Poissons d’eau douce du Canada/Carpe

C. O. Beauchemin & Fils (p. 507-516).

LA CARPE

Moxostoma aureolus. — Moxostôme doré.


Nous allons étonner plus d’un de nos lecteurs en disant que la carpe n’habite pas et n’a jamais habité les eaux de la province de Québec, non plus que celles du Canada. Et cependant, nous ne disons que la vérité.

Quoi ! cette belle carpe de France, aux reflets dorés, aux nageoires de pourpre, que le soleil de mai fait étinceler sous la vague tourmentée des rapides, comme un poisson de feu, n’est pas une carpe ?


Fig. 209. — LA CARPE DE FRANCE.

À notre grand regret, nous vous affirmons que la carpe de France (du Canada), si abondante au printemps, dans les eaux du fleuve Saint-Laurent et de ses tributaires, au-dessus de la ville de Québec, est le moxostôme doré, cousin germain de la carpe, mais pas du tout la carpe de France.

La vraie carpe a un facies tout particulier ; trapue, vigoureuse, écailles grandes, bronzées ou vert foncé sur le dos, sur les flancs, argentées sur le ventre ; dos arqué ; ligne latérale marquée de 48 points noirs, dorsale unique de 21, 22 ou 24 rayons : quatre barbillons à la mâchoire supérieure. Les parties osseuses du squelette de ce poisson sont en nombre considérable, car on en compte 4,386. Tête forte, grosse et obtuse, yeux petits.

Originaire de l’Asie, la carpe commune peuple la plupart des rivières, des lacs de l’ancien continent ; elle vit dans les eaux tranquilles où elle atteint jusqu’à 3 pieds et 8 pouces de long ; elle s’élève facilement dans les rivières et les étangs, et sa chair est généralement de bon goût.

Il existe en France d’autres variétés de carpes — comme la carpe à cuir — qui est entièrement privée d’écailles, la carpe à miroir, remarquable par deux rangées de grandes écailles, distribuées régulièrement sur les côtés et sur le dos ; ces écailles très grandes sont striées et comme rayonnées, couleur jaune bordée de brun ; la carpe carassin a été importée en Amérique depuis une trentaine d’années, avec plusieurs autres espèces, comme la c. acumiatus, la c. hungaricus, la c. regina, la c. nordmanni, la c. gubilio, la c. basefacus, qui toutes ont admirablement prospéré dans les eaux des États-Unis de l’Amérique du Nord. Nous devrions suivre l’exemple de nos voisins.

La carpe se trouverait on ne peut mieux dans les eaux pures et profondes du Saint-Laurent et de ses tributaires. Que de lacs stériles ou peuplés de poisson de rebut pourraient être fertilisés avec profit, en y apportant du frai ou des alevins de carpe ! Ce poisson robuste se fait à toutes les eaux, aux eaux vaseuses, marécageuses même. Oh ! par exemple, il va sans dire que la chair se ressent du milieu où a vécu l’animal, mais pour qu’il perde le goût de vase, il suffit de le faire dégorger pendant huit jours, dans une eau vive, et il sort de ce bain généreux avec chair blanche et de bon goût.

Les fermiers d’Ontario un peu à l’aise cultivent, chacun d’eux, sur leur propriété, dans des lacs, des étangs formés par le barrage d’un ruisseau, et même dans des bassins de dix à douze pieds carrés, de cinq à six pieds de profondeur, une carpe dite carpe allemande, d’une croissance très rapide. Elle atteint en deux ans le poids de deux à quatre livres, et figure pour une valeur importante dans l’alimentation de la famille.

Nos habitants québecquois, les catholiques surtout, qui comptent dans l’année plus de cent jours maigres d’obligation, auraient tout à gagner par l’élevage de ce poisson, qu’on dit fort bon à manger et qui ne coûte rien ou presque rien à produire. L’élan devrait partir de nos établissements de pisciculture.

Le moxostôme doré du Canada n’a pas de barbillons, il a le dos moins arqué que la carpe, la bouche plus petite, en suçoir, et fortement caronculée ; mais il atteint la même taille que sa cousine d’Europe. Nous en avons fréquemment capturé, du poids de huit a dix livres, et de plus de trois pieds de longueur. Nous ne saurions dire s’il arrive à une égale longévité, ni s’il est susceptible de s’apprivoiser comme les carpes de France.

À Fontainebleau, il y a des carpes familières, qui viennent manger dans la main d’enfants qui ont su gagner leur affection. À dire vrai, celles-là ont eu le temps d’acquérir des connaissances, s’il est vrai qu’elles ont plus de trois cents ans d’existence. À en croire mère-grand’, elles sont nées vers l’époque de la découverte du Canada.

Mais en voici une autre qui va rejeter dans l’ombre les vieilles cyprinoïdes de Gabrielle d’Estrées, avec leurs lèvres moussues, puisqu’elle date des premiers jours de l’ère chrétienne :

« Le Journal de Bourbonne a publié une note stupéfiante, annonçant qu’on venait de découvrir une énorme carpe vivante dans l’un des tuyaux de la grande canalisation des thermes civils.

« Ce poisson de l’espèce cyprinus major, mesure, de l’extrémité de la tête à celle de la queue, 29 pouces, et pèse un peu plus de neuf livres et demie. Il est très gras, de belle couleur, et fort vigoureux.


Fig. 210. — LA CARPE MIROIR. — The Mirror Carp (Cyprinus Carpio).

« Mais le plus extraordinaire, c’est qu’à la lèvre supérieure de l’animal est passé un anneau, bague ou cachet assez informe, fait de bronze, autant qu’on a pu en juger dans ce court examen, et sur lequel sont gravés, en caractères assez lisibles, les mots suivants :

CES AVC I LINGON ANN V DM

« Il est évident que cette inscription remonte à l’époque gallo-romaine, et il en résulte que le poisson qui la porte serait âgé d’environ dix-huit cents ans.

Et cependant n’a-t-on pas le droit de dire que ce n’est là qu’une légende ?

« Quel est celui qui visitant Fontainebleau ne s’est arrêté sur le cours de la Fontaine pour assister aux ébats des énormes carpes qui se disputent à l’envi les morceaux de pain que leur jettent les touristes anglais, petit tableau fantaisiste si bien représenté par notre gravure ? Eh bien, si l’on en croit la renommée, ces mêmes carpes, alors plus sveltes et plus jeunes, auraient reçu leur premier petit pain de seigle des mains de François Ier, des seigneurs et des belles dames de sa cour ; cela revient à dire qu’elles auraient l’âge respectable de 370 ans environ.


Fig. 211. — CARPES DE FONTAINEBLEAU.

« On parle aussi des carpes de Gentilly, dont l’origine remonterait aux carpes du grand Condé. »

On en a tant et plus de ces poissons anoblis, rassasiés d’âge. Pour nous contenter de la pièce du château de Fontainebleau qui a fait pièce au monde entier, disons qu’elle a été mise à sec en 1814, lors de l’occupation par les puissances étrangères ; les poissons furent tous mangés par les Cosaques.

« D’après le Dr Sauvage elle a été mise de nouveau à sec, à la fin de 1866, et 20,000 carpes, mesurant de 18 à 30 centimètres, ont été vendues ; 1,250 des plus grosses, et beaucoup des petites qu’on voulait conserver, ont été transportées dans le bassin du milieu du parterre jusqu’à ce que le bassin fût rempli d’eau ?

« Il faut donc perdre une illusion, nous n’avons pas de carpes séculaires. »


Dès que la débâcle des glaces est faite, que le soleil de mai pénètre les eaux de ses rayons, le moxostôme quitte les profondeurs vaseuses où il s’est blotti durant l’hiver, et se rapproche des rivages pour y trouver un endroit favorable où déposer ses œufs et les féconder. Il recherche à cet effet les petites rivières, les cours d’eau paisibles et bien ombragés. Dans sa route, il franchira des chutes de cinq à six pieds avec autant d’adresse et de souplesse que la truite.

Il s’avance en bataillons serrés, mêlé aux catastômes blancs plus nombreux, côtoyant les rives. Nous en avons vu des processions de plusieurs milles de longueur, sur une largueur de trente à quarante pieds, à triples et quadruples rangs d’épaisseur, suivre les rives des Cascades et du Buisson, au-dessus du lac Saint-Louis, et cette migration durait sans interruption, dix, quinze jours, et quelquefois davantage.

On en prend alors de grandes quantités à la seine, à la nasse et au verveux. Les brochets en sont un carnage effrayant.

Le moxostôme doré mord à la ligne appâtée d’un ver rouge. C’est au soleil couchant, par un temps calme, et après une journée tiède qu’on réussit le mieux. S’il y a apparence de pluie, et qu’il en tombe même quelques grains, son appétit augmente, et l’on en fait alors des pêches merveilleuses.

La Carpe de Boston. — The White Sueker. — Catastoma-Bostoniensis


Exactement la même forme que le moxostôme doré, dit carpe de France ; longueur, de douze à quinze pouces ; très abondant dans le fleuve Saint-Laurent et ses tributaires.

« Dos d’un brun clair, côtes rougeâtres avec reflets métalliques ; opercules dorés. Tête brun olive en dessus, blanc en dessous ; pupilles noires, iris doré. Les pectorales, ventrales et anale, d’un jaune rougeâtre ; dorsale et caudale brunes ; cette dernière plus foncée. La dorsale est quadrangulaire et s’élève vers le milieu du corps ; elle a treize rayons, les premiers simples ; pectorales en arrière de l’angle de l’opercule : ventrales au-dessous du milieu de la dorsale, aussi hautes que les pectorales : anale arrondie, lorsqu’elle est étendue : ses deux premiers rayons simples. La caudale est échancrée en lune avec les rayons articulés.

Ce poisson a les mêmes mœurs que le moxostôme doré dont il partage l’habitat. On emploie les mêmes esches pour le prendre à la ligne. Cependant, il est plus nombreux et plus répandu. On le trouve jusque dans les eaux saumâtres de Montmagny et du cap Saint-Ignace, au-dessous de Québec. Dans les Territoires du Nord-Ouest il dispute la possession des eaux vaseuses au lourd et massif meunier (red horse), dont les sauvages croquent les yeux avec un plaisir indicible.


Brême Commune (Cyprinus ou Abramus Brama) et Brême Rosse (Abramis Abramo rutilus)


Avons-nous la brême au Canada ?…

En aval de Québec, on vous répondra : « Certes ! vous ne sauriez mettre son existence en doute ; les rivières et les ruisseaux de la côte du sud en pullulent ! »

Nous les avons vues, leurs brêmes ; elles ne sont autres que le crapet vert ou le crapet mondoux (the black eared pond fish), un acanthoptérygien, s’il vous plaît, tandis que la brême est un cyprin, tout ce qu’il y a de plus malacoptérygien.


LE CHONDROSTÔME
NASE.

Je demandais, l’autre jour, à l’un de nos marchands de poisson de Montréal : « Croyez-vous que la brême existe dans les eaux du fleuve Saint-Laurent ? »

— Si j’y crois ? mais sans doute ; à preuve, je puis vous en montrer dans mon étal des spécimens d’assez belle taille. Et je vis là un poisson d’un pied et demi de long, le dos en taillant de hache, et le ventre aplati sur une ligne droite, de la queue à la tête : du reste, mêmes écailles, même couleur que le moxostôme doré, avec lequel il vit dans une confraternité touchante. Il faut dire toutefois que sa bouche est de beaucoup plus petite, et moins fortement caronculée.


Voici comment les auteurs français font le portrait de la brême de leur pays :


« Corps très large et très plat, dos arqué, caréné en avant, noirâtre ou vert bleuâtre ; côtés et ventre d’un blanc jaunâtre. La ligne du dos et celle du ventre forment un cran auprès de la dorsale et de l’anale.

« La tête est petite, pointue et comme tronquée, l’œil petit, la bouche petite, sans barbillons ; on aperçoit dans son intérieur une langue rouge, molle et épaisse, adhérente au palais. La nageoire anale est grande (27 rayons), plus large à la vue que la caudale qu’elle rejoint presque. La caudale est fourchue. Dorsale (11 rayons) ; caudale et anale blanches bordées de brun fondu. Un appendice auprès de chaque ventrale ; 32 vertèbres et 15 côtes de chaque côté.

La brême est souvent mise au nombre des carpes, mais elle se rapproche beaucoup plus du gardon (la bouche exceptée), et surtout de la rosse, quoique plus grasse, plus large et moins épaisse. Les brêmes des rivières ne sont jamais aussi grosses que celles des lacs. Celle qu’on m’a fait voir venait du lac Saint-Pierre ; elle mesurait bien dix-huit pouces de longueur.

« La brême est le poisson des eaux tranquilles ; elle vit où vit la carpe, mais celle-ci occupe le rez-de-chaussée — et la brême le premier étage. Elle croît assez rapidement ; sa chair est blanche, ferme et de bon goût, surtout quand le poisson est un peu gros. Extrêmement timide, souvent elle n’ose pas aller dans les herbes du bord déposer son frai, et les œufs se décomposant dans son corps la sont périr au bout de quelque temps.

« La brême dépose ses œufs dans les herbiers, et se retire dans les eaux profondes où elle vit d’insectes, d’herbes et de limon. À l’époque du frai, le corps du mâle, comme celui de la carpe, se couvre de verrues ou de proéminences disséminées sur sa peau. À chaque époque, chaque femelle est souvent suivie de trois ou quatre mâles.


Fig. 212. — LE CHONDROSTOME. — Le Meunier.

« Les œufs sont vénéneux, dit-on ; mais ce fait demande confirmation.

« La brême se pêche aux mêmes lieux que la carpe, dont elle partage les goûts et les habitudes.

« Ce poisson se réunit en troupes, commandées par un chef auquel on donne le nom de roi des brêmes. Rien de plus gracieux que de voir les évolutions de ce bataillon d’un nouveau genre, entre deux eaux, dans un endroit profond et tranquille, par un beau soleil d’été. La lumière joue sur leurs écailles, et les brêmes se promenant lentement autour des touffes d’herbes, ne daignent pas toucher à l’appât que leur tend le pêcheur.

« Elles se nourrissent de vers et d’animalcules à corps mous, en même temps que de substances végétales. »


Isaac Walton prétend qu’en France la brême est plus estimée qu’en Angleterre et il cite le proverbe : Qui a une brême en son étang peut festoyer un ami. Rien de surprenant, puisqu’on parle de brêmes prises dans les lacs d’Écosse qui auraient pesé plus de trente et même quarante livres chaque.


Les îles de Sorel sont le rendez-vous principal de la brême, au Canada, et ici, je soumets à M. Riendeau le portrait qui en a été tracé à la plume, en France, sous le nom de Carpeau de la Saône :


« Poisson conformé comme la carpe, quant aux écailles, à la bouche, aux appendices, aux nageoires, à la forme de la queue, etc., il en diffère par un aplatissement remarquable, à l’abdomen. »

C’est bien le poisson qui m’a été montré !

« On présume que le carpeau n’est qu’une carpe mâle, sujette à une espèce d’avortement naturel de ses organes caractéristiques, provoqué par la nature des eaux où il vit. La cause de ce phénomène est encore inexpliquée, mais jamais les carpeaux ne présentent ni lait ni œufs. Les organes qui doivent renfermer ces matières manquent complètement ; il en est de même du canal afférant leurs produits au dehors.

« Ce poisson serait donc une variété accidentelle du genre carpe spéciale au Rhône et surtout à la Saône où elle semble prendre naissance. »

Mais comment, de si loin, retrouverait-on ce poisson disparate, (en France) dans les eaux du lac Saint-Pierre (au Canada) ?

Qui nous dit que ces mulets de la famille des carpes (en France), ne peuvent pas être produits également par la famille des catastômes du Canada ?

C’est une étude à faire ! Une de plus, une de moins n’y fait pas grand’-chose. En fait d’histoire naturelle notre ignorance a de la marge !

Ce dont on ne doute pas, c’est que la brême-rosse existe dans nos rivières et ruisseaux. J’en ai pris tant et plus, dans la rivière Saint-Charles, le Bras-Saint-Nicolas, les lacs du canton de Montminy, dans la charge du lac Mégantic ; vous en aurez pris vous-même, sans savoir quel nom leur donner.

Dites ! ne connaissez-vous pas un petit poisson, de quatre à six pouces de longueur, le dos vert olive, les flancs un peu jaunâtres, l’œil grand, les nageoires rouges et blanches, que vous aurez pris au ver rouge, avec et en même temps que le gardon ? C’est la brême-rosse. Elle fait de délicieuses fritures.