Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/IX


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 261-263).

IX

DERNIER CHANT DE SAPHO.

(1824.)


Nuit paisible, rayon modeste de la lune qui se couche, et toi qui poins parmi la forêt muette au-dessus du rocher, messagère du jour ; ô aspects agréables et chers à mes yeux tant que les Érinnyes et la Destinée me furent inconnues ; déjà ce doux spectacle ne sourit plus à ma passion désespérée. La joie que nous avons perdue se ravive quand par l’air limpide et les plaines tremblantes roule le flot poudreux des Notus et quand le char, le lourd char de Jupiter tonnant au-dessus de nos têtes divise l’air ténébreux. Alors, au travers les rochers et les vallées profondes, il nous plaît de nous tremper dans les nuages, de voir la vaste fuite des troupeaux éperdus ou d’entendre le son du fleuve profond contre la rive douteuse et la colère victorieuse de l’onde.

Ton manteau est superbe, ô ciel divin, et tu es superbe, terre pleine de rosée. Hélas ! de cette beauté infinie les dieux et le sort impie n’ont donné aucune part à la malheureuse Sapho. Habitante vile et importune de tes superbes royaumes, ô Nature, et amante méprisée, c’est en vain que suppliante je tourne mon cœur et mes regards vers tes formes charmantes. La rive pleine de soleil ne me rit pas, non plus que la blancheur matinale de la porte éthérée. Ni le chant des oiseaux aux mille couleurs, ni le murmure des hêtres ne me saluent. Le fleuve qui à l’ombre des saules inclinés déroule son sein pur et cristallin, retire avec dédain ses ondes sinueuses de mon pied glissant et presse dans sa fuite ses bords odorants.

Quelle faute, quel excès sacrilège me souillèrent avant ma naissance, pour que le ciel et la fortune m’aient montré un visage si farouche ? En quoi péché-je toute enfant, à l’âge où l’on ignore le crime, pour qu’ensuite, sans jeunesse, sans fleur, le fil d’airain de ma vie se déroulât ainsi au fuseau de la Parque indomptée ? Mais ta lèvre répand des paroles imprudentes : un dessein obscur meut les événements marqués par le destin. Tout est mystère, hormis notre douleur. Race négligée, nous naissons pour les pleurs et la raison en reste au sein des dieux. Ô soins, ô espérances des vertes années ! Le Père a donné aux apparences, aux agréables apparences une éternelle royauté parmi les nations, et de viriles entreprises, une docte lyre ou un docte chant ne peuvent faire briller la vertu, si son vêtement est humble.

Nous mourrons. Laissant à terre son voile indigne, l’âme s’enfuira nue chez Pluton et corrigera l’erreur cruelle de l’aveugle dispensateur des événements. Et toi, à qui m’attachèrent un long amour, une longue fidélité et la vaine fureur d’un implacable désir, vis heureux, si jamais sur terre vécut heureux un enfant mortel. Jupiter ne m’a pas versé la douce liqueur du tonneau avare, après qu’eurent péri les illusions et le songe de mon enfance. Les jours les plus joyeux de notre vie s’envolent les premiers. Arrivent alors la maladie, la vieillesse et l’ombre de la mort glacée. De tant de palmes espérées et d’erreurs séduisantes, il me reste le Tartare ; et mon génie vaillant appartient à la Divinité du Ténare, à la nuit noire et à la rive silencieuse.