Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Œuvres morales/XVIII


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome troisièmep. 63-69).

XVIII

Chant du coq sauvage.


Quelques maîtres et quelques écrivains hébreux affirment qu’entre le ciel et la terre, ou plutôt moitié dans l’un et moitié dans l’autre, vit un coq sauvage, dont les pieds sont posés sur la terre et dont la crête et le bec touchent le ciel. Ce coq géant, outre diverses particularités qu’on peut lire à son sujet dans les auteurs susdits, a l’usage de la raison : ou du moins il a été, comme un perroquet, instruit, je ne sais par qui, à proférer des paroles à la manière des hommes : en effet, on a trouvé sur un parchemin antique un chant écrit en lettres hébraïques et en langue à la fois chaldéenne, targumique, rabbinique, cabalistique et tamuldique. Le titre était : Scir detarnegôl bara letzafra, c’est-à-dire : Chant matinal du coq sauvage. Après beaucoup de fatigue et non sans interroger nombre de rabbins, de cabalistes, de théologiens, de jurisconsultes et de philosophes hébreux, je suis venu à bout de le comprendre et d’en faire, en langue vulgaire, la traduction qu’on va lire. Je n’ai pas encore pu décider si le coq a fait entendre ce chant de temps en temps, ou tous les matins, ou une fois seulement, ni qui l’entend ou l’a entendu, ni si c’est là la langue personnelle du coq ou si c’en est une traduction. Quant à la version que j’en donne, pour la rendre la plus fidèle possible (et j’y ai apporté tous mes efforts), il m’a paru bon d’employer la prose plutôt que les vers, quoiqu’en un sujet poétique. Les défauts d’un style heurté et parfois ampoulé ne devront pas m’être imputés : le tout est conforme au texte original, où se retrouvent les usages de la langue et surtout de la poésie orientales.

Allons, mortels, éveillez-vous. Le jour renaît : la vérité retourne sur la terre et les images vaines s’en vont. Levez-vous ; reprenez le fardeau de la vie ; revenez du monde faux dans le monde vrai.

Chacun cependant recueille et repasse dans son esprit toutes les pensées de sa vie présente. Il se rappelle ses desseins, ses études, ses affaires ; il se représente les plaisirs et les peines qui doivent lui arriver dans l’espace du jour nouveau. Et chacun est plus désireux que jamais de retrouver aussi dans son esprit des attentes joyeuses et de douces pensées. Mais ce désir est satisfait chez bien peu : pour tous, le réveil est un mal. Les yeux du malheureux sont à peine ouverts qu’il revient aux mains de son infortune. C’est une très douce chose que ce sommeil où concourent la joie et l’espérance. L’une et l’autre, jusqu’au réveil du jour suivant, se conservent entières et intactes : mais alors elles font défaut ou s’affaiblissent.

Si le sommeil des mortels était perpétuel et ne faisait qu’un avec la vie ; si, sous l’astre du jour, tous les vivants languissaient sur la terre en un repos profond ; si aucun acte ne se manifestait ; si on n’entendait ni le mugissement des bœufs à travers les prés, ni le tumulte des bêtes fauves dans les forêts, ni le chant des oiseaux dans l’air, ni le bourdonnement des papillons ou des abeilles dans la campagne, ni aucune voix d’aucun côté, ni aucun mouvement, si ce n’est ceux des eaux, du vent et des tempêtes, certes l’univers serait inutile ; mais est-ce qu’il s’y trouverait moins de félicité ou plus de misère qu’il ne s’y en trouve aujourd’hui ? Je te le demande, ô soleil auteur du jour et gardien de notre veille : dans l’espace des siècles que tu marques et dont la naissance et la chute ont été consommées jusqu’ici, vis-tu une seule fois un seul des vivants qui fût heureux ? Parmi les œuvres innombrables des mortels que tu as vues jusqu’ici, penses-tu qu’une seule ait atteint son but, c’est-à-dire la satisfaction, durable ou passagère, de la créature qui la produisit ? Vois-tu maintenant ou as-tu vu jamais la félicité dans les limites du monde ? Dans quelle plaine séjourne-t-elle, dans quel bois, dans quelle montagne, dans quelle vallée, dans quel pays habité ou désert, dans quelle planète parmi toutes celles que tes flammes éclairent et échauffent ? Se dérobe-t-elle, par hasard, à ta vue, et se cache-t-elle dans le fond des grottes, dans le sein de la terre ou de la mer ? Quelle chose animée, quelle plante, quel être vivifié par toi, quelle créature pourvue ou dépourvue de vertu végétative ou animale participe à la félicité ? Et toi-même, toi qui, comme un géant infatigable, cours rapidement, jour et nuit, sans sommeil ni repos, dans la route infinie qui t’est prescrite, es-tu heureux ou malheureux ?

Mortels, réveillez-vous. Vous n’êtes pas encore délivrés de la vie. Un temps viendra où nulle force extérieure, nul mouvement intrinsèque, ne vous fera sortir de ce repos du sommeil, mais où vous vous reposerez toujours et insatiablement. Aujourd’hui, la mort ne vous est pas accordée ; seulement, de temps à autre, une image de la mort vous est donnée pour quelques instants. Car la vie ne pourrait se conserver si elle n’était fréquemment interrompue. Si ce sommeil court et fragile vient à manquer trop longtemps, c’est un mal mortel en soi, c’est une cause de sommeil éternel. Telle est la vie : pour la porter, il faut par moments la déposer afin de reprendre un peu de force, et se restaurer en goûtant comme une miette de la mort.

Il semble que l’être des choses ait pour propre et unique objet de mourir. Ce qui n’était pas ne pouvait mourir : aussi du néant sortirent les choses qui sont. Il est certain que la cause dernière de l’être n’est pas la félicité, puisque aucune chose n’est heureuse. Sans doute, les créatures animées se proposent cette fin dans chacune de leurs œuvres : mais elles ne l’obtiennent en aucune : et, dans toute leur vie, s’ingéniant, travaillant et peinant toujours, elles ne souffrent vraiment et ne se fatiguent que pour arriver au seul but de la nature, qui est la mort.

À tout prendre, le premier moment du jour est le plus supportable pour les vivants. Bien peu, en s’éveillant, trouvent dans leur esprit des pensées agréables et joyeuses ; mais presque tous s’en forgent et s’en créent à l’instant même : car les âmes à cette heure-là, même sans aucun motif spécial et déterminé, inclinent surtout à l’allégresse ou sont mieux disposées, qu’aux autres moments, à souffrir leurs maux. Tel qui était en proie au désespoir quand le sommeil survint, s’éveille et reçoit à nouveau l’espérance dans son âme, si peu justifiée que soit cette espérance. Beaucoup d’infortunes et de peines, beaucoup de causes de crainte et d’ennui, paraissent alors bien moindres qu’elles ne paraissaient la veille au soir. Souvent même on méprise les angoisses du jour précédent : pour un peu, on en rirait, comme d’un effet de vaines erreurs, de vaines imaginations. Le soir est comparable à la vieillesse : au contraire, le commencement du matin ressemble à la jeunesse : il est consolé, confiant ; le soir est triste, découragé, enclin à mal espérer. Mais cette jeunesse, que les mortels éprouvent chaque jour, est à l’image de la jeunesse de la vie entière : brève et fugitive ; et bientôt le jour, pour eux, se transforme en vieillesse.

La fleur des années, quoiqu’elle soit le meilleur de la vie, est pourtant chose misérable. Même ce pauvre bien manque si vite que quand la créature vivante s’aperçoit à plus d’un signe du déclin de son être, c’est à peine si elle en a éprouvé la perfection, et si elle a pu sentir et connaître pleinement ses propres forces qui déjà s’affaiblissent. Pour tout être mortel, vivre c’est, presque tout le temps, se faner. Tant, dans toute son œuvre, la nature est tournée et dirigée vers la mort ! C’est le seul motif pour lequel la vieillesse prévaut, si manifestement et si longtemps, dans la vie et dans le monde. Chaque partie de l’univers se hâte infatigablement vers la mort, avec un empressement et une célérité admirables. Seul l’univers même apparaît exempt de chutes et de défaillances : si dans l’automne et dans l’hiver il se montre comme malade et vieux, toujours cependant, à la saison nouvelle, il rajeunit. Mais comme les mortels ont beau reprendre au début de chaque jour quelque parcelle de jeunesse, ils vieillissent néanmoins tout le jour et finissent par s’éteindre : ainsi l’univers, bien qu’il rajeunisse au commencement de l’année, n’en vieillit pas moins continuellement. Un temps viendra où s’éteindront et l’univers et la nature même. Comme ces grands et merveilleux empires, si fameux en d’autres âges, dont les traces et le renom ont péri aujourd’hui, le monde entier, avec les vicissitudes et les malheurs des choses créées, disparaîtra sans laisser de vestiges : un silence nu et un repos profond empliront l’espace immense. Ainsi ce mystère étonnant et effrayant de l’existence universelle, avant d’être éclairci ou entendu, se dissipera et se perdra[1].



  1. C’est là une conclusion poétique et non philosophique : pour le philosophe, l’existence, qui n’a jamais commencé, n’aura jamais de fin. (Note de Leopardi.)