Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/XXVI


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome deuxièmep. 40-44).

XXVI

LA PENSÉE DOMINANTE.

(Publié en 1836.)


Douce, puissante dominatrice du fond de mon âme, terrible, mais cher présent du ciel, compagne de mes jours lugubres, qui reviens si souvent devant moi,

Qui ne parle de ta nature secrète ? Qui de nous n’en sent le pouvoir ? Cependant, pourvu qu’un sentiment personnel pousse les hommes à dire les effets de ce pouvoir, ce qu’on en dit paraît toujours nouveau à entendre.

Comme mon âme devint solitaire, quand tu commenças à y séjourner ! Tout d’un coup, comme en un éclair, toutes mes autres pensées s’éloignèrent. Comme une tour dans une plaine solitaire, tu te tiens seule, géante, au milieu de mon esprit.

Que sont devenues toutes les choses terrestres, en dehors de toi, et toute la vie entière à mon regard ! Quel intolérable ennui que les loisirs, les relations ordinaires, et la vaine espérance d’un vain plaisir, à côté de cette joie, de cette joie céleste qui vient de toi ?

Comme un voyageur qui, des rochers nus du rocailleux Apennin, cherche de ses yeux avides une plaine verte qui lui sourie de loin, de même au sortir d’une sèche et âpre conversation mondaine, je reviens à toi, comme en un jardin joyeux, et mon séjour chez toi restaure mes sens.

Il me semble presque incroyable que depuis longtemps déjà j’aie supporté sans toi la vie malheureuse et le monde sot ; je ne puis presque comprendre comment on peut soupirer d’autres désirs que de ceux qui te ressemblent.

Jamais, depuis que pour la première fois l’expérience m’apprit ce qu’est cette vie, la crainte de la mort ne me serra le cœur. Aujourd’hui, elle me paraît un jeu cette nécessité funeste que le monde inepte loue parfois, mais abhorre et redoute le plus souvent, et si ce danger apparaît, je contemple, immobile, ses menaces avec un sourire.

Toujours les couards et les âmes non généreuses et abjectes, je les ai eus en mépris. À présent, tout acte indigne blesse soudain mes sens ; mon âme à tout exemple de l’humaine vileté s’émeut soudain pour l’indignation. Cet âge superbe, qui de vaines espérances se nourrit, épris de riens et ennemi de la vertu, sot qui réclame l’utile et ne voit pas que la vie devient toujours plus inutile ; je me sens plus grand que lui. Je méprise les jugements humains ; et le vulgaire inconstant, ennemi des belles pensées, et ton digne contempteur (ô ma pensée), je le foule aux pieds.

Quelle passion ne le cède à celle dont tu procèdes ? Que dis-je ? quelle autre passion se trouve parmi les mortels ? L’avarice, l’orgueil, la haine, la colère, le désir des honneurs et du trône, ne sont que caprices auprès d’elle. Une seule passion vit parmi nous : les lois éternelles donnèrent au cœur humain cette seule souveraine toute-puissante.

La vie n’a pas de prix, la vie n’a pas de raison d’être sinon par elle, par elle pour qui l’homme est tout : seule elle disculpe le destin qui nous a mis sur terre, nous autres mortels, pour souffrir tant, sans autre fruit : par elle seule quelquefois, non pour les sottes gens, mais pour les cœurs nobles, la vie est plus belle que la mort.

Pour cueillir tes joies, douce pensée, ce ne fut pas trop d’éprouver les souffrances humaines et de supporter cette vie mortelle pendant de longues années ; et au besoin, tel que je suis, avec l’expérience de nos maux, je recommencerais ma carrière en vue d’un tel but. Parmi les sables et les morsures de vipères, à travers le désert du monde, jamais je ne suis venu à toi sans qu’un si grand bien ne me parût l’emporter sur nos peines.

Quel monde désormais, quelle immensité nouvelle, quel paradis devient le lieu où me semble se dresser ton merveilleux enchantement, et où, errant sous une autre lumière que d’ordinaire, j’oublie mon état terrestre et toute la réalité ! Tels sont, je crois, les songes des immortels. Car enfin tu es, hélas ! en beaucoup de points un songe dont s’embellit la vérité, ô douce pensée, un songe et une erreur visible. Mais, parmi les belles erreurs, tu es de nature divine, puisque, si vivace et si forte, tu t’obstines ainsi contre le réel et que tu ne t’évanouis que dans le sein de la mort.

Oui, ô ma pensée, cause unique et chérie des souffrances infinies de ma vie, la mort t’éteindra un jour avec moi : car à des signes certains je sens dans mon âme que tu m’as été donnée pour souveraine éternelle. Mes autres illusions étaient de plus en plus affaiblies par la vue de la vérité. Mais plus je reviens vers celle dont je m’entretiens avec toi et dont je vis, plus grandit ce plaisir, plus grandit ce délire, qui est mon existence. Angélique beauté ! Partout où je regarde, chaque beau visage me semble imiter ton visage, comme une image feinte. Tu es la seule source de tout autre charme, tu me parais la seule vraie beauté.

Depuis que je t’ai vue, de quel grave souci n’as-tu pas été chez moi le suprême objet ? Quelle partie de la journée s’est écoulée sans que je pensasse à toi ? Quand ton image souveraine manqua-t-elle à mes songes ? Figure belle comme un songe et angélique, dans le séjour terrestre, dans les voies élevées de l’univers entier, que demandé-je, qu’espéré-je de plus beau que de voir tes yeux, de plus doux que de posséder ta pensée ?