Poissons d’eau douce du Canada/Salmonidés

C. O. Beauchemin & Fils (p. 302-330).


Saut d’un Saumon.

LES SALMONIDÉS



Cuvier avait divisé les salmonidés en dix genres, comprenant un nombre indéfini de variétés ; mais les Américains ont agrandi le tableau jusqu’à lui faire embrasser vingt genres partagés en cent vingt-cinq espèces. Plusieurs de ces espèces, entre autres le microstoma, l’argentina, et l’hyphalonedrus, vivent presque constamment au fond de la mer ; d’autres, désignés sous le nom de poissons anadrômes, quittent périodiquement l’eau salée pour pénétrer dans les eaux douces, où ils vont passer leur villégiature plus ou moins prolongée, et déposer leurs œufs ; le salmo salar et la truite de mer donnent ici l’exemple. D’autres enfin sont sédentaires et ne s’éloignent jamais des lacs et des cours d’eau où ils sont nés ; au premier rang de ces derniers figurent les ombres, les huananish, les namaycush et les corrégones. Vous en verrez qui se plongent dans des abîmes insondables, à des centaines de pieds de profondeur, pendant que d’autres gravissent des montagnes par sauts et par bonds ; il en est qui jeûneront pendant six mois de l’année ; il en est aussi dont la vie est un festin perpétuel ; une truite de bruyère fera la chasse aux mouches, aux araignées, aux libellules ; un namaycush broiera des moules au fond des plus sombres crevasses ; à côté d’un saumon de quarante livres se montre gaillarde et frétillante la truite de ruisseau, de six pouces de longueur, du poids de quelques onces, et déjà chargée d’œufs ; mais tous sont des salmonidés argentés, dorés, empourprés, satinés mouchetés, ocellés, bleus, verts, roses, piqués de vermillon, nuagés de taches sombres, ou gris marbrés de brun, ou noirs lavés d’argent sur les flancs, tous se distinguant par une nageoire adipeuse rejetée en arrière comme un plumet au-dessus de la caudale et à l’opposé de l’anale. Le même appendice existe chez nos siluroïdes, mais ces derniers sont si faciles à reconnaître que ce trait reste caractéristique quand même des salmonidés. De LaBlanchère en parle comme suit :

« Le genre des salmonidés constitue une famille extrêmement naturelle, d’une organisation parfaitement similaire dans chacune des espèces, et devant, par conséquent, répondre, par son adaptation naturelle, à toutes les circonstances du milieu dans lequel elle vit. Quoique la nageoire adipeuse semble le signe distinctif de ces poissons essentiellement chasseurs, la différence des nourritures possibles a constitué des différences analogues entre les diverses espèces, et fait que leur organisme a dû être modifié en conséquence. Les saumons et les truites représentent les carnivores purs : leurs dents nombreuses et acérées indiquent assez des instruments faits pour couper la chair. Les corrégones, au contraire, avec leur bouche sans dents, représentent les insectivores et les herbivores. L’ouverture énorme des mâchoires chez les premiers, la petitesse des mêmes organes chez les seconds sont des contrastes qui s’adaptent merveilleusement à la distinction que nous venons de faire. »

Les principaux salmonidés, que je décris plus loin, ceux que l’industrie et le commerce exploitent pour le million, sont les saumons, les truites, les poissons-blancs (coregonus albus), les graylings, les éperlans, les capelans et les oulahans.




LE SALMO SALAR.

LE SALMO SALAR ou SAUMON COMMUN


Le Salmo Salar. — The Salmon. — Le Saumon Commun. — Le Saumon de l’Atlantique..


Le salmo salar ou saumon commun de l’Atlantique est le plus anciennement et le plus universellement connu de tous les salmonidés, famille royale de poissons à laquelle il a donné son nom. Quoique étranger au bassin de la Méditerranée, dont les eaux trop salées lui répugnent, il était déjà connu à Rome du temps de Pline : plus tard, Ausone le célébra devant les gourmets de son temps en vers si enthousiastes que l’eau leur en vint à la bouche. Les noms de parr, smolt, grilse, kipper, représentant ce poisson à diverses phases de sa vie, sont d’origine saxonne, preuve qu’il était bien connu par les peuples de cette race. Il abondait tellement dans certaines contrées de France, d’Allemagne et en Écosse, au moyen âge, que les serviteurs et les apprentis stipulaient dans leur contrat d’engagement qu’on ne leur donnerait à manger de la chair de poisson rouge qu’une seule fois par semaine. Est-il besoin de dire que le poisson rouge en question était le saumon, en partie disparu, en partie végétant dans ces mêmes provinces, sauf en Écosse où, après une absence prolongée, il a repris ses droits et sa fortune d’antan, grâce à une organisation et à des lois d’une prudence incomparable, grâce surtout au culte que tout bon et loyal Écossais a voué à ce poisson, au respect dont il entoure les eaux qu’il habite. Une rivière à saumon comme la Tay ou la Spey est plus vénérée par un Écossais que ne l’est le fleuve sacré du Gange par un Hindou.

Comment le saumon d’Europe disparut-il presque soudainement ? Par un préjugé répandu pendant longtemps, que ce poisson donnait la lèpre à ceux qui en mangeaient. Comment est-il revenu en faveur ? Partie par le bon sens, par l’observation, par la science raisonnée, partie aussi par l’engouement que suscita la découverte de Rémy et Gehin, dans les hautes sphères de la société européenne. M. Coste s’étant constitué l’ardent propagateur de l’invention de la pisciculture, réussit à faire partager son enthousiasme. Pendant plus de quinze ans il fut de bon genre de s’occuper de pisciculture — les hommes d’affaires dans leur bureau, les marchands derrière leur comptoir, les épiciers dans leurs vitrines, les femmes du monde dans leur salon, les ministres dans leur cabinet, c’est à qui combinerait le mieux ses augets, ses tubes de verre, disposerait le plus favorablement le lit de gravier, prêterait au courant la pente convenable pour assurer à la France des ressources inépuisables. Ces essais coûtèrent des prix étranges, variant, pour ceux qui réussissaient à produire quelques livres de truite, de vingt-cinq à cinquante francs la livre. La part du feu faite, des esprits judicieux surent tirer parti de ces espérances, comparèrent les essais, réunirent les bons résultats et aboutirent à une méthode fructueuse qui leur permit de repeupler plusieurs rivières de France abandonnées par le saumon depuis des âges. La fièvre passa bientôt dans les autres pays, avec des chances de succès plus ou moins heureuses.


DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE DU SAUMON


Le salmo salar habite l’Atlantique nord et ses eaux tributaires. Personne ne saurait dire jusqu’à quel point il dépasse le cercle arctique, quoique sa présence ait été parfaitement reconnue au nord de la presqu’île Scandinave, en Islande, et de ce côté-ci de l’Océan, au Groënland, dans l’Alaska, jusque dans la baie de Kotzebue. Il fréquente toutes les parties du nord-ouest de l’Europe, et il abonde plus particulièrement dans les Îles Britanniques ; il est plus ou moins nombreux en France, en Belgique, en Hollande, en Prusse ; il pénètre dans la Baltique jusque dans la Russie septentrionale, en Suède et en Norvège.

Vers le sud, le saumon commun ne dépasse pas le 43e degré ou les côtes de la Galicie, en Espagne. De notre côte de l’Atlantique, il descend plus loin vers le Midi. Il fut un temps où il fréquentait les rivières Connecticut, Housatonic et Hudson ; mais où finissent approximativement ses pérégrinations vers le sud ? Au 40½e degré parallèle, on peut estimer qu’il est quasi acclimaté — grâce aux efforts de la commission des pêcheries — dans la Delaware et la Susquehanna qui se déversent dans l’Atlantique, au 37e degré de latitude, et quelques individus ont été capturés dans le Potomac et dans la Caroline du Nord. Autrefois, le Merrinac était rempli de ces poissons, et il existe des rivières à saumon dans le Maine, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, à Terre-Neuve, au Canada, au Labrador. Il remonte le fleuve Saint-Laurent, et se distribue par grandes troupes dans la plupart des nombreuses rivières de la côte nord, jusqu’à la rivière Jacques-Cartier ; à quelques milles au-dessus de Québec et jusqu’à la rivière Saint-François, tributaire sud du lac Saint-Pierre. Il n’y a guère plus de vingt ans, il se rendait jusqu’au pied de la chute Niagara, paraissait se complaire dans les eaux du lac Ontario et des rivières qui s’y jettent. Il disparut, un jour, soudainement, et depuis, on ne l’a plus revu. Il aura probablement été chassé par la construction d’usines ou de chaussées élevées sur ces cours d’eau de prédilection, peut-être aussi par la destruction d’ombrages chers à son cœur, doux abris de son berceau et protecteurs de sa race. En remontant vers le pôle, on le rencontre dans les rivières et les vastes échancrures de notre continent, en quantité d’autant plus grande qu’il n’y est que rarement pêché.

Le saumon commun est à la fois poisson d’eau douce et poisson d’eau salée, vivant six mois dans l’une et six mois dans l’autre. Il passe la belle saison dans nos rivières, et l’hiver à la mer. Il fait ses amours aux sources les plus vives de nos cours d’eau, il y naît, il y passe sa première enfance, mais il grandit, se développe et s’engraisse à la mer. Sa vie semble être celle d’un sybarite, partagée entre nopces et festins, mais hélas ! tous ces plaisirs sont troublés par d’innombrables ennemis, grands et petits, qui le chassent de la mer, et à peine est-il arrivé dans les eaux douces qu’il y rencontre l’homme armé de mille pièges, de mille engins savamment préparés pour sa ruine. Depuis l’Esquimau du Labrador jusqu’au gouverneur général du Canada, tout le monde est armé contre lui, tout le monde le convoite, tout le monde veut goûter de la chair du roi des poissons d’eau douce.


RIVIÈRES À SAUMON DU CANADA-EST


Le Canada compte des rivières à saumon par centaines, parmi lesquelles la Grande-Cascapédia (N.-B.) jouit d’une supériorité indiscutable. Elle prend sa source dans les monts Shickshocks, et après avoir traversé — par une succession ininterrompue de légers rapides formés par l’obstruction d’un nombre infini d’îlots verdoyants, qui donnent à son cours l’aspect d’un immense serpent couvert de marbrures — une partie du comté de Gaspé, tout le comté de Bonaventure dans sa largeur, elle va se jeter dans la baie des Chaleurs, en face de New-Richmond, par une embouchure d’environ quinze cents pieds de largeur. Le saumon y est de grande taille, allant jusqu’à quarante, cinquante, et même soixante livres. Les truites de mer et de bruyère, du poids de trois à quatre livres, fourmillent dans ces eaux vives et y sont traitées comme menu fretin. C’est que la Cascapédia est une rivière vice-royale, affermée par le gouverneur général du Canada, qui a vu bien des princes, des princesses, des ducs, des lords, des marquis, des ministres et des millionnaires pêcher dans ses eaux avec des hameçons d’or. Des clubs américains, installés sur ses rives avec un luxe oriental, ont loué des fosses, pour une saison, dans la partie basse de la rivière dont les rives sont concédées et occupées par des propriétaires riverains, à des prix fabuleux. M. Dun, de la maison Dun, Wiman & Co., de New-York, a payé $10,098 pour deux fosses, sur la propriété Woodman et un club de Boston a payé $4,000 pour le loyer du cottage de S. A. R. la princesse Louise d’Angleterre, et des deux fosses contiguës à cette propriété. Un spéculateur, qui a acheté plusieurs fosses, les loue à raison de $50, et parfois de $150 par ligne, et par été.

Après la Cascapédia, on ne peut se défendre de mentionner la Ristigouche qui, pour être moins aristocratique que sa voisine, n’en est pas moins une des plus belles et des plus riches rivières à saumon du monde entier. Je ne saurais mieux lui rendre justice qu’en empruntant à mon ami N. Levasseur l’excellente description suivante :


« Le nom micmac de cette rivière signifie « la rivière qui se partage comme la main », et lui vient du fait qu’à la tête de la marée, elle se partage en cinq grands bras variant d’une longueur de cinquante à soixante milles. Elle forme en partie la frontière entre la province de Québec et celle du Nouveau-Brunswick, et débouche dans la baie des Chaleurs, après un cours de 220 milles, à partir de ses sources, près du lac Témiscouata. Elle est pour ainsi dire la clef de la baie des Chaleurs, le grand marché à saumon de Québec et du Nouveau-Brunswick. L’estuaire de la Ristigouche, à la tête de la baie, a trois milles de largeur et neuf brasses de profondeur. La marée se fait sentir dans la rivière jusqu’à vingt-quatre milles, dont dix-huit sont navigables pour les plus gros navires océaniques. Deux petites villes d’une certaine importance sont bâties sur ses rives, Campbellton et Dalhousie. Rien de plus enchanteur que les bords de la Ristigouche ; la partie la plus remarquable de la rivière est celle où elle franchit la région montagneuse d’où sortent les grandes rivières du Nouveau-Brunswick et celles des États-Unis qui se jettent dans l’Atlantique. Ici on voit l’aigle planer majestueux au-dessus des pics élevés où s’étale son aire, l’ours noir et le chat sauvage dans les grottes et les crevasses des rochers, l’orignal et le caribou fuir au moindre bruit, et le saumon refléter sur ses écailles les rayons du soleil jusque dans les fosses les plus profondes, tellement limpides et transparentes sont les eaux de la rivière. Elle égoutte un bassin de 5,000 milles carrés.

La majeure partie des terres qui bordent la Ristigouche, dans la province de Québec, est concédée, et les droits de pêche y appartiennent presque tous à des particuliers ; quelques rares lots en face desquels il existe de bonnes places de pêche sont encore disponibles.

« Les rives de la Ristigouche, sur une grande partie de son cours, sont tellement élevées et escarpées qu’il est impossible de les rendre propres à la culture, ce qui ne serait pas désirable du reste, à cause du tort que cela ferait à la pêche. Les terres ont une certaine valeur comme terres à bois ; le bouleau blanc et le peuplier, bois de plus en plus en demande pour la fabrication des bobines, et le cèdre, s’y trouvent en quantité notable.

« En 1873, on a pris dans la Ristigouche 500,000 livres de saumon ; en 1874, on en a pris de très grandes quantités à la mouche. Le poids moyen du saumon de la Ristigouche est de seize livres, mais on en prend souvent qui pèsent depuis trente-cinq jusqu’à soixante livres.

« La Ristigouche est affermée par divisions, au nombre de cinq, qui sont louées, chacune $200, $170, $90, $80 et $25. Un club de pêcheurs américains, dit le Ristigouche Salmon Club, est locataire de deux de ces divisions : le même club a aussi loué la rivière Palapédia, un des grands tributaires de la Ristigouche, pour les fins de la pisciculture. Ce club a un magnifique hôtel au confluent de la Métapédia et de la Ristigouche, près de l’endroit où celle-ci est traversée par le chemin de fer intercolonial. Un ministre anglican, le Dr Raineford, de l’église Saint-George, de New-York, est devenu membre du Ristigouche Salmon Club, après avoir payé $4,700 pour son droit d’entrée.

« Le gouvernement fédéral entretient un établissement de pisciculture sur l’un des tributaires de la Ristigouche, à quelques milles plus haut que son confluent avec la Métapédia. »


En remontant la rive sud du fleuve Saint-Laurent, entre Gaspé et Lévis, on traverse plusieurs rivières à saumon d’une certaine valeur, comme la Grande-Rivière, la rivière Saint-Jean, les rivières York, Darmouth, Sainte-Anne-des-Monts, Cap-Chatte, Matane et Rimouski, mais pour trouver des rivières comparables à la Grande-Cascapédia et à la Ristigouche, il faut passer au Saguenay, l’un des plus grands affluents du fleuve Saint-Laurent, qui, depuis le lac Saint-Jean jusqu’à son embouchure recueille le tribut des eaux de plus de trente rivières dont plusieurs sont bien peuplées de saumons. Il suffit de nommer le Petit-Saguenay, la Sainte-Marguerite, affermés pendant de longues années par feu M. Russell, propriétaire de l’hôtel Saint-Louis, de Québec, au prix annuel de $555 ; la rivière à Mars, la rivière Éternité, si bien connues des touristes, pour donner une idée de la richesse du tronc principal, quand les branches sont aussi bien fournies. Le saumon se rend aujourd’hui jusqu’à Chicoutimi, mais de là il pourrait être poussé à peu de frais, jusqu’au lac Saint-Jean. Il existe un établissement de pisciculture à Tadoussac d’où sont distribués, chaque année, de grandes quantités d’œufs fécondés et d’alevins dans les rivières des environs.

La rivière Laval, à soixante milles au-dessous de Tadoussac, est un bijou de rivière à la truite, remplie de charme et de ravissantes surprises pour le pêcheur intrépide et vigoureux que rien n’émeut, qui se rit des fatigues, qui dort heureux sur un lit de sapin, au bruit des vents, au grondement des chutes, au hurlement des fauves. Le célèbre ichtyologiste Walton, accompagné de Barnwell, a visité cette rivière en 1862, et tous deux sont revenus enchantés de leur excursion. Un guide leur avait dit : « Vous voyez cette eau vaseuse, elle ne dure que jusqu’aux premiers rapides, après lesquels vous tombez dans une véritable eau de roche ; il y a plusieurs portages à faire pour gravir l’escalier des chutes, cela prend un jour de marche, en enlevant de-ci, de-là, quelques truites sur la route. Arrivés au-dessus de la dernière chute, au lieu de suivre le cours serpentant de la rivière, nous piquons à travers bois dans une direction franc nord, portant canots, armes et bagages sur nos épaules, et après cinq heures d’une marche fatigante, vous voyez s’ouvrir devant vous un lac de deux milles de longueur par un mille de largeur, d’un ovale parfait, entouré de verdure, une vraie corbeille à fond de cristal. Ce que ce lac contient de beaux poissons, vous ne sauriez le croire. Vous y trouvez, à l’extrémité nord, le poisson-blanc, le chevesne, le touradis, le brochet, le doré, pendant que l’attihameg et la truite timides et craintifs restent sur le seuil, à l’entrée de la décharge, prêts à détaler à la moindre manifestation hostile. Pour revenir, nous nous laisserons glisser, de remous en remous, sur un courant de velours, en pêchant sans cesser de prendre, sur un parcours de quinze milles, refaisant ainsi avec plaisir, et comme par enchantement les cinq milles de portage si pénibles de la veille. Je vous promets tout simplement une pêche merveilleuse. En êtes-vous ? Dites. »

Les deux amis se laissèrent gagner et ils n’en eurent pas de regret. Le succès dépassa les promesses du guide, et même leurs propres rêves, pour la beauté, la taille et le nombre de poissons, truites, dorés, brochets et chevesnes qu’ils capturèrent dans le lac et au retour.

La rivière Betsiamites fait le drainage d’un vaste territoire jadis fort bien boisé, mais qu’une exploitation rudement menée a presque entièrement dépouillé de ses produits forestiers. La flottaison des bois, les maraudeurs montagnais, les loups marins ont chassé le saumon de cette rivière où il trouvait une large hospitalité. La truite persiste à y rester, et c’est une truite de rare beauté.

À Manicouagan, une chute de plus de cent pieds de hauteur arrête le saumon à une courte distance du fleuve Saint-Laurent, et toutefois, au-dessus de cette chute dans le lac Manicouagan, se trouvent de magnifiques salmo-salars. C’est que la rivière Godbout, qui a son embouchure à quinze milles plus bas, sert également de déversoir à ce lac et permet au saumon de s’y rendre par un escalier relativement facile.

Me trouvant de passage à Godbout, en 1890, j’y recueillis les notes suivantes : « M. Gilmour est le propriétaire de cette rivière depuis son embouchure jusqu’à dix milles en profondeur. Il y vient, chaque année, passer la saison de pêche, avec quelques amis, dans un magnifique cottage muni de tout le matériel désirable. La capture moyenne de la pêche au lancer, durant la saison, y est d’environ cinq cents saumons. On ne tient pas compte de la truite, fort belle pourtant, et si abondante, que d’un seul coup de seine, M. Comeau, le garde-pêche de M. Gilmour, en a capturé, le matin même de mon passage, pas moins de 5,000, dont le poids total a été de 2,900 livres. Cette truite a été vendue à l’avance par contrat, à la compagnie Fraser, au prix de 4 sous la livre, et elle est transportée dans la glace, à Québec, par un caboteur de cette compagnie. Ce coup de filet rapportait ainsi à M. Gilmour la jolie somme de $116, mais il faut dire que c’est un coup exceptionnel, car autrement l’état de pêcheur vaudrait mieux que celui de ministre à Québec ou à Ottawa. Le produit annuel de la rivière, en truites, saumons et autres poissons pris en eau saumâtre, ne dépasse guère 12,000 livres. Au delà des dix milles possédés par M. Gilmour la rivière est encore bonne, excellente même pour la pêche au saumon et à la truite, à la mouche. M. Comeau nous dit que sauf Moisie et Natashquan, il n’en voit pas de plus avantageuse sur toute la Côte Nord et lui-même a déjà songé à l’exploiter à son profit. Il existe un chemin détourné, par les bois, qui conduit en raccourci à la tête des rapides des dix milles, où commence une série de très belles fosses à saumon. La distance à parcourir est de seize milles, dont douze par eau, sur trois lacs, et quatre par portages où il serait facile d’ouvrir de bons chemins.

La Grande et la Petite Trinité ont baissé depuis une quinzaine d’années ; la Pentecôte est nettoyée, disent les pêcheurs de la Côte.

Un peu au nord-ouest des Sept-Îles, débouche la rivière Sainte-Marguerite, d’un accès facile, à marée haute, et offrant un port sûr, à l’abri de tous les vents. Les premiers rapides présentent un tableau grandiose, une masse blanche énorme, déchiquetée, pendant en mèches ou se déroulant en boucles sur le front des rochers. Dans les girations et les bouillonnements du bassin se jouent des troupes de loups marins d’esprit, la terreur de la gent salmonidée. Au-dessus des rapides, et passé une certaine étendue d’eau profonde se trouve la chute mesurant de vingt à vingt-deux pieds, en juillet, couronnée d’une roche en plein front qui force le courant à se tordre des deux côtés de manière à se présenter de travers au poisson, qui reçoit ainsi une rude tape en arrivant au sommet. Il importe de faire sauter cette roche si l’on veut prêter de la valeur au haut de la rivière, où, sur un espace de quarante milles d’une eau unie quoique courante, se rencontrent de très belles fosses.


Nous voici en face de la rivière Moisie, célèbre par ses mines de fer magnétique, exploitées jadis avec perte par une compagnie de Montréal. Sept hauts fourneaux en ruines, une église protestante qui porte son clocher sur le coin de l’oreille, un cimetière, voilà tout ce qui reste, à votre droite, là, sur ce fond de sable jaune souligné par une raie noire de sable magnétique dessinant les courbes du rivage — de plusieurs centaines de mille piastres jetées au vent d’une agitation fébrile, d’un tourment d’ambition désordonné qui déroutait les meilleurs esprits. Espérons que cette semence germera un jour des millions. À gauche, un modeste village, sans rues, sans verdure, des vignaux, un ranc, des bateaux de pêche échoués au rivage, un clocher de chapelle catholique qui dépasse juste les toits ; là-bas, une maison plus grande avec des dépendances ; c’est le magasin de la maison Fraser & Co., propriétaire des premiers dix milles du cours de cette rivière qu’elle exploite à son profit, moyennant une rente nominale de mille piastres par année.

Au-dessus des dix milles, en pleine forêt, s’élèvent trois ou quatre cottages que viennent habiter, dans la belle saison, des sportsmen des États-Unis, de l’Ontario et de Montréal. Ils y font des pêches magnifiques de saumons de première qualité sous tous rapports.

Le rendement annuel des pêches de la Compagnie Fraser est évalué à environ 100,000 livres.

À soixante-dix milles plus bas que Moisie s’ouvre la grande avenue des sauvages montagnais en route pour leurs champs de chasse, la rivière Saint-Jean. La marée s’y fait sentir jusqu’à vingt-trois milles de son embouchure. Bon an, mal an la pêche rapporte environ 15,000 lbs de saumon, mais c’est un poste important pour la pêche à la morue. Le sol en est profond et propre à la culture.


Mingan est une rivière fort accidentée, ce qui n’empêche pas le saumon de la gravir jusqu’à soixante milles dans l’intérieur, pour y frayer. Quoique réputée bonne rivière à saumon, elle doit sa renommée, avant tout, à son excellent port et au poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, que sir Donald Smith (lord Glencoe) a dirige pendant plusieurs années.


La rivière Romaine ou Mountage, à neuf milles au-dessous de Mingan, quoique petite, est très fréquentée par le saumon. Ce poisson se repose longuement au pied des premiers rapides, en vue du fleuve.



Un îlot verdoyant, qui sépare ces rapides en deux, offre un charmant

endroit de campement, et une grève unie, à large marge, facile au pied du pêcheur à la mouche. La brise de mer en chasse les moustiques et rafraîchit les chaudes journées d’été.

Au-dessus des seconds rapides, à cinq milles de son embouchure, la rivière se divise en deux branches, l’une allant à l’est, l’autre à l’ouest ; le saumon ne remonte pas la première, empêché qu’il en est par une chute imposante de près de cent pieds de hauteur qui en intercepte l’entrée ; mais il s’avance en rangs serrés dans la branche ouest. Renommé pour sa grosseur, le saumon y atteint le poids de soixante livres, et plus.

Ceux-là, dit-on, ne sautent pas à la mouche ; ils sont trop rusés pour se laisser prendre à un pareil leurre.

Les sauvages se réunissent près de la source de la Romaine ; ils y passent l’automne et une partie de l’hiver dans des cabanes solides et munies de tout le confort que leur paresse leur permet de se donner. Nombreux et variés sont leurs ustensiles de pêche, tous prohibés par la loi, et dont ils se servent pour ruiner les frayères.

En descendant vers le golfe, le produit des rivières au saumon se mesure au baril au lieu d’à la pièce, le poisson ne pouvant se conserver à l’état frais, vu l’éloignement des marchés. Rares sont les sportsmen qui vont faire la pêche au lancer à pareille distance. Au lieu de payer licence de pêche, les fermiers des rivières paient la somme de tant par baril au gouvernement, ou ne paient rien du tout.

On demandait, un jour, à M. Dufour qui pêchait dans la Corneille, une rivière comprise dans les limites de la seigneurie Mingan, dont personne n’avait les titres, à qui il payait des droits.

« À personne, répondit-il ; j’ai consulté de plus savants que moi à ce sujet, leur représentant que, d’un côté, le gouvernement veut avoir le montant de ma licence, que, de l’autre côté, M. Deniston prétend être le propriétaire de la rivière et avoir droit au loyer — et ces savants m’ont avisé de continuer de pêcher en attendant l’issue du procès, sans rien dire ni rien payer. C’est ce que je fais ; je mange l’huître, et je donne les écailles aux deux plaideurs. »

La moyenne du rendement des rivières à saumon, tributaires du golfe Saint-Laurent, entre Mingan et Saint-Paul, s’établit à peu près comme suit, d’après des notes recueillies en 1890.


REMARQUES
BARILS.
La Corneille
25
Piastebay
N’a pas été explorée pour la pêche à la mouche
10
Watchichou
A été pêchée par la famille Abbott — Pas de rapport
Nabisippi
Pas explorée à l’intérieur
Aguanus
Pourrait être améliorée en abaissant la deuxième chute, haute de 20 pieds, à moins d’un mille du fleuve
30
Pashashibou
Fond de vase, pas de saumon
Natashquan
Jadis l’une des rivières à saumon les plus productives, mille barils, tombée au troisième rang par la maraude. Bons coups de ligne dans les premiers rapides et au-dessus
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La Natashquan est depuis longtemps renommée parmi les sportsmen d’Europe et d’Amérique, pour l’excellence de sa pêche à la ligne. Pour l’abondance et la qualité du poisson elle est déjà la rivale de la Moisie qu’elle surpasse de beaucoup par le pittoresque du paysage, la nature violente et sauvage de son cours. Des scènes dramatiques du plus saisissant effet se sont passées sur ses rives, au milieu de ses tourbillons.

On nous montre ici le gouffre qui engloutit Walter Macfarlane, l’un des princes du commerce de Montréal. Un peu plus loin rugit le maëlstrom, l’entonnoir du diable, où s’abîma le jeune héritier des Ashtley, une famille ducale d’Angleterre. Ses guides l’avaient prévenu du danger, l’assurant que nul n’avait jamais impunément effleuré les lèvres du gouffre, dont le baiser donnait la mort ; il n’en voulut rien croire. Un seul de ses guides consentit à l’accompagner, pendant que les autres avec ses amis les suivaient de leurs regards navrés. Le canot glisse rapide comme un trait ; il arrive au gouffre qui s’en empare et le fait tournoyer comme une toupie ; il s’enfonce, les deux têtes ne marquant plus qu’une ligne noire au-dessus de l’eau, lorsque soudain, une tête et deux bras levés surgissent du vortex. C’est le guide sauvage, qui se sépare du jeune duc, en présence de la mort inévitable. Mais un coup de feu retentit aussitôt sur la rive et la tête et les bras se rabattent et disparaissent dans le fleuve. Un des amis du jeune pair, imprudent mais brave, venait de punir le lâche.

Il y a six ou sept ans (1890), M. J.-G.-A. Creighton, chez qui l’art de l’écrivain le dispute à l’habileté du pêcheur, faillit périr au même endroit, en capturant un saumon de taille démesurée. Son canot ayant chaviré pendant la lutte, il put avec peine regagner le rivage, pendant que son guide était emporté vers le gouffre pour y disparaître à jamais.

En dépit de ces scènes dramatiques répétées, la Natashquan ne paraît avoir rien perdu de sa fascination sur l’esprit des sportsmen étrangers. Pendant des années — avant 1890 — le capitaine Deniston recruta en Angleterre des groupes d’amateurs de pêche qui firent des campagnes incomparables dans nos rivières en litige de la seigneurie Mingan, mais particulièrement dans la Natashquan. La capture dut être exceptionnelle en 1890, car, avant le quinze juillet, le capitaine Murphy avait inscrit plus de 300 pièces sur son carnier de pêche.

Un jour, le duc de Beaufort, le duc actuel de Sunderland, et feu Ned Sothern se trouvant à bord d’un steamer de la Cie Allan, payèrent au capitaine la somme de mille dollars pour qu’il se détournât de quelques milles de sa route et les déposât à l’embouchure de la Natashquan. On se demande combien la livre de saumon pêché au Canada pouvait coûter à ces sporstmen de haute lignée, à leur retour en Angleterre.

Pendant longtemps la Natashquan, à son embouchure et jusqu’au pied de la première grande chute, a fourni une pêche au filet prodigieusement abondante. Une année même, la capture fut tellement nombreuse que le sel et les barils firent défaut et qu’il s’ensuivit une perte de milliers de beaux poissons. Depuis, et d’année en année, la rivière a subi une déchéance sensible qui l’a réduite au rang de rivière de troisième classe après avoir occupé le premier rang.

Au seizième mille, le lit de la rivière est coupé à angle droit par une chute d’une vingtaine de pieds de hauteur, au pied de laquelle le saumon vient s’entasser par milliers en rangs si serrés qu’on en voit, à chaque instant, sortir de l’eau, sous la pression commune de la masse. Ils restent là, sous une poussée inconsciente, attendant qu’une forte pluie vienne grossir la rivière et leur permettre de franchir le rocher surplombant dont ils se rapprochent comme s’ils étaient portés par un élévateur. Si nombreux sont-ils qu’une ligne jetée au hasard ramène à coup sûr une victime accrochée par les flancs, les ouïes ou autrement.

Dès que la pluie commence à tomber, ces pauvres poissons assoiffés témoignent de leur joie par des sauts, des soubresauts, des coups de queue, une gymnastique en règle. Petit à petit le bassin monte, la chute les appelle de sa voix de plus en plus sourde, leur parlant déjà presque de niveau, à l’oreille, et ces pauvres poissons enjambent le gouffre sans effort, comme un trait argenté lancé de bas en haut. Toutefois, si rapides qu’ils soient, il arrive que des tireurs exercés choisissent ce moment pour montrer leur adresse, en les perçant d’une balle au vol, comme des oiseaux, proies inutiles de la vanité jetées au gouffre.

Quelques coups de dualine ou de dynamite bien appliqués ici doubleraient l’importance de la rivière pour la pêche au lancer.

REMARQUES
BARILS.
Kegashka
Requiert dynamite aux chutes
35
Musquarro
La première chute, à huit milles de la mer, haute de vingt à vingt-cinq pieds à eau basse, pourrait être réduite à quinze pieds, à peu de frais, ce qui ferait de la Musquarro une des plus belles rivières pour la pêche à la mouche. Les sauvages, convaincus que cette rivière leur appartient, sont un massacre épouvantable de saumons au pied de la chute, où ils attendent l’élévateur, ondée, orage ou pluie prolongée


À trente-six milles au-dessous de Natashquan dégorge dans le golfe Saint-Laurent, une rivière qui est peut-être la plus belle frayère naturelle du Canada, la rivière Wachicoutai. Deux messieurs Blais ont pu y capturer dix barils en eau saumâtre, mais cela ne représente pas le dixième de ce que cette rivière devrait produire — soit 100 barils — sans que pour cela on arrive à capturer dans l’ensemble, un saumon sur cent de la famille habituée à ses parages. Les premiers rapides, cascadant à cinq milles de la mer, sont faciles à franchir. Un kilomètre est vite fait, et c’est toute la distance qui vous sépare d’une succession de petits rapides, ou colliers argentés, enroulés autour de fosses profondes où le saumon prend à loisir ses ébats. Un rétréci d’un demi-mille de longueur conduit à un lac de huit milles, de charge en décharge, suivi bientôt d’un autre lac de douze milles. D’après même mesure, par chapelets, s’épandent d’autres lacs plus grands encore, vers les profondeurs, tous nourrissant de grasses écoles de touradis (grey trouts), de vingt-cinq à quarante livres, de poissons blancs, de dix à douze livres, que les sauvages appellent saumons blancs et qui sont peut-être des huananish. Après avoir traversé ces lacs, le salmo salar s’en va frayer dans les nombreux cours d’eau qui les alimentent.

Rendu là, il n’a plus à redouter que le nigog du Montagnais, qui le transperce, de la pince de son canot, le soir, à la lueur d’un flambeau d’écorce de bouleau.


REMARQUES
BARILS.
Olomolasheeboo
Excellente rivière à la pêche au lancer
15
Coacotchoo
Devrait produire cinquante barils au lieu de dix. Sert de déversoir à de grands lacs très poissonneux — Gatée par les loups marins
10
Étamamu
30

Ici je reviens à mes notes de voyage. L’Étamamu est la propriété de M. Michel Blais, de Berthier (en haut), établi sur la Côte depuis quarante-six ans, qui vient de la quitter pour aller vivre de ses rentes dans sa paroisse natale. Deux de ses fils, de vaillants marins, continueront désormais d’exploiter la rivière. Déjà, cette année, ils ont tendu six pêches, mesurant en tout cent quatre-vingts brasses, mais ils n’ont pas été heureux, n’ayant capturé que dix barils, lorsque leur père en saumurait au moins cinquante barils chaque année. Une année même, le père en a mariné jusqu’à cent cinquante barils.

Les fils Blais attribuent cette défection à l’invasion de myriades de méduses (soleils de mer), poussées dans la rivière par une violente tempête du sud, avec saute au sud-ouest, qui a duré deux jours, à l’époque de la remonte du saumon dans les rivières de cette région, du vingt au vingt-deux juin.

Les corps des méduses flottant d’abord sans direction, comme des glaçons, se tassèrent bientôt à la rive, empêchant l’ascension du poisson, et finirent par corrompre les eaux au point de dégoûter et de chasser le saumon. Ils admettent toutefois, avec le capitaine Joncas, de Natashquan, que la tempête de vent d’ouest qui a tenu le saumon au large, à l’entrée de cette dernière rivière, peut avoir eu le même effet à Étamamu.

Il est notoire que nos plus vaillants pêcheurs de la côte nord viennent presque tous de la côte sud — depuis Lévis jusqu’à Gaspé.

J’ai remonté la rivière Saint-Augustin jusqu’à près de cinquante milles en profondeur, sans y trouver des fosses extraordinaires — je veux parler de la branche est — mais à tout hasard, elle peut fournir, à bien des endroits, de fort bons coups de ligne.

Il ne me reste plus qu’à signaler la rivière Saint-Paul ou des Esquimaux, que je n’ai pas visitée, mais au sujet de laquelle on m’a rapporté ce que voici :


« Propriété d’un M. Chevalier, qui, par défaut de diligence, d’intérêt ou d’ambition, ne retire assurément pas un dixième de ce qu’elle pourrait produire, si elle était exploitée avec plus d’énergie. En 1889, ce monsieur a mariné cent barils, lorsque, de l’avis de pêcheurs expérimentés, la rivière pourrait rendre, sans en souffrir, de huit cents à mille barils par année.

N’oublions pas que cette rivière des Esquimaux a donné jadis, en une saison, aux pêcheurs français, un rendement, non pas de 52,000 livres, comme on l’a écrit, mais bien de 52,500 saumons, ce qui est loin d’être la même chose.

ORIGINE DU SAUMON

Chaque année, le saumon vaut des millions au Canada.

D’où vient ce bienfaiteur millionnaire ?

D’un œuf, gros comme rien d’abord, et pas plus gros qu’un pois une fois à maturité… mais je passe ici la plume à d’autres plus savants que Moi.

À sa naissance, le saumon est plutôt brun pâle que blanc ; il porte des taches nombreuses, descendant en festons profonds, du dos sur les flancs. Cette livrée dure au moins un an ; en cet état on le nomme en Angleterre Parr.


Fig. 54. — LE PARR.


Cependant, le temps approche où le saumon va revêtir un plus brillant habit, et devenir le Smolt ou saumon du second âge. Il est alors vêtu de bleu, bleu foncé sur le dos, avec huit ou dix taches bleues sur fond d’argent, à tons changeants rougeâtres, et ventre blanc brillant ; l’opercule marqué d’une profonde tache noire, dorsale tachetée de brun, telle est la parure du fringant smolt, qu’il rêve dans sa garde-robe d’eau douce. Il sait que cette robe prétexte d’adolescence le fera valoir auprès des anciens, réunis dans les eaux profondes de la mer, à peu de distance souvent du corridor chéri qui conduit à la chambre nuptiale et au berceau.

À cette seconde transformation, si l’opercule n’était pas bossué en arrière, et strié sur le dessus, on prendrait facilement le smolt pour une truite. Cette brillante livrée est la parure de voyage ; aussi, le besoin de locomotion, de migration, devient si impérieux, à cette époque de leur vie, que le docteur Shaw remarqua une sensible diminution, parmi les smolts qu’il conservait dans un bassin, où il les observait, depuis leur état de parr ou de premier âge. Il s’aperçut bientôt qu’ils s’élançaient hors de l’eau, et mouraient, étendus sur le rivage, à quelque distance du bord. Ceci se passait dans la première semaine de mai. C’est alors le moment où les smolts se réunissent en troupes, ce que ne Font jamais les parrs.

TRANSFORMATION DU SAUMON

Le temps ordinaire pour que les parrs se changent en smolts, est de deux ans pleins, au moins ; cependant, on en voit qui opèrent ce changement dès la première année ; mais ceci n’est qu’une exception, produite vraisemblablement par une abondance extraordinaire de nourriture, ou des circonstances que nous ne connaissons pas encore.

La plus grande partie des parrs restent parrs, à la fin de la première année, et passent encore la seconde dans les eaux douces qui les ont vus naître, sans changer de lieu, conservant toujours les bandes qu’on pourrait appeler les langes caractéristiques de l’enfance. Quelques-uns mettent même trois ans à rompre leurs lisières.

Fig. 55. — LE SMOLT.


Les smolts descendent à la mer, les uns en juin, les autres plus tard, par petites troupes de quarante à soixante individus ; ceux qui n’ont pas la force de les suivre les regardent partir, sans doute, avec envie : les grands courants, les endroits rapides qu’ils entendent mugir, de leur dixième ou quinzième étage, leur font d’autant plus peur, qu’ils se sentent moins de force pour les remonter. Aussi, ceux qui partent, tout hardis qu’ils sont à la descente, dès qu’ils se voient emportés par le courant, rien n’est plus curieux que de les voir exécuter un leste demi-tour à droite ou à gauche, pour faire tête au courant et se laisser choir à propos dans un remous.

Arrivés à la partie du cours d’eau natal où le mélange des eaux devient saumâtre, les smolts passent quelques jours à s’acclimater ; puis, d’un coup de queue, ils disparaissent, en prenant le chemin de la grande eau.

Deux mois après, on les retrouve, curieux de revoir le lieu de leur naissance, — dont ils ont double fois douce souvenance, pour son eau douce, d’abord, pour ses douces affections, après.

Les smolts, alors, sont passés grilses, ou saumons de premier retour.

Ici la métamorphose est telle, que si des observateurs n’avaient pas pris la peine de marquer des smolts avant leur départ, personne ne les eût reconnus à leur retour.


Fig. 55. — LE GRILSE après cinq ans.


MARQUE DES POISSONS


Disons, en passant, le moyen de marque qu’on a. On les saisit au filet d’abord, puis à la main — et ensuite, au moyen de l’emporte-pièce, à deux ou trois coups — on perce, de deux ou trois trous, une de leurs nageoires, l’anale de préférence, qui ne sert à rien, paraît-il. On les lâche là-dessus, aux hasards de la vie aventureuse. Quand ils reviennent et qu’on les reprend, avec un pareil visa, légèrement bourrelé peut-être — pas n’est besoin d’être tant physionomiste pour les reconnaître au premier aspect. Savez-vous, par exemple, que pour peu que l’on soit pêcheur, ou peut-être simplement poète, ceux-là, on les caresse, on les embrasse même ; puis on les glisse tout doucement à l’eau, en leur disant : « Que Dieu vous bénisse ! » On n’a peut-être jamais plus de foi bonne, qu’en ces moments-là !

Ces smolts étaient partis, la queue fourchue, comme des jeunes gens affrontant leur premier bal ; ils reparaissent avec une caudale carrée : on dirait des notaires, tant ils ont l’air respectable. Et puis, ils avaient des bandes marquées sur le corps ; plus rien n’y paraît que la robe argentée du saumon adulte : ils sont partis avec une grosse tête, ils reviennent avec la tête effilée, le corps mince et élancé.

Mais, ce qu’il y a de plus extraordinaire, et qui permet de trouver au plus profond des mers le point d’appui de la thèse, à savoir, que ces profondeurs sont les plaines où le poisson va s’engraisser pour venir ensuite figurer honorablement sur les tables du gourmet le plus riche comme sur la table du pauvre, c’est la rapidité de croissance de ce poisson, qui, en deux mois, à la mer, du poids d’un quart de livre au plus, parvient à celui de trois et quatre livres.

Ceci n’est rien encore. L’année s’écoule : les grilses ont fait leur frai. (On ne doit pas s’en étonner puisqu’on prétend que les parrs mâles, à un an d’âge, ont déjà de la laitance.) Ils ont remonté les cours d’eau, puis les ont redescendus, accablés de fatigue, cela va sans dire : ils retournent passer deux mois au plus à la mer, reparaissent… et pèsent alors huit, dix et douze livres !


MUSÉE D’OTTAWA


Cet accroissement prodigieux dure pendant les deux ou trois premiers retours à la mer ; au bout de ce temps, le saumon, complètement adulte, a pris toute sa croissance ; il pèse de vingt à quarante livres et ne fait plus que s’entretenir et grossir lentement. Au musée d’Ottawa il en figure un, parmi les spécimens de la Colombie, qu’on a dit avoir pesé quatre-vingt-dix-neuf livres. On a dit, et c’est avec raison que j’en parle ainsi, car dans son état présent, bourré d’étoupe ou de sciure de bois, il est possible qu’il ait perdu de son poids, sinon de sa valeur, qu’il nous a considérablement fait honneur — je m’affirme en Canadien, en patriote — à la grande exposition de Londres.

Je faisais cette réflexion, tout haut, croyant faire rire les gens, qui s’attroupaient autour de moi, assez intéressés de voir que je paraissais savoir quelque chose du monde sournois des poissons, lorsqu’un brave homme me met la main au bouton et me dit :

— Vous ne savez pas pourquoi ce saumon n’a pas pesé cent livres !

— Oh ! bien, dam ?

— C’est qu’il était un navigateur ; et que, de mon temps, les navigateurs, qui mettaient cent voiles au vent, sur mer, étaient saisis de par le roi. Cela est arrivé à Jacques Cœur, et à plusieurs autres depuis ce hardi marin. Ce poisson que voici a été prudent et je l’admire. Il est resté à quatre-vingt-dix-neuf livres au lieu de se porter à cent. C’est fort bien à lui ! Au lieu de devenir morceau du roi, il est mort républicain.

Je ne saurais vous nommer l’homme qui m’a donné cette leçon de droit, car il s’est sauvé vite au milieu de la cohue, qui me trouvant fort interloqué, riait du meilleur cœur de moi plutôt que de la facétie du bonhomme, qui se faisait, peut-être sans le savoir, l’écho d’une erreur populaire dont mon oreille a été frappée plus d’une fois dans mon enfance.

OU VA LE SAUMON

Où va le saumon après la ponte, entraîné inconscient, à demi-mort, charrié, emporté, précipité vers la mer par le même courant qu’il bravait et surmontait quelques mois auparavant ? Va-t-il bien loin de la rivière animée, ou s’enfouit-il tout auprès ? Je l’ignore, mais sans aucun doute, il va droit au buffet toujours si bien garni de la Nature, puisque à quelques mois de là, à six mois au plus, il revient aux mêmes lieux, si grand, si gros, si dodu, qu’on a peine à le reconnaître. C’est un peu vers la fin de mai que les saumons surgissent des bas-fonds amers pour s’aventurer dans les eaux douces, mais c’est en juin et août qu’a lieu la grande remonte. Chaque marée en amène un convoi jusqu’aux pieds des premières chutes, où ils se reposent quelque peu avant d’en tenter l’escalade.

L’alose remonte les rivières vers la même époque que le saumon, mais elle n’y reste que quelques jours, le temps d’y déposer ses œufs, puis elle retourne grand train à la mer, pendant que le saumon prolonge son séjour en eau douce jusqu’aux mois de novembre et décembre. Il en est même qui y passent l’hiver. Le saumon n’est pourtant pas pressé de faire son nid, puisqu’il ne fraie que sous les glaces. D’où vient cette différence ?

Pourquoi le saumon est-il si pressé de quitter la mer, au petit printemps, la mer où il nage dans l’abondance, pour arriver dans nos rivières où il ne vit que d’amour et d’eau froide ? Répondant à ces questions, certaines gens vous diront que le saumon fuit les phoques, les requins, les marsouins, les esturgeons, les pourcils et d’autres grands voraces ; d’autres prétendront qu’ils sont chassés par des insectes parasites dont ils ne peuvent se débarrasser qu’en eau douce. J’avoue ne pouvoir apprécier la valeur de ces réponses, mais à ceux qui veulent qu’il profite des grandes eaux du printemps pour remonter des rivières dont les sécheresses de l’été leur interdiraient l’accès, jusqu’à leur berceau ou leur lit nuptial, je n’ai qu’à leur montrer ces masses de saumons stationnant pendant l’été au pied de chutes élevées, se baladant dans les remous, se berçant dans les rapides ou s’ébattant joyeusement dans les fosses, en attendant qu’un orage bienfaisant vienne gonfler les eaux et leur permettre de poursuivre leur course vers le but désiré, ce qu’ils font lentement, par étapes, sans se presser. Du reste, nombre de saumons adultes attendent les mois d’été pour attaquer l’ascension des rivières, seuls, ou en compagnie des grilses.

Faut-il croire que le saumon va passer le temps des fêtes en mer pour s’y goberger, s’y empiffrer jusqu’à tire-larigot, et que le printemps venu il sent le besoin de réduire, de rafraîchir son estomac enfiévré par les excès ? Smolt, il est descendu une première fois à la mer, mais il n’y est resté que peu de semaines ; encore faible, la tête lui a tourné de bonne heure, et c’est à la lueur de trente-six chandelles qu’il a réintégré le domicile paternel ; il y est retourné grilse ; plus vigoureux, il a pu tenir tête aux anciens, et depuis, à chaque hiver, un peu avant Noël, il n’a pas manqué de renouveler la même orgie ; qui a bu boira. Voilà ce qu’on dit du saumon… en Angleterre, comme ici, du reste.


MIGRATION DU SAUMON


Par bonheur pour lui — ce noble poisson — d’autres mobiles d’action dignes et généreux lui sont prêtés ailleurs. Des observateurs consciencieux sont d’avis que les vieux se hâtent de revenir, au printemps pour protéger leurs petits qui viennent de naître et qui sont distribués déjà un peu partout dans le cours d’eau qui les a vus naître — contre la dent de la truite, de l’anguille qui va bientôt se dégourdir, de la grenouille et de centaines d’autres ennemis. En route, les vieux enseignent aux grilses les endroits des chutes favorables à l’escalade, les lieux de repos, les dangers à éviter. Où le père a passé passera bien l’enfant, tel est le premier principe de l’éducation du saumon.

À défaut de lisières ou d’une main à tendre, ces pauvres bêtes n’ont que l’exemple à donner à leurs petits. Croyez bien qu’elles ne la leur ménagent pas ! Il faut les voir bondir, au milieu des chutes, comme des flèches d’argent lancées dans un tourbillon vert ou roussâtre, faire parfois une halte dans une fosse ménagée à point au milieu de la chute, puis rebondir de là et arriver à la surface unie quoique rapide qui voile le gouffre vu d’en haut ! Il faut les voir !

Ceux-là, qui s’élancent ainsi, sont les mâles, les pères, qui vont de l’avant connaître l’état du cours d’eau, savoir s’il y a des changements causés par des barrages, des rochers charriés ou renversés, des arbres entassés, des chaussées, crevées, afin que des mesures soient prises en conséquence. On a vu des masses de saumons tourner bride et abandonner à jamais une rivière aimée, sur une simple inspection des éclaireurs, des Pères de la Patrie !

C’est une leçon que la nature donne aux hommes. Aux mères, aux femmes, aux enfants, la protection entière des chefs de famille est due. Pour peu qu’ils aient du cœur, ils en sont indemnisés au centuple, aux heures enivrantes du calme, au foyer, dans le tête-à-tête et par l’éducation des enfants. À quels dangers, à quels travaux ne s’expose-t-on pas volontiers, lorsqu’on attend pour récompense l’amour pur de la famille ?

Un auteur américain doué d’une plume élégante s’étonne de ce qu’à certains endroits de pêche à saumon, dans la Betsiamites, où il a jeté sa ligne, toujours durant le mois de juin, il n’a capturé que des mâles. Je lui en donne ici l’explication, en homme marié et père de dix-sept enfants, s’il vous plaît ? Peut-être M. Barnwell était-il vieux garçon ? Alors, le malheureux ne nous comprendra pas ! Tant pis pour lui, comme auteur d’un livre ichtyologique charmant, puisqu’il devrait avoir d’autres produits de sa valeur non moins charmants !

Mais les pères, les chefs, les guerriers — appelez-les comme bon vous semble — sont rendus là-haut et tout va bien ! Là-haut : c’est souvent fort loin, à quelque vingt, cinquante et cent milles de l’eau salée. Il faut du temps pour s’y rendre, car les obstacles sont souvent en nombre. Des messagers sont alors expédiés en grande tenue — en costume de noces — aux retardataires, anxieux du sort de leurs bien-aimés, partis pour établir le foyer en eau douce.

Il faut vous dire que la robe du saumon est différente, suivant qu’il monte de la mer ou qu’il redescend des fleuves. Son dos est toujours bleu d’acier, ses flancs argentés avec des taches noires, irrégulières disséminées comme au hasard sur la tête et les opercules. La surface du corps est quelquefois, même presque toujours, nuancée de nuages bleuâtres, obscurs, plus ou moins visibles et fugaces après la mort. Mais en parure de noces, le ventre s’empourpre, ainsi que la base et la pointe de toutes les nageoires, excepté la dorsale et les pectorales.

Porteurs de bonnes nouvelles, nos émissaires circulent et sont applaudis dans tous les rangs des stationnaires. Sans se reposer un seul instant, ils ordonnent les préparatifs de l’ascension générale. Les premiers ils donnent l’exemple, pendant que les mères au dernier rang ou sur les flancs protègent les petits contre les dangers extérieurs.

Un chef s’élance à la vue des grilses étonnés ; un second chef suit le premier, puis un troisième. Les mères, fières de tels exploits acrobatiques, poussent leur progéniture à les tenter et devant leur hésitation elles font elles-mêmes le saut qu’elles réussissent aussi bien que les mâles.

Vous vous êtes peut-être apitoyé en voyant un saumon manquer son coup et retomber dans la fosse. Pitié perdue ! C’était de l’admiration qu’il vous fallait donner à ce poisson. C’était une mère qui apprenait à son petit à faire le sommersalt et qui ne voulait pas le lâcher avant qu’il l’eût appris.

Les petits ne tardent pas à réussir, et à trois semaines de là, vers la fin du mois d’août, toute la colonie est rendue au poste, ou pour mieux dire, à la maison. Car, tous sont nés là, et ils y reviennent invariablement. Ce morceau ou cette pièce d’eau bien gravelée pour le lit maternel, avec une fosse tranquille ménagée à côté pour le berceau et la voix de la chute pour endormir les enfants, c’est la vraie patrie du saumon, qu’il aime de tout son cœur. Ai-je tort ? Ai-je raison ? Pour le savoir, il faudra attendre le jugement d’autres observateurs ; mais je crois que les saumons, aussi attachés qu’ils le sont aux eaux paternelles, doivent se composer de familles diverses qui se reconnaissent au sang, aux mœurs, aux habitudes, et que les mères suivent ceux qu’elles ont adoptés parmi les petits, et surtout le père de leurs enfants. Puisque la colonie a une patrie, les familles, les membres de la colonie n’ont-ils pas un foyer dans cette patrie ?

Nous hasardons cette idée, pour avoir constaté chez les outardes, l’oie du Canada, qu’il existait dans les bandes des familles distinctes avec des enfants adoptés, protégés tout particulièrement par un seul mâle et une seule femelle. On allait, on volait de conserve, d’un lieu à un autre, mais arrivés et posés sur un terrain, chacun faisait marmite à part et souvent des disputes, des batailles sanglantes même avaient lieu d’une famille à une autre.

Les oies du Canada sont des oiseaux migrateurs. Nous pouvons mieux observer leurs mœurs, parce qu’ils sont dans l’air limpide, sous un ciel éclairé. Mais voyant les saumons aussi fidèles à revenir dans leurs eaux que les oies le sont à revenir dans l’air et sur la terre qu’elles affectionnent, ne pourrait-on pas induire de là, que s’il est des mères saumons qui se montrent d’ici, delà, au milieu des smolts novices, c’est que leurs entrailles sont sensibles à certains groupes plutôt qu’à d’autres, dans la colonie ?

Les lignes suivantes, que j’emprunte à M. Mowat, garde-pêche à Campbellton pendant plus de quarante ans, viennent à l’appui de mon opinion.


DE LA GÉNÉRATION DU SAUMON


« En ce qui a trait aux rivières Ristigouche et Métapédia et au saumon qui les fréquente, ma longue expérience de quarante années me met en position d’affirmer — ce qui est généralement admis d’ailleurs — que chaque rivière à saumon a sa population propre, les saumons se distinguant facilement par leur grosseur, leur couleur, et le gout de leur chair différant dans chacune d’elles. Et ce qui est propre à confirmer cette opinion, c’est que, s’il en était autrement, le saumon, qui recherche l’eau douce pour frayer, se serait installé dans l’une ou l’autre des deux rivières indistinctement, tandis que nos pêcheurs et nos commerçants qui sont juges en la matière, s’accordent à dire que tout le saumon qui a été pris durant ces deux ou trois dernières années, était de l’espèce dite de la Ristigouche, ceux qui sont connus sous la désignation de saumons de la Métapédia ou de l’Upsalquitch ayant disparu.


Fig. 57. — Œufs et alevin du saumon, avec vésicule ombilicale.


« Depuis huit ans que je suis chargé de diriger ici l’établissement de pisciculture, j’ai fait mettre dans les tributaires les deux tiers au moins de tous les œufs à ma disposition. La Métapédia a eu la part du lion et j’avais lieu de m’attendre qu’elle devint la rivière par excellence ; bien loin de là, sa population a toujours été en diminuant, tandis que celle de la branche où est établie la pisciculture, a, durant ces quatre dernières années, à tel point augmenté, qu’après en avoir enlevé environ un demi million de livres à la seine, et 45,000 livres à la pêche à la ligne, les saumons y existent encore en si grand nombre que leur énorme quantité est nuisible à la reproduction, à cause de la destruction réciproque qu’ils font de leurs œufs. La seule explication possible à déduire de ce qui précède, c’est que tous les œufs soumis à l’incubation y ont été pris dans la branche principale (Ristigouche) ; les jeunes saumons, bien que placés dans les tributaires, sont retournés dans les eaux d’où ils originaient.

« Je ne suis pas prêt à affirmer que des jeunes saumons provenant d’œufs déposés dans des rivières qui se déchargent directement dans la mer reviendraient, à l’âge adulte, dans les rivières où ces œufs auraient été ainsi déposés, mais je n’en persiste pas moins à soutenir que toutes les rivières à saumon devraient être repeuplées avec des œufs provenant de poissons appartenant à chacune d’elles respectivement. C’est aussi l’opinion à moi exprimée, en 1881, par M. Buckland, d’Angleterre, opinion basée sur l’expérience acquise par plusieurs années d’observation sous ce rapport.

« J’ai conseillé à sir Geo. Stephen, s’il a jamais l’intention de rendre à la Métapédia sa valeur d’autrefois, de la repeupler d’après le principe ci-dessus énoncé ; et je crois qu’il est presque déterminé à le faire. »

Conclusion logique, c’est que, pour repeupler artificiellement une rivière à saumon, il faut prendre du frai de ses propres poissons. Autrement, elle jouera le rôle de la poule et des canards : les petits qu’elle aura crus siens s’en iront ailleurs.

L’hiver est venu, le saumon est enfoui dans un ruisseau de la montagne sous un palais de cristal, dominé par un gigantesque pin parasol, où il protège ses compagnes occupées au creusage de leurs nids. Anguilles, canards, batraciens, martins-pêcheurs, ses ennemis les plus acharnés, sont disparus, il est tranquille ; il en profite pour préparer le berceau de ses petits.

Ici, je laisse parler la Revue des Deux Mondes, dans un article signé par J. Clavé, l’un de ses distingués collaborateurs :

« Habitant la mer, à l’embouchure des fleuves où il se nourrit et se développe le saumon ne pénètre dans des eaux douces que pour y frayer. Lorsque la femelle a trouvé un endroit propice, elle creuse dans le lit du ruisseau un nid de un à deux mètres de longueur sur 0.30 à 0.40 de profondeur, dans lequel elle se couche et pond ses œufs, pendant que le mâle, placé à côté, répand la laite qui les féconde. Elle les recouvre alors de gravier pour les mettre à l’abri de leurs ennemis, et les abandonne à eux-mêmes. »

Empruntons maintenant la plume d’auteurs américains décrivant les mêmes circonstances :

« À l’approche de la saison de l’accouplement, leurs formes gracieuses et leurs couleurs brillantes disparaissent. Ils deviennent maigres et difformes, leurs nageoires s’épaississent, et la peau est visqueuse et tachetée de brun, de vert ou de bleu, de vermillon ou d’écarlate. Ces changements sont plus prononcés chez le mâle, dont les mâchoires recourbées ne se touchent plus que par les extrémités, la mâchoire inférieure se développant en un fort crochet qui devient une arme puissante dans les combats sauvages qu’il lui faut soutenir contre ses rivaux, durant cette saison. Dans cette condition, et lorsqu’ils descendent à la mer, ils sont connus sous le nom de Kelts. »

Les plus pressés arrivent aux sources des rivières deux ou trois mois avant le temps du frai. Dès que l’eau est à la température convenable, de 40 à 50 degrés, ils déposent leurs œufs dans de profonds sillons qu’ils creusent dans le gravier du cours d’eau, ordinairement près d’un rapide.


LE GRILSE.

Des observateurs européens disent que les sillons sont creusés par le

museau des époux, chaque sillon étant rempli d’œufs avant qu’un autre soit creusé, et le premier est recouvert du gravier et du sable retirés du second, et qui se trouve brassé par le courant. M. Atkins a observé un saumon d’eau douce, une femelle qui creusait son nid en s’étendant sur le flanc et battant le sol de sa queue pendant que le mâle montait la garde pour éloigner des rivaux ou des déprédateurs. La ponte ne s’opère pas d’un seul coup, mais les œufs sont déposés par portions durant une période de cinq à douze jours. Lorsque le sillon est creusé, les deux conjoints se retirent à une faible distance, de chaque côté ; ils s’étendent alors sur le flanc, puis ils reviennent ensemble et, se frottant l’un contre l’autre, répandent en même temps leurs œufs et leur semence dans le sillon. Des observations analogues ont été faites par de savants ichtyologistes sur le saumon d’Europe et par M. Whitcher sur le saumon canadien.

Dans les tributaires du fleuve Saint Laurent la ponte commence vers la mi-octobre ; dans le Maine, une ou deux semaines plus tard, et il y a lieu de croire que dans le Connecticut elle a bien lieu en décembre. En Angleterre, et dans le Rhin, le temps du frai commence en octobre et novembre et se continue, dans certaines rivières, jusqu’en février.

Les œufs du saumon mesurent environ un quart de pouce de diamètre, et sont d’un rouge clair ou d’un jaune orangé. Un saumon de cinq à huit ans pourra porter de 1000 à 2000 œufs, et un saumon de vingt à quarante ans en portera de 10,000 à 15,000. Dans les rivières d’Écosse les œufs viennent à maturité dans une période de cent à cent quarante jours, mais dans nos eaux plus froides, à une température moyenne de trente-trois degrés, l’incubation doit durer environ six mois, les petits ne se montrant qu’en mai. Dans les piscicultures, la période varie beaucoup : des œufs sont éclos dans cinquante-quatre jours, à une température de cinquante-cinq degrés, et d’autres dans cent quatorze jours, à trente-six degrés.

Si la femelle montre tant d’empressement à recouvrir ses œufs de gravier, c’est qu’elle redoute le mâle autant que les autres saumons, tous étant extrêmement friands de ces œufs. Tout de même il réussit à en happer quelques bouchées pour prix de ses peines. On prétend que l’absorption de ces œufs donne la couleur rouge à sa chair, ce qui me paraît ridicule. Non moins ridicule est la prétention de ceux qui attribuent cette coloration à un petit corps rouge semblable à une grappe de groseilles qu’on trouve dans l’estomac du saumon. Je crois plutôt que certains crustacés, certains poissons, des plantes peut-être du fond de la mer dont il fait sa nourriture, communiquent cette teinte rouge ou rose à sa chair. Cela paraît d’autant plus croyable que la chair du saumon pâlit sensiblement après un séjour prolongé en eau douce.

En brisant sa coquille, le petit ne se dégage pas entièrement de l’œuf, il l’emporte avec lui, comme un barillet qu’il dépasse de la tête et de la queue, dans la fosse voisine où il va chercher un premier refuge ; il y puise encore la vie pendant plusieurs semaines. Lorsqu’il se sépare enfin de cette vésicule ombilicale, il n’a pas encore atteint la longueur d’un pouce. Rien, dans cet être chétif, timide, blotti dans les interstices des pierres, ne fait présager les brillantes destinées du grilse et du saumon.

Le saumon est-il polygame ? On serait porté à le croire par le nombre de mâles dépassant de beaucoup celui des femelles. En toute saison les femelles recherchent la société des mâles, ce en quoi le saumon diffère des autres poissons, ce qui tend aussi à corroborer l’avis émis déjà qu’il existe parmi eux un certain esprit de famille. Des pêcheurs du Rhin abusant de cet attachement, attirent les femelles dans des pièges qu’ils nomment pinces-à-saumon, placés autour d’un mâle muselé et attaché à une câblière.

Le saumon passant une moitié de sa vie dans nos rivières, et depuis la pratique de la pisciculture, naissant et vivant sous nos yeux, il semble que ses mœurs devraient nous être parfaitement connues. Cependant, il nous reste beaucoup de choses à apprendre sur sa croissance, ses pérégrinations, son séjour en mer, sa nourriture, son jeûne, la couleur de sa chair, les raisons qui le retiennent parfois dans les eaux douces durant l’hiver, la promptitude du voyage des smolts, son changement de costume de parr à smolt, de smolt à grilse, de grilse à saumon fait, autant de mystères que nous ne pourrons nous expliquer qu’en réalisant la suggestion humoristique de M. Russell :


« Je ne vois, écrivait-il, qu’un seul moyen de connaître à fond les mystères de l’existence de ces poissons : ce serait de réunir une députation de savants et de témoins consciencieux, de les engager à siéger sous l’eau pendant une couple de mois ; ils ouvriraient leurs sessions en novembre, en s’établissant près d’une frayère, au temps où les femelles œuvées vont déposer leurs œufs, dont ils suivraient, jour par jour, heure par heure, le développement, jusqu’à l’éclosion, pendant qu’un comité suivrait les saumons adultes, les grilses et les smolts dans leur descente à la mer, en surveillant leurs mouvements, et tenant note de leurs habitudes, de leur ordinaire, des dangers à courir, du caractère de leurs ennemis, des raisons qui déterminent leur retour. Les travaux d’observation terminés, cette députation pourrait nous présenter une solution raisonnée de tous nos doutes, de toutes nos objections, de toutes nos difficultés. Jusque-là, la science cheminera péniblement sur un fond d’hypothèses qui s’effondre presque à chaque pas sous ses pieds. »