Poissons d’eau douce du Canada/Doré

C. O. Beauchemin & Fils (p. 50-61).


FIG. 20. — LE GRAND DORÉ. — Wall-eyed pike. — Stizostedion vitreum

LE DORÉ


Lucioperca americana. — Sandre d’Amérique. — Pike-Pereh. — Pickerel. — Le Grand Doré. — Stizostedion vitreum. — S. Canadense Sauger.


Le premier parrain du doré, dans le monde de la science, fut Linnée le célèbre savant suédois, qui l’appela Lucioperca, un mot trop brillant pour un poisson que les compatriotes du fameux naturaliste traitaient de peureux et de bête stupide. Sous ce titre, il fut considéré comme un poisson d’un genre mitoyen entre perche et brochet ; il vécut dans cette gloire modeste, dormant sur des algues mieux que des héros sur leurs lauriers, jusqu’en 1817, alors que Cuvier le tira de ce doux sommeil pour le séparer de la famille des percoïdes et en créer le groupe des sandres. Ce fut une hérésie dont l’auteur revint, en 1829, dans la deuxième édition du Règne animal, où il ramène le doré dans les rangs des percoïdes, comme perca lucioperca. Il était trop tard ; dans l’intervalle, Rafinesque, ami et rival de Cuvier, était passé en Amérique, avait fait une étude sérieuse de notre doré, qu’il dénomme stizostedion, ce qui veut dire gosier étranglé. Les savants d’Amérique, d’ordinaire si simples, si pratiques, s’entichèrent de ce nom impossible, l’opposèrent au lucioperca de Cuvier repentant, et le maintinrent par temps et contretemps, sous la garde du drapeau étoilé, où il vivra encore longtemps. Pour rendre l’animal plus ridicule, ils lui ont ajouté quelque chose comme un lorgnon, en l’appelant stizostedion vitreum, que le malheureux est condamné à porter de jour et de nuit, durant toute sa vie. Croyez bien que le peuple américain n’a pas avalé le premier nom fait en couleuvre, stizostedion, et qu’il a su se venger de l’insulte faite à son poisson par le deuxième nom — œil de verrevitreum, lorsque son œil, au lieu d’être en verre, est un vrai diamant qui luit dans l’ombre, qui peut éclairer la plupart des savants du monde dans la nuit où ils marchent à tâtons. Qu’a fait le peuple pour se venger des savants ? Il a pris tous les noms qui lui venaient sur la langue et il en a couvert le doré, au point que la science y a radicalement perdu son grec et son latin. Je parle ici du peuple américain, car l’Europe n’a pas prêté un grand intérêt au conflit. Voulez-vous voir défiler la kyrielle des noms du doré ou lucioperca americana ? Prenez bien votre respiration, monsieur le plongeur de perles, car il y a long du commencement à la fin. Pour un essai, disons : “Sand Pike,” “Sauger,” S. canadense griseum ; C. lucioperca grisea ; S. canadense boreum, “Pike,” avec des variations locales, telles que “Blue Pike,” “Yellow Pike,” “Green Pike” et “Grass Pike.”

Dans l’Ohio, le Tennessee et la Caroline du Sud, il se nomme “Jack” et “Pickerel”.

“Glass-eye” et “Glass-eyed-Pike” sont fort répandus et acceptés.

Ailleurs, on le nommera Okaw, corruption de “Okun” et “Okunj,” les noms russes et polonais de la perche, suivant le professeur Goode, mais que je crois être simplement une corruption de Oka, nom du doré en algonquin. Il s’appelle encore “White Salmon,” “Jack Salmon”, tout comme s’il était un Jack Shepherd en train de jouer ou de déjouer la justice et la dignité des lois du pays. Mieux vaut traduire un auteur américain respecté et d’une grande sévérité, le professeur Goode lui-même, afin que mon témoignage, présenté un peu légèrement, mais sérieux au fond, ne soit suspect en aucune manière. Or, voici ce que je lis à la page 15 de “Good American Fishes :”

« La désignation de « saumon » est très souvent appliquée au doré dans des cours d’eau où il n’existe pas de salmonidés. Cela est surtout remarquable dans les affluents du Mississipi et de l’Ohio, ainsi que dans la Susquehanna. Des centaines de cas de capture de saumons, censés des sujets développés de la semence d’alevins déposés par les commissaires des pêcheries, ont été rapportés dans les journaux, durant les dix dernières années (daté de 1888), et presque toujours, lorsque les cas ont été examinés, il a été constaté qu’un humble doré était la cause innocente du rapport erroné. »

Le peuple se vengeait ainsi d’une science tortueuse par un coup droit.

What’s in a name ?

Plus humble, sans prétention autre que de donner un beau nom à un beau poisson, le Canadien-Français a appelé doré l’animal bariolé de tant de noms burlesques, et ce nom fait son chemin aux États-Unis et finira bientôt par effacer tous les autres.

Quels sont les titres de ce grand seigneur de nos eaux, voyageant sous d’aussi riches couleurs, quels sont ses droits et ses domaines ?

Ses titres ? Je les vois dans la perfection de ses formes, dans la magnifique panoplie de ses dards dorsaux, dans son armure bronze et or fin de chevalier, dans son grand œil brûlé, orné d’un chiasme dardant des rayons lumineux à rendre jaloux le kohinoor et le régent.

Traçons plutôt son portrait en quelques coups de plume. Sa forme est plus allongée et plus arrondie que celle de la perche, qu’il distance énormément par la taille ; chez les petits dorés la tête mesure environ le quart de la longueur du corps ; les mâchoires sont garnies d’une bande étroite de dents en velours aiguillonnée d’une rangée irrégulière de dents coniques et pointues de diverses dimensions ; la langue est lisse, le préopercule est arrondi, finement dentelé dans sa partie montante. Les deux dorsales sont séparées : la première est composée de quatorze épines, la seconde d’une épine et de vingt-deux rayons mous ; on compte deux épines et onze rayons mous à l’anale. La caudale est un peu fourchue. Le Dr H.-E. Sauvage en donne la description suivante : « Le sandre est loin d’égaler la perche pour la richesse de sa coloration. Tout le dessus du corps est d’un gris verdâtre qui, sur les flancs et sur le ventre, prend insensiblement une teinte blanchâtre, argentée, uniforme avec des reflets dorés ; on voit sur les flancs des taches nuageuses de couleur brunâtre, et chez les individus jeunes, des bandes verticales brunes ; entre les rayons des dorsales sont des taches noires qui se dessinent sur un fond grisâtre, transparent, et forment, par leur ensemble, des bandes longitudinales. Les individus jeunes sont d’une teinte plus pâle que les adultes, et souvent d’une couleur cendrée. Ce poisson atteint une longueur de plus de trois pieds et un poids de vingt à trente livres. »

Ses droits ? Je les trouve sur ma table, sous ma fourchette, sous celle de mes amis, car c’est un morceau d’ami, autrement fin-de-siècle que l’esturgeon, le petit sterlet, tombé à l’andouille — soit dit entre nous — tout près de l’usine de Pasteur. C’est de la chair, ça ! Qui en a jamais vu de plus blanche ? Personne ! De plus ferme ? Personne. De meilleur goût au palais, de plus savoureux effritement, d’inglutition plus aisée, de sieste moins gênante, de laisser passer plus comme il faut ? Il n’est pas de chair de poisson dans nos rivières qui vaille d’être comparée à celle du doré, sous ces rapports.

Ici, je vois de nombreux amis d’Ottawa, de Montréal, de Trois-Rivières, de Saint-Jean, de Québec même, — quoique le doré y soit plus rare, — qui lèvent la main contre moi, en me disant sur un ton de protestation :

« En vous laissant emporter par votre enthousiasme pour le doré, ne craignez-vous pas d’être injuste à l’égard de la truite commune, de l’achigan, du maskinongé, et surtout du huananiche, qui n’a pas de rivaux sur nos tables, pas même le saumon ? »

Le doré peut avoir des rivaux, mais il n’a pas de supérieur comme comestible. Si vous n’êtes pas de cet avis, c’est que vous l’aurez mangé dans de mauvaises saisons, en été ou au printemps, immédiatement après le temps du frai, ou autrement, prenez-vous-en à votre cuisinière. C’est en février et mars, lorsque le poisson est gonflé d’œufs, qu’il est vraiment bon à manger. En Autriche et en Hongrie, les gourmets n’y touchent que quand les œufs sont à maturité. Sur les marchés des grandes villes, le poisson est exposé dans de vastes bassins en bois entourés de dalles de pierre. On n’accepte pas comme frais un poisson qui n’est pas vivant. Vous indiquez du doigt le doré qui vous convient ; aussitôt, il vous est amené par l’épuisette. C’est bien le poisson qu’il vous faut ; on le saigne sous vos yeux en lui fendant la queue. Vous l’emportez à votre cuisinière qui — sans autres recommandations — le fera rôtir, s’il pèse de une à deux livres, le fera bouillir, s’il pèse de trois a quatre livres, et le servira avec une simple sauce au beurre, le farcira, s’il pèse cinq livres et plus, le fleurira enfin de fines herbes et le servira chaud. Quand vous aurez du doré ainsi apprêté, croyez que je ne refuserai pas une invitation à dîner de votre part.

— Un verre de sauterne, s’il vous plaît ?

Ses domaines ? Ils sont presque aussi étendus que ceux de la perchaude ; il n’y a qu’a en retrancher la vallée du Rhin, la Suisse et la France, qui persistent à lui fermer l’entrée de leurs eaux ; la France, probablement parce qu’il est d’origine allemande, et qu’elle craint sa voracité pour ses fritures.

Cependant, Cuvier et Valenciennes ayant une opinion différente, il ne me reste qu’a m’incliner, en les citant : « Le sandre n’a pas la vie si dure que la perche ; quand il est renfermé il ne mange point, et on a même de la peine à le conserver dans des vases, de sorte qu’il est difficile à transporter vivant. C’est probablement ce qui a empêché que l’on essayât de multiplier chez nous un poisson qui donnerait à nos tables une ressource nouvelle et des plus agréables. La tentative mériterait bien d’en être faite ; notre climat n’aurait rien qui s’y opposât, car il habite et plus au nord et plus au midi. »

Quant à la Suisse et au bassin rhénan, j’ignore d’où viennent leurs préjugés contre ce beau poisson. Il manquait aussi en Angleterre, lorsque, en 1878, le duc de Bedford y fit transporter d’Allemagne, vingt-huit sujets de plus de deux livres chacun, qui ont merveilleusement prospéré depuis. Il est si abondant en Hongrie, en Russie, en Autriche, qu’en hiver, on les y entasse par monceaux énormes sur les rives des lacs et des cours d’eau. Il s’en fait une consommation locale considérable, à l’état frais ; et salé, mariné, ou fumé, en y ajoutant ses œufs salés ou en caviar, il est l’objet d’un commerce d’exportation important en Grèce et en Turquie, où des carêmes fréquents et certaines prescriptions du Coran poussent à la consommation du poisson, d’une façon particulière.

En Amérique, le doré habite la région des grands lacs ; il se répand vers le nord jusqu’au pays des fourrures, où plus d’une fois il a fourni une ressource précieuse aux trappeurs et aux premiers explorateurs ; il peuple également le haut du Mississipi, les États de l’ouest, le bassin du fleuve Saint-Laurent, les États du nord ; mais il fait défaut dans la Nouvelle-Angleterre et les États du sud de l’Atlantique. Le lac Pepin, dans le Minnesota, est célèbre pour la quantité prodigieuse de ce poisson qu’il nourrit. Il se réunit aussi en troupes immenses, à la jonction de la rivière Chippewa avec le Mississipi, sous des chariots de bois qui s’y échouent en hiver. Autrefois très abondant dans le bassin du fleuve Saint-Laurent, surtout dans les grands lacs, il diminue sensiblement depuis ces dernières dix années. Une pêche aveugle, sans méthode ni raison, a causé un gaspillage pénible, qui menace de ruiner nos eaux les plus riches, dans un avenir prochain, si la loi n’y met promptement ordre par les moyens les plus rigoureux.

Tous les témoins entendus devant la commission fédérale de 1892 s’accordent à dire que la cause principale de la diminution du doré est due à l’usage de la seine. L’un des plus importants et des mieux renseignés sous tous rapports, M. John Lang, a dit : « À Sarnia, il se fait un grand massacre de jeunes dorés, sur les rives où il abonde le plus, entre trois milles au-dessous et cinq milles au-dessus de la ville, par les pêcheurs à la seine. Ils vendent par contrat tout le poisson qu’ils prennent, grands comme petits ; ils amènent des quantités de dorés de moins d’un quart de livre ; de fait, cet engin funeste fait rafle de tout sur son passage. Toutefois, je ne parle ici que du doré ; durant les mois du printemps, ils seineront des tonnes et des tonnes de ces petits dorés de qualité no 1, de une livre et moins, et comparativement peu de la classe no 2, de une livre et plus ; la proportion étant de quatre pour un. Ces poissons sont capturés de bonne heure, au printemps, jusqu’au commencement d’août. Il n’existe pas de mode de pêcher plus destructif et plus ruineux pour le doré, lorsqu’il est reconnu que c’est ici l’endroit de tout le Canada, en y comprenant les rives du lac Sainte-Claire, le plus fréquenté par ce poisson.

Dans la province de Québec, ce n’est pas tant à la seine qu’à la navigation et aux défrichements, usines, barrages, chaussées, etc., qu’on doit attribuer la décroissance numérique du doré : le fleuve en est à peu près dépeuplé ; les lacs des cantons de l’Est sont décimés, et la seule partie de son domaine restée intacte, dans nos limites provinciales, se trouve dans nos principales rivières du nord et de leurs tributaires. Nous avons là des réserves précieuses jusqu’ici à peu près hors d’atteinte, mais que nous devons entourer à l’avance de sages précautions. Il y a trente ans, dans un petit lac voisin de la rivière du Milieu, affluent du Saint-Maurice, j’ai capturé, avec un hameçon émoussé, esché d’une couenne de lard, une vingtaine de beaux dorés de plus de deux livres, en moins d’une heure. La couenne de lard ayant été emportée, je m’avisai de pêcher avec des fruits rouges dits de pembina, et j’en capturai encore plusieurs. La prudence nous commande d’avoir l’œil ouvert sur ces riches réservoirs des Laurentides, beaucoup plus nombreux et plus étendus qu’on ne croit.


Fig. 21. — LA DORÉE COMMUNE ou poisson de St-Pierre.


Sans s’y complaire aussi bien qu’en eau douce, le doré ne souffre pas en eau saumâtre. Souvent vous verrez figurer sur les registres d’un sportsman en tournée de pêche au saumon dans les rivières du Labrador, un pickerel de trois ou quatre livres, à côté d’un saumon de trente à quarante livres. Il sera tombé d’un lac prochain maintenant dégonflé, et se trouvant sans force pour remonter la chute, sera resté au bas du seuil domiciliaire où l’amateur l’a cueilli en passant. Rarement la truite est inscrite sur cette liste. Après le saumon d’or vient le doré dans l’estime du pêcheur amateur.

Il existe en Amérique, comme dans l’ancien monde, deux espèces distinctes et bien marquées de dorés qui sont dénommés, en Amérique, le stizostedion vitreum ou wall-eye, celle des deux espèces qui a le plus de points de ressemblance avec leurs congénères d’Europe et d’Asie — et le cynoperca dont le sauger ou S. canadense est la sous-espèce la plus commune dans le bassin du fleuve Saint-Laurent. Pour plus grande clarté, je nommerai le premier grand doré et le second, petit doré. Pour l’Europe, le grand doré correspond à peu près au zandre, zander, zant ou sander de l’Allemagne, au saudel d’Autriche, au sandre ou sandat de France, au saudart du Danemark, au sudac de Russie, au sendacy de Pologne, au sublo de Hongrie, pendant que le petit doré représente assez bien le berschick ou setret du sud de la Russie, qui foisonne dans les eaux du Dniester, du Volga et autres fleuves du centre de l’Europe, au point qu’il s’en exporte annuellement de 70 à 80 millions de livres, frais, salé ou fumé, et pas moins de deux à trois millions de livres de leurs œufs salés. Pour éviter toute confusion, comparez les figures.

Suivant Pallas, le berschick est si commun dans la mer Caspienne et dans la mer d’Azof, que le bas peuple même prend le poisson en dégoût. Geosgii rapporte qu’on en extrait de l’huile qui, à Astrakan, est employée par les teinturiers en coton.

Ces deux espèces de dorés vivent assez bien ensemble, mais le domaine du grand doré est beaucoup plus étendu. En été, ils recherchent les eaux claires et profondes, remontent les cours d’eau, et s’arrêtent volontiers au pied de forts rapides — dans des remous — se tapissent sous des corps d’arbres entassés, sous de gros cailloux. Ils ne brillent pas par leur vaillance ; on verra fuir les plus gros devant un brochet, un achigan de moyenne taille, et même devant une perche d’une livre. À l’automne, avant les premières glaces, lorsque les eaux refroidies diminuent la vigueur et la vélocité de ses ennemis, il remonte des profondeurs sur des plateaux plus élevés, recouverts de dix à huit pieds d’eau, se rapprochant même des rives bordées d’herbes jaunies où se tient la perchaude, vivant là de blanchailles, grenouilles, écrevisses, de toute chair vivante charriée par le courant ou tombant du ciel. Il n’est pas particulier sur le choix des mets, pourvu qu’ils soient bien frais. Il viendra doucement flairer l’esche, une ablette, une tranche de carpe ou de chevesne ; il tournera autour, y reviendra, et l’attaquera enfin, si d’aventure un autre poisson arrive dans ses eaux. Piqué, il emporte la ligne d’un trait : il résiste assez vigoureusement, quoique avec moins de force que l’achigan. S’il échappe, soyez sûr que vous ne le repincerez pas, mais si vous en capturez un, attendez-vous à l’attaque d’un autre, car ils vivent presque toujours deux à deux, sinon en nombreuse compagnie. Quand la surface des eaux est gelée solidement, vers la fin de décembre, ils se rassemblent sur des fonds de sable uni, nettoyés de toute obstruction, à une profondeur d’eau variant de quatre à dix pieds, où ils passent le reste de l’hiver, qu’ils ne quittent qu’après y avoir déposé leurs œufs, en février ou


Fig. 22. — LE PETIT DORÉ, canadense ou sauger.

en mars, suivant la température. Un doré est apte à se reproduire avant d’avoir atteint le poids d’une livre. Ses œufs sont petits, d’un jaune clair, et se comptent par deux cent ou trois cent mille, même chez les plus jeunes adultes. Sans cette fécondité exceptionnelle chez nos poissons d’eau douce, le doré disparaîtrait bientôt, car il laisse tomber ses œufs à l’aventure, sur des sables toujours agités auxquels ils adhèrent et qui souvent les charrient par rouleaux à la grève. Après de fortes tempêtes les rives des lacs en sont parfois radicalement ourlées. Que de poissons sont friands de caviar ensablé ! Le doré lui-même n’est pas le dernier à la curée : pourquoi aller chercher des omelettes ailleurs lorsqu’on en a de si bonnes chez soi ?

De la croissance du doré on ne sait pas grand’chose. Les auteurs ne s’accordent pas sur ce point, non plus que sur la durée de leur existence. Il en est qui prétendent qu’il ne vit pas plus de dix ans. Cela me paraît douteux, pour le grand doré en particulier, qui pèse parfois plus de vingt livres. Tout au plus serait-ce admissible pour le sauger ou petit doré qui dépasse rarement le poids d’une livre et demie et une longueur de dix-huit pouces.

Les deux espèces principales que nous venons d’indiquer se subdivisent en plusieurs variétés qu’il serait fastidieux de décrire et que négligent la plupart des auteurs. Le petit doré, canadense ou sauger, se distingue de son aîné par sa couleur et l’infériorité de sa taille, par la petitesse de ses yeux, par un nombre moindre de rayons épineux à la seconde dorsale ; par ses joues plus écaillées et plus dentelées, par trois rangées de points noirs courant sur les dorsales, et l’absence d’une large tache noire à la base de la première dorsale. Les cœca pylorique sont petits, s’étendent sur des longueurs irrégulières, au nombre de pas moins de quatre, quelquefois de sept, pendant que les autres espèces et sous-espèces de dorés américains n’en comptent que trois. La tête du petit doré est plus comprimée, le museau plus étroit que chez le grand doré.

La pêche en grand du doré, pour des fins commerciales, se fait sous la glace, dans le temps du frai, ou quelques jours seulement avant la ponte. Il est surtout bon à manger lorsqu’il est chargé d’œufs. Les lois d’Europe ne paraissent pas le protéger à cette saison-là. On en voit la preuve dans le fait que plusieurs millions de livres d’œufs de dorés, capturés dans Astrakan, sont annuellement exportés en Grèce et en Turquie. Cependant, comme je l’ai dit plus haut, le nombre des dorés ne paraît pas diminuer dans ces contrées. Il s’en fait des pêches énormes, au moyen de filets de fond à poches : on les entasse à la corde, comme nous faisons ici du bois de chauffage, et il croit et se multiplie quand même, pendant qu’au Canada, en entourant d’une touchante sollicitude les œufs roulants de ce poisson, pendant une quinzaine de jours ou un mois, nous le voyons néanmoins dépérir d’année en année, et finir par s’éclipser de nos eaux. Ne serait-il pas possible de se renseigner sur la manière de pêcher le doré en Europe, et sur les moyens de protection qu’on y prend pour conserver et multiplier ce précieux poisson, tout en en retirant de beaux revenus ?

S’agit-il de la pêche à la ligne au printemps, elle commence dès la débâcle des glaces, vers la fin de mai, dans les anses, à l’orée des ruisseaux gorgés et charriant graines et vermisseaux.

Ce sont les dorés d’un an, de deux ans au plus, qui s’en vont ainsi marauder, écumer le long des bords : les gros, les anciens se rassemblent dans les grandes fosses, dans les remous ou le milieu des cours d’eau. Vous en accrochez quelques-uns peut-être, au mois de juin, en promenant votre troll près des fonds herbeux, sous un chaud soleil matinal, et dans l’après-midi passé l’heure de la collation. Au printemps comme à l’automne, c’est une heure avant et une heure après le soleil couchant qu’il donne le mieux. Été comme hiver, c’est le poisson vif qu’il préfère ; il mange un peu de tout, vers, écrevisses, bœuf, sauterelles, mannes, scorpions, pourvu que ce soit de la chair fraîche.

Il est des endroits où le doré se pêche à la mouche avec succès, d’autres où il se pêche à la troll montée sur une légère mais solide perche de ligne ; toutefois, c’est à la ligne de fond qu’on doit donner la préférence, en se souvenant que c’est un poisson qui rase les platins unis et sablonneux.

Au lac Pepin, dans le Minnesota, où les dorés des deux principales espèces s’attroupent par bandes innombrables, on les pêche en ouvrant des trous dans la glace, par centaines ; en employant les lignes appâtées de petits poissons vivants, accrochées à des lattes en balancier sur un essieu de bois posé en travers du trou. À la moindre attaque, la latte se redresse perpendiculairement, et reste ainsi tant que la ligne n’est pas soulagée. Sur une série de vingt-cinq lignes, cinq ou six seront mises en branle à la fois, et c’est un plaisir toujours nouveau de faire la levée des captures.

Par sa beauté et la délicatesse de sa chair, ce poisson devait être l’un des premiers à attirer l’attention des pisciculteurs. Aussi, voit-on, au mois de mai 1857, M. Carl Muller, de New-York, féconder artificiellement vingt millions d’œufs qui furent transportés du lac Ontario dans le lac Saltonstall, au Connecticut. Cet essai ne paraît pas avoir réussi. D’autres expériences du même genre ont été tentées en Poméranie, en 1889, sans de meilleurs résultats. Mais la pisciculture a fait des progrès immenses depuis quelques années, en appelant à son aide la physique, la chimie, la botanique, la mécanique même. Les gouvernements s’y intéressent, et le capital s’avance devers nos lacs et nos rivières, qaerens quem devoret. La multiplication artificielle du doré réussira bientôt, demain, aujourd’hui même peut-être, ne fût-ce que pour apaiser la faim du minotaure Million.

Eaux claires et profondes, fonds rocheux et sablonneux par endroits, bons ombrages en pendentifs sur les eaux, cours d’eau tributaires frangés de ruisseaux herbeux — nids d’ablettes et de menu fretin — abondance de blanchaille, voilà des conditions favorables à une jeune colonie de dorés. Je veux que le lac ait au moins de six à sept milles de longueur par deux à trois milles de largeur. Semez du poisson blanc, des ides, des catastômes, des chondrostômes, des meuniers, de la blanchaille à profusion. N’oubliez pas que ce qui fait le beau et le bon poisson, c’est la belle et bonne nourriture. Aussi, nos arpenteurs, nos gardes-chasse et de pêche devraient avoir pour instructions, de signaler, sans doute, les espèces et les qualités et la quantité probable des poissons des lacs et cours d’eau de leurs circonscriptions, mais encore, et surtout la nature et l’espèce d’aliments que ces poissons économiques ont sous la dent, suivant les saisons.