Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Préambule de la traduction du Manuel d’Épictète par Leopardi


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome troisièmep. 262-265).


PRÉAMBULE


DE LA TRADUCTION


du


MANUEL D’ÉPICTÈTE


Par LEOPARDI

Un grand nombre de pensées très justes, diverses considérations subtiles, beaucoup de préceptes et d’avis extrêmement utiles, de plus une agréable simplicité et familiarité d’expression, rendent ce petit livre très précieux et très aimable. Je suis véritablement d’opinion que la philosophie pratique que l’on enseigne ici, si elle n’est pas la seule profitable, est du moins plus profitable que les autres à l’usage de la vie humaine, plus accommodée à l’homme, et spécialement aux âmes qui par nature ou par habitude ne sont ni très héroïques ni très fortes, mais tempérées et douées d’une énergie médiocre, ou encore aux âmes faibles, et par conséquent aux hommes modernes encore plus qu’aux anciens. Je sais bien que ce jugement que j’émets est contraire à l’appréciation universelle : on estime communément que l’exercice de la philosophie stoïque n’est séant et même possible qu’aux esprits virils et énergiques outre mesure. Il me semble en substance que le principe et la raison d’une telle philosophie, et particulièrement de celle d’Épictète, ne sont pas, comme on dit, dans la considération de la force de l’homme, mais dans celle de sa faiblesse ; et semblablement que l’usage et l’utilité de la philosophie en question appartiennent plus proprement à la faiblesse qu’à la force. En effet, cette tranquillité d’âme qu’Épictète veut par-dessus toute chose, cet état libre de passions, ce détachement des choses extérieures ne sont pas autre chose que ce que nous appelons froideur d’âme, insouciance, ou, si l’on veut, indifférence. Or l’utilité de cette disposition et d’une conduite conforme naît seulement de ce que l’homme ne peut, dans sa vie, par aucun moyen, ni atteindre le bonheur ni éviter une continuelle infélicité. Car s’il lui était possible d’arriver à cette fin, il ne serait certes pas utile, ni même raisonnable de s’abstenir de la poursuivre. Si l’on n’y peut arriver, c’est le propre des esprits grands et forts de s’obstiner néanmoins à la désirer et à la chercher anxieusement, de résister, au moins au-dedans de soi, à la nécessité, et de faire au destin une guerre féroce et à mort, comme les Sept devant Thèbes d’Eschyle, et comme les autres hommes magnanimes des temps antiques. Le propre des esprits naturellement faibles ou affaiblis par l’usage des maux et la connaissance de la faiblesse naturelle et irréparable des vivants, c’est de céder et de se conformer à la fortune et au destin, de se réduire à ne désirer que peu de chose modestement, ou plutôt, pour ainsi dire, de perdre presque entièrement l’habitude et la faculté, non seulement d’espérer, mais encore de désirer. Si cet état d’inimitié et de guerre avec un pouvoir incomparablement plus grand que celui de l’homme et à jamais invincible ne peut donner aucun fruit, et ne va pas sans trouble, sans travail, sans angoisse et sans une misère lourde et continuelle, au contraire, l’autre état, celui de paix et pour ainsi dire de sujétion de l’âme et de servitude tranquille, quoiqu’il n’ait rien de généreux, est cependant conforme à la raison, séant à la nature mortelle et exempt en grande partie des tracas, des affronts et des douleurs qui ont coutume de tourmenter notre vie. En réalité, pour obtenir cette meilleure condition de vie, et cette seule félicité qui se puisse trouver au monde, les hommes n’ont pas d’autre parti à prendre que de renoncer, pour ainsi dire, à la félicité et de s’abstenir autant que possible de fuir le contraire de la félicité. Ainsi l’insouciance des choses du dehors, prescrite par Épictète et par les autres stoïciens, signifie précisément qu’il ne faut ni se soucier d’être heureux ni éviter d’être malheureux. Cet enseignement, qui revient à dire que l’on doit s’aimer avec le moins d’ardeur et de tendresse possible, est en vérité le sommet et le résumé de la philosophie d’Épictète et même de toute la sagesse humaine, pour ce qui regarde le bien-être de chaque âme en particulier. Et moi qui après beaucoup de peines morales et beaucoup d’angoisses, réduit presque malgré moi à pratiquer habituellement l’enseignement dont je viens de parler, ai retiré d’une telle pratique et en retire toujours une utilité incroyable, je désire et je souhaite chaudement à tous ceux qui liront ces pages la faculté de mettre pareillement cette morale à exécution.