généralement connu sous le nom de truite de Mackinaw. Dans les lacs du nord de New-York la même espèce de poisson est désignée sous les noms de saumon des lacs, truite des lacs et truite saumonée. Cette forme, qui est considérablement plus petite que celle des lacs du nord, a été décrite par de Kay sous le nom de salmo confinis, et sa présence a été signalée par cet auteur aussi loin vers le sud qu’au Silver Lake, dans le nord de la Pensylvanie. Une autre forme est également reconnue par les sportsmen, laquelle, tout en étant spécifiquement identique à celle des grands lacs, a été présentée sous différents noms, tels que salmo toma et salmo nictrica.

« Ce poisson, écrit Lanman, se trouve dans tous les grands lacs du Nouveau-Brunswick et dans un très grand nombre de ceux du Maine ; mais on croit qu’il n’existe pas dans ceux de la Nouvelle-Écosse[1]. Les bûcherons l’appellent le Togue ; les sauvages l’appellent d’un nom équivalant à celui de morue de rivière. On le trouve en grand nombre et de forte taille à la tête de la rivière du Poisson, dans les lacs Saint-François, d’où il descend la rivière de ce nom, et dans le lac Métapédia, qui se décharge dans le Ristigouche et dans le Miramichi, à la source de la rivière du même nom. Un poisson de cette espèce, du poids de vingt et une livres, a été pris dans le lac Témiscouata. On l’y appelle généralement le tuladi. Souvent il s’en prend du poids de douze livres et plus, dans les lacs Cheputnecticook, aux sources de la branche est de la rivière Sainte-Croix. On a constaté récemment que cette espèce de poisson existe en nombre considérable à Loch-Lomond, à douze milles de la ville de Saint-Jean. »

La meilleure étude des mœurs du namaycush, en sa qualité d’habitant des grands lacs, a été faite par Milner, en 1871. Milner a observé que dans le lac Michigan, à l’exception de la saison du frai, ce poisson est resté dans les parties les plus profondes du lac. Dans ses migrations d’automne, il ne remonte pas les rivières, et quoiqu’il soit reconnu qu’il habite quelques petits lacs de l’intérieur en connexion avec les principaux lacs par des rapides, on n’a jamais remarqué qu’il en ait été vu ou qu’il en ait été pris dans les décharges.

Dans les parties nord du lac Michigan on les prend à des profondeurs de quinze brasses, en petit nombre, dans des filets à mailles, et en plus grand nombre, en hiver, à travers la glace, principalement à une profondeur de plus de trente brasses.

Ce n’est pas chose rare pour une truite des lacs d’avaler un poisson presque aussi grand qu’elle-même. Il en fut capturé une, un jour, à Deux-Rivières, Wis., de la bouche de laquelle sortait quelque chose comme trois pouces de la queue d’un poisson (lota maculosa) avalé par elle. Le poisson avalé ayant été retiré de la bouche de la truite, mesura environ dix-sept pouces.


« Leur excessive voracité, écrit M. Milner, les induit à se remplir la bouche d’une nourriture étrange. Ils s’attachent parfois à la marche d’un steamer et dévorent les restes de la cuisine qui leur sont jetés ; et j’ai moi-même enlevé de l’estomac d’un de ces poissons, une pomme de terre crue, des intestins de volaille, et même des morceaux d’épi de maïs encore verts. »


Ni la truite de Mackinaw, ni le siscowet ne sont des poissons sportifs d’un grand mérite, quoique le dernier morde au trolling, pourvu que la mouche soit de couleur vive ou que la ligne soit eschée d’un minnow ou munie d’une cuiller bien ornée. Elle ne saute pas comme la truite de bruyère, et elle lutte avec peine et lourdement. On la capture également à la ligne de fond dans des endroits préalablement appâtés. Les sauvages du Sault-Sainte-Marie sont très habiles à harponner les truites de Mackinaw à travers la glace, en les attirant au moyen de leurres figurant des poissons de bois et de plomb. Mais le plus grand nombre de ceux qui sont capturés en septembre, octobre et novembre sont pris dans des rets à mailles et des mandragues.

Le professeur Adams fait une peinture curieuse des mœurs du togue, habitant du lac Supérieur et du lac Michigan. « Il fréquente, dit-il, les hauts-fonds, pour se nourrir de truites, d’éperlans et d’autre menu fretin. De fait, c’est l’éperlan qui fait sa principale nourriture, en hiver. Il consomme aussi beaucoup d’anguilles et de cyprins ; et en réalité, c’est un tyran d’un appétit si vorace que l’on trouve constamment dans son estomac des quantités de branches, de feuilles, et des fragments de bois. Ce monstre énorme s’attaquera parfois à un engin de pêche, mais d’une manière si lente, si lourde, que le pêcheur peut croire qu’il a enferré une pièce de bois ou une pierre. Me trouvant à pêcher dans le lac Schoodie, ma ligne fut prise de cette manière, mais en la manœuvrant avec soin je compris que je venais de manquer un togue énorme dont les dents tranchantes avaient fait une série de sillons profonds dans le mulet qui servait d’esche à mon hameçon.


Fig. 203. — PÊCHE À LA TRUITE.

En baguenaudant le long des rives d’un des îlots, composés plus ou moins, de blocs granitiques, notre attention fut attirée par le guide, vers un objet noir, se dessinant au fond parmi une masse de pierres. Il nous affirma que c’était un togue monstre, qui — si tel était le cas — devait dépasser trois pieds de longueur : de plus, il nous montra deux coches sur son canot, représentant les dimensions d’un énorme individu qu’un sauvage avait capturé dans les mêmes eaux, durant la saison du frai. La mesure n’était pas de moins de quatre pieds six pouces de longueur.


LE SISCOWET


Goode admet n’avoir jamais vu de siscowet vivant, mais il prétend que c’est un poisson distinct du togue et du namaycush, qui n’habite que le lac Supérieur. Ce poisson, d’après lui, fut décrit pour la première fois, en 1850, par Agassiz, dans son livre : Lake Superior, sous le nom de salmo siscowet ; Herbert, dans son Fish and Fishing, p. 10, donne la description suivante de ses particularités :


« Ce poisson, ainsi que l’espèce précédente, est venu fréquemment sous mes yeux, lors de ma dernière excursion dans le nord : je m’en suis même procuré un baril mariné, et je suis heureux de le recommander à tous les amateurs de bon poisson. Il est tellement gras et riche, que si on le mange frais il est excessivement huileux, mais lorsqu’il est salé et grillé, après avoir séjourné dans l’eau froide pendant quarante-huit heures, je ne connais aucun poisson qui puisse le surpasser ou l’égaler.

« Ses mœurs ressemblent beaucoup à celles du namaycush ; et je ne sache pas qu’il morde à la mouche ou à la turlotte. Toutefois, je ne crois pas qu’on ait souvent recours à ces méthodes pour le surprendre, quoiqu’il ne manque pas de pêcheurs à la mouche dans les endroits où on le poursuit, et c’est à la mouche d’une couleur vive que l’on capture la truite commune qui l’accompagne, au Sault-Sainte-Marie. Le poids moyen du siscowet ne dépasse pas quatre ou six livres, quoiqu’on en capture de dix-sept livres. Sa valeur est tellement connue et appréciée, dans le région des lacs, qu’il obtient le double du prix de son grossier congénère, le namaycush, et il est tellement recherché dans ces endroits, qu’il est difficile de se le procurer au Détroit, et presque impossible, de trouver à l’acheter, à Buffalo. »


« Milner dit que le siscowet vit à une profondeur de plus de quarante brasses, et qu’il se nourrit principalement du scorpion d’eau douce. Il fraie en septembre, dans des eaux profondes. »


M. George Barnston, de Montréal, Canada, appartenant jadis à la Compagnie de la Baie d’Hudson, prétend qu’il existe une troisième espèce de truite des lacs, différente du siscowet, sur la rive sud du lac Supérieur, appelée « la Mucqua » ou « la truite de l’ours ».


M. Robert Ormsby Sweeny, président de la Commission piscicole du Minnesota, par une lettre datée de Saint-Paul, du 19 octobre 1880, donne les informations suivantes sur le siscowet, qui sont plus précises et plus complètes que tout ce qui a été publié jusqu’ici.


« Non seulement je me suis contenté d’examiner moi-même, avec soin, le siscowet, et de comparer ses attributions avec les formules d’Agassiz, mais de plus j’ai consulté des commerçants, des voyageurs, des sauvages, et des sang-mêlés, et des pêcheurs, au sujet de ses mœurs, de sa taille, de sa coloration, de son poids, etc, et tous en sont venus à la même conclusion. Le siscowet ne saurait être un namaycush ni être considéré comme tel. Le mot siscowet vient de la langue ojibewa, et signifie littéralement il se cuit lui-même. À l’état frais, ce poisson est délicieusement riche, ayant le goût du ventre du maquereau. Le namaycush est sec et manque de saveur, et ne peut même pas être rôti, sans lard ou sans saindonx.

« L’amateur peut être porté à confondre le namaycush avec le siscowet, mais du moment que la différence entre eux est signalée, il n’y a plus à se méprendre sur les deux. Le pêcheur les distingue avant de les tirer de l’eau, lorsqu’ils s’agitent dans les rets ; le jeune sauvage les reconnaît à première vue. La tête est différente de poids et de forme ; il en est de même de la coloration et de toute la conformation osseuse. Le namaycush ne fraie qu’à l’automne et ne commence à frayer qu’en octobre. Il ne donne qu’un demi-million d’œufs, pendant que le siscowet fraie constamment, ou du moins, au dire des pêcheurs et des sauvages, on trouve en tout temps de l’année des femelles de siscowet œuvées. J’ai cru d’abord que cela était exagéré, mais j’en ai eu le témoignage de la part de tant de personnes de bonne foi qu’il m’a fallu m’y rendre. On en trouve rarement dans la partie basse du lac. Ils deviennent plus communs, en se rapprochant de La Pointe, et c’est près de l’île Royale et de la rive nord qu’il s’en trouve le plus ; cependant, c’est un poisson comparativement rare. Ils sont fort estimés et acquièrent un prix élevé, et nous ne pouvons guère nous en procurer qu’en hiver et à l’état frais et gelé. Il arrive rarement qu’un siscowet pèse plus de trente livres et mesure plus de trente-six pouces de longueur, d’après ce que disent ceux qui connaissent bien les poissons du lac. Je tiens des mêmes autorités qu’un namaycush peut atteindre ce poids.


Au dire de Thaddeus Norris, la truite namaycush fraie le long des rives des lacs, au mois de novembre ; mais il ne s’est jamais rendu compte des raisons qui attiraient ce poisson dans les eaux aérées de l’embouchure des ruisseaux, si ce n’est en vue d’y déposer ses œufs. Considérant qu’il atteint, à son avis, le poids de cent livres et plus, il y a lieu de croire qu’il est d’une croissance rapide, quoique nous n’ayons aucun moyen raisonnable d’établir quel développement il acquiert dans un temps donné.


« En revenant du Sault-Ste-Marie, en juillet 1844, dans un bateau de Mackinaw, en usage à cette époque, l’auteur tendit deux lignes munies de deux forts hameçons Kirby 00 et amorcés, l’un, d’un chiffon blanc. et l’autre d’un morceau de ma chemise de flanelle rouge, et il piqua diverses truites de la taille susmentionnée qui crochirent ces hameçons ou rompirent les lignes ; il y eut une seule exception, ce fut celle d’une petite truite de huit livres, qui était jeune, à en juger par la blancheur de sa chair, telle qu’elle nous apparut après qu’elle fut rôtie.


LE TOULADI, ou TULADI, ou TOURADI


En parcourant le rapport de l’arpenteur A. P. Low, que le gouvernement d’Ottawa vient de publier sur l’exploration de l’intérieur du Labrador canadien, opérée durant les quatre années 1892-93-94-95, nous constatons dans les sources lacustres des grandes rivières tributaires de la baie James, de la baie d’Ungava, et du golfe Saint-Laurent, l’existence de la truite grise ou de la truite des lacs, sur une série de hauteurs non interrompue, depuis les rameaux du Hamilton Inlet jusqu’aux sources de la Peribonca, tributaire du lac Saint-Jean. Du lac Saint-Jean jusqu’à Québec, et de Québec jusqu’au lac Témiscamingue, le touladi suit une équerre brillante de vasques couronnant les Laurentides ou suspendues à leurs flancs. Vous voyez là-bas le lac Népigon, formant avec nos six autres lacs géants, la Méditerranée du nouveau monde. Aucune autre pièce d’eau ne lui est comparable en beauté, et surtout pour la quantité et la taille de ses truites grises. Passé le lac la Pluie, dans la seule province du Manitoba, vous ne comptez pas moins de sept cents lacs, dont une moitié au moins est peuplée de poissons blancs et de truites grises. Peut-être n’y en a-t-il pas autant dans les provinces d’Assiniboia, d’Alberta, de Saskatchewan et de Keewatin ; mais encore méritent-elles un intérêt plus qu’ordinaire, lorsqu’on songe que ces provinces improvisées ont une contenance de près de deux millions de milles carrés[2] et qu’elles sont arrosées, et partout peuplées de poissons, dans une proportion équivalant d’assez près à la condition de la province du Manitoba.

  1. Lanman fait erreur ici, le namaycush existe à la Nouvelle-Écosse.
  2. Soit quatre fois la superficie de la France.