Poésies lyriques/Chute et Pardon


CHUTE ET PARDON


1833


 
Poésie, théologie, abîmes !



Encore un lys qui s’étiole,
Et tombe avant la fin du jour !
Encore un cygne qui s’envole,
Et meurt sous un bec de vautour !
Encore un vase qui se brise,
Tout rempli de myrrhe et d’encens !
Encore un ruisseau qui s’épuise,
Tari sous les pieds des passants !


Fils d’un siècle incrédule, égaré par l’audace
Au milieu des autels qui peuplent la surface
D’un monde révolté,
Tu n’as donc pu, jeune homme, en compter les miracles,
En évoquer les Dieux, en peser les oracles,
En sonder l’équité,
Sans voir l’auguste foi, devant Terreur savante
Se voiler de douleur et s’enfuir d’épouvante
Vers le ciel irrité !

Qu’allais-tu faire aussi dans ces mornes royaumes
Où tant de voyageurs se sont déjà perdus,
Et n’ont trouvé debout que d aveugles fantômes,
Sur les temples tombés des peuples disparus ;
Où l’homme, tourmenté par un sombre problème,
Ne reçoit pour réponse, en évoquant la mort,
Que des éclats de rire ou des cris d anathème
Qui glacent le cœur du plus fort !

Tu cherchas cependant l’azur d’une autre sphère,
Mais, dans ton vol trop faible et trop mal soutenu,
Au lieu de ce soleil couronné de lumière,
Réponds ! que trouvas-tu ?
Un astre sans rayons dans un ciel solitaire,
Un globe rouge et fauve, un disque plat et nu,
Des ténèbres sans fond au-dessus de ta tête,
Des nuages en bas, livides, mornes, lourds,
Que sillonnait au loin l’éclair de la tempête,
Ou l’aile des vautours.


Il fallait t’élever dans les champs du tonnerre
Au-dessus des sommets et des monts de la terre,
Franchir du firmament les limites de feu,
Pour voir s’épanouir et saintement éclore,
Dans les vastes splendeurs d’une éternelle aurore,
La puissance, l’amour, et la grandeur de Dieu !

Mais, hélas, ce n’est pas ta faute,
Si, de ton ciel vide et glacé,
Retombé, la tête encor haute,
Mais l’œil morne et le cœur blessé,
Ton aile s’est heurtée aux voûtes
Où se brisèrent trop souvent,
Les fronts chargés de sombres doutes
Et du poète et du savant !

Dans le dédale obscur d’un siècle sans croyance,
Où tu cherchas, en vain, un fil pour te guider,
Le monde abandonna ton inexpérience,
A l’heure où ton destin allait se décider,
Et quand, près de l’issue, un ténébreux reptile
Te ferma le passage et s’élança sur toi,
Le monde répondit à ta plainte inutile :
Dieu pour tous, chacun pour soi !

Des rêves d’or de ton enfance
Qui voltigeaient sous tes regards,
Nés d’un baiser de l’espérance
Et d’un sourire des beaux arts,

Alors l’essaim vif et splendide
Te laissa seul avec ton cœur,
Et se dispersa dans le vide
Au souffle irrité du malheur.

Tu t’assis, accablé, sur l’angle d’une dalle,
Et ta main, achevant l’œuvre de ton esprit,
Rejeta vers le ciel, sous le choc d’une balle,
Ton âme que Dieu seul comprit.
Tu tombas. Nul ami n’accourut. Un seul homme
Se leva dans la foule, et vint, le cœur en deuil,
Vers le soir, à défaut d’un ministre de Rome,
T’absoudre et bénir ton cercueil.

Ah ! que du moins ta noble cendre,
Qui n’était pas en droit d’attendre
Un hommage plus éclatant,
Échappe aux outrages profanes
Qui troublent le repos des mânes
Du chrétien mort impénitent !

Et quel est l’homme en pleurs dont la voix attendrie
Vint alors murmurer, au nom de la patrie,
Sur ta tombe entrouverte, ô poëte martyr,
Quelques mots fugitifs d’un éloge éphémère
Qui de ta vie obscure éclairant le mystère,
Te promettait un illustre avenir ?


Le même, n’est-ce pas, qui de son cri sauvage
Arrêta lâchement l’humble essor de ton nom,
Qui souilla de tes jours la plus brillante page
De sa bave et de son limon ?
Le même, n’est-ce pas, qui sur ta route obscure,
De ton gardien céleste éteignant le flambeau,
Dressa pour piédestal à ta gloire future
Le socle d’un sanglant tombeau ?

Et le monde s’émeut, et le monde s’étonne
En voyant, chaque jour, tomber de sa couronne
Quelque nouveau fleuron privé de sa splendeur,
Lui dont la haine aveugle ameute la tempête
Qui courbe trop souvent la plus sublime tête,
Et flétrit le plus noble cœur !

Quand l’ignorance ou l’injustice
Méconnaît leurs vivants travaux,
La mort cesse d’être un supplice
Pour l’artiste et pour le héros ;
La mort est la seule retraite
Qui s’ouvre pour les recevoir,
Et la gloire absout le poëte
Qui s’y jette par désespoir.

Qu aurait-il fait encor sur cette triste terre ?
Des flancs de son navire errant et solitaire

Le lest s’était enfui sous son œil alarmé ;
Son lugubre voyage au fond de déserts mornes,
Avait cru du Possible avoir atteint les bornes ;
Pour lui tout était consommé.

Pardonnez-lui, Seigneur ! Il était de ces hommes
Dont l’instinct courageux, le coup d’œil pénétrant
Découvrent, mais trop tôt, du grand siècle où nous sommes
L’incommensurable néant ;
Hommes trop près du ciel, esprits pour qui le monde
Se corrompt de bonne heure, et n’a plus que du fiel,
Dès que leur langue plonge au fond du vase immonde
Dont les bords seuls offrent du miel ;

De ces hommes marqués du sceau du fatalisme,
Qui, même à leur insu, trop tôt émancipés
Par la douleur, hélas ! ou par le scepticisme
Dont, à leurs premiers pas, ils ont été frappés,
Ont des rides au cœur, et des rides nombreuses,
Même avant que nos yeux en trouvent à leur front,
Et sentent s’échapper leurs âmes généreuses,
Quand leurs rêves s’en vont.

Il portait dans l’âme inquiète
L’auguste fierté du poëte
Qui sur la pourpre et l’or dédaigne de s’asseoir,
Revêt des pèlerins les austères cilices,
Erre, en rêvant de nobles sacrifices,

Autour des vieux créneaux d’un gothique manoir,
Et qui s’épanouit dans une église sombre,
A l’éclat de cierges dans l’ombre,
De croix d’argent sur un drap noir.

Pourtant d’une plus douce et plus riche existence
Le champ d’azur, un jour, s’ouvrit à son regard ;
Il crut voir s’ombrager sa mâle adolescence
Des myrthes de l’amour et des palmes de l’art.

Quand, sous les traits d’une humble femme,
Un ange du Seigneur eut réveillé son âme
Du sommeil végétal dont dorment les enfants,
Eut versé dans son sein le secret d’une flamme
Qui jaillit de sa lyre en hymnes triomphants >
Dépouillant tout à coup son deuil morne et farouche,
Sa jeune âme s’ouvrit aux feux d’un nouveau jour,
Pour y laisser entrer, le sourire à la bouche,
Et la gloire et l’amour.

Quels doux pensers alors germèrent dans sa tête,
Maintenant mutilée, ouverte par le fer ;
Murmurèrent autour de sa lèvre, muette
Maintenant, et livrée aux morsures du ver ;
Firent étinceler son regard de poëte,
Maintenant mort et sans éclair !


Alors plus de songes funèbres,
Plus de jours remplis de ténèbres,
De cris étouffés en secret ;
Plus de blasphèmes ni d outrages,
Le jour se levait sans nuages,
La nuit descendait sans regret.

Salut, trois fois salut aux doux rêves de gloire,
Aux acclamations d’un monde généreux,
A l’auréole d’or dont la main de l’histoire
Ceint le front du poëte heureux !
Salut, trois fois salut à l’amour d’une femme,
Aux caresses d’un fils qui sourit sur son sein,
Aux doux épanchements de l’esprit et de l’âme,
Près d’un foyer calme et serein !

Mais qu’il fut court pour lui cet instant si magique,
Plein d’intimes transports de volupté mystique,
Et de célestes visions,
Jeté par le destin au travers de sa vie,
Pour combler la mesure impie
Des amères dérisions !

Attirés par l’éclat d’une âme grande et pure,
La Perfidie, aux yeux pleins de mortels souris,
L’Égoïsme envieux pour qui tout est injure,
Et l’Orgueil, aux naseaux tout gonflés de mépris,


Sur son front couronné s’abattirent en troupe,
En flétrirent les fleurs, les pillèrent au vol,
Et la dernière rose, en tombant dans sa coupe,
La fit déborder sur le sol.

Alors, loin d’un monde en ruines,
Il chercha l’ombre des autels,
Il chercha parmi leurs doctrines
La clé de ses destins mortels ;
Mais aux pieds de l’Isis voilée
Surgit le Sphinx…. Pâle, hagard,
Il recula, l’âme accablée,
Et tomba mort sous son regard.

Triomphez maintenant, appelez sur sa tète
Le châtiment qui suit l’oubli d’un saint devoir,
Vous qui vous indignez de la mort d’un poëte
Dont les cris de douleur n’ont pu vous émouvoir !
Pour vous, son mal n’était qu’un mal imaginaire !
Et pourtant il faut bien qu’il ait été réel,
Puisqu’il a tué l’homme et jeté hors de Taire
Un des plus beaux aiglons éclos sous notre ciel.

Oh ! que n’ai-je habité ta sphère,
Poëte aux adieux si touchants,
J’aurais mêlé les pleurs d’un frère
A l’amertume de tes chants ;

J’aurais guidé ton pas débile
Vers quelque vallon ignoré,
Où le Dieu que le siècle exile
Parle encore au juste éploré.

Nous aurions échangé de ces graves paroles
Dont use dans ses maux l’homme religieux,
Dirigé notre essor vers ces brillants symboles
Que suspendit là haut la main du Roi des cieux ;
Cherché l’esprit divin sous ces lointains mystères,
Pour y mêler notre âme, y fondre nos deux cœurs,
Et dans son sein natal dépouiller nos misères,
Fange pétrie avec nos pleurs.

Régénérés alors dans les flots de sa grâce,
Pour les champs de la terre où tu perdis sa trace,
Nous serions, tous les deux, partis le même jour,
Et, pareils au ramier qui rapporte des plaines,
A travers les, dangers des routes incertaines,
Le duvet pour son nid qu’il bâtit dans la tour,
Nous aurions, tous les deux, de notre saint voyage,
Brûlés par le soleil ou glacés par l’orage,
Rapporté des trésors d’espérance et d amour.

Ainsi jamais ta noble tête
N’eût ployé sous le joug de l’ange réprouvé ;
Ton pied, inébranlable au fort de la tempête,
N’aurait jamais glissé sur un sanglant pavé,
Et tu serais assis à nos banquets de fête,
Triomphant et sauvé !


Mais le poëte mort est-il donc tant à plaindre ?
Ne dort-il pas enfin d’un paisible sommeil,
Lui qui voulait dormir et qui n’a plus à craindre
Le désenchantement d’un pénible réveil ?
Qu’importe aussi sa chute à la foule qui gronde ?
Il n’est pas le premier que le dégoût du monde
À tué, jeune encore, à l’ombre d’un laurier,
Et, malgré la terreur dont l’avenir se voile
À l’heure solennelle où. s’éteint notre étoile,
Il ne sera pas le dernier.

D’autres viendront aussi demander à son ombre
Le courage fatal de mourir comme lui,
De quitter, sur ses pas, l’antre toujours plus sombre
Où l’âme croupit aujourd’hui ;
Des poëtes surtout viendront rougir sa cendre,
Et ce fleuve de sang, rien ne l’arrêtera,
Tant que le monde sourd ne voudra pas comprendre
L’homme qui lui dira :

Il faut à la mourante abeille,
Un peu de miel en hiver ;
À la frégate qui s’éveille
Le vent de la haute mer ;
Au vin consacré dans la cène
Un calice de vermeil ;
Au gland pour devenir un chêne
La rosée et le soleil.