Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Œuvres morales/XII

Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome deuxièmep. 214-224).

XII

Histoire de la Nature et d’un Islandais.


Un Islandais, qui avait parcouru la plus grande partie du monde et séjourné dans les pays les plus divers, traversait un jour l’intérieur de l’Afrique et passait sous la ligne équinoxiale en un lieu où n’avait jamais pénétré aucun homme, quand il eut une aventure semblable à celle qui arriva à Vasco de Gama : on sait qu’au moment où Vasco franchissait le cap de Bonne-Espérance, ce cap lui-même ; gardien des mers Australes, s’offrit à lui sous la forme d’un géant, pour le détourner d’entrer dans ces eaux inconnues. L’Islandais vit de loin un corps immense ; il crut d’abord que c’était une statue de pierre semblable aux colosses solitaires qu’il avait vus, plusieurs années auparavant, dans l’île de Pâques. Il s’approcha et trouva que cette figure était celle d’une femme gigantesque, assise à terre, le buste droit, le dos et le coude appuyés à une montagne. C’était, non pas une statue, mais une personne vivante, à la figure moitié belle, moitié terrible, les yeux et les cheveux très noirs. Elle le regarda fixement, resta ainsi quelque temps sans parler et enfin lui dit :

la nature.

Qui es-tu ? que cherches-tu en ces lieux où ton espèce était inconnue ?

l’islandais.

Je suis un pauvre Islandais qui fuit la Nature : je l’ai fuie presque toute ma vie en cent endroits de la terre, maintenant je la fuis par ici.

la nature.

Ainsi l’écureuil fuit le serpent à sonnettes jusqu’à ce qu’il aille se jeter de lui-même dans sa gueule. Je suis celle que tu fuis.

l’islandais.

La Nature ?

la nature.

La Nature en personne.

l’islandais.

J’en suis affligé jusqu’au fond de l’âme : il ne pouvait m’arriver une plus fâcheuse mésaventure.

la nature.

Tu pouvais bien penser que je fréquentais plus particulièrement ces régions où tu n’ignores pas que ma puissance est plus visible qu’ailleurs. Mais pour quel motif me fuyais-tu ?

l’islandais.

Dès ma première jeunesse, tu dois le savoir, de courtes expériences me persuadèrent de la vanité de la vie et de la sottise des hommes : ils ne cessent de combattre les uns contre les autres pour acquérir des voluptés qui ne font pas plaisir et des biens qui ne servent à rien ; ils supportent et se procurent mutuellement des inquiétudes et des maux innombrables dont les effets nuisibles ne sont que trop réels ; enfin, ils s’éloignent d’autant plus de la félicité qu’ils la cherchent davantage. Pour ces motifs, quittant tout autre désir, je résolus de ne causer à personne aucun ennui, de ne chercher en rien à améliorer ma condition, de ne lutter avec autrui pour aucun bien du monde, et de vivre une vie obscure et tranquille ; désespérant du plaisir, comme d’une chose refusée à notre espèce, je ne me proposai qu’un but : me tenir loin de la souffrance. Je ne veux pas dire par là que je songeai à m’abstenir des occupations et des fatigues corporelles : tu sais quelle différence il y a entre la fatigue et l’ennui, entre une vie tranquille et une vie oisive. Dès que je commençai à mettre en œuvre cette résolution, j’éprouvai combien il est vain de penser, quand on vit parmi les hommes, qu’on pourra, en n’offensant personne, éviter d’être offensé par les autres, et qu’en cédant toujours spontanément et en se contentant de la moindre part en toute chose, on obtiendra une place quelconque pour vivre, ou même la jouissance de cette moindre part. Mais je me délivrai aisément des importunités des hommes, en me séparant de leur société et en me retirant dans la solitude : on peut le faire facilement dans mon île natale. Cela fait, j’eus beau vivre sans aucune ombre de plaisir, je ne pus me mettre à l’abri de la souffrance : la longueur de l’hiver, l’intensité du froid, l’ardeur extrême de l’été, inconvénients naturels à ce pays-là, me tourmentaient continuellement, et le feu, près duquel il me fallait passer une grande partie du jour, me desséchait les chairs et me gâtait les yeux à cause de la fumée : ni au logis ni au dehors je ne pouvais me préserver d’un perpétuel malaise. Je ne pouvais pas même conserver cette tranquillité dévie, objet de mes désirs ; les tempêtes épouvantables de la mer et de la terre, les rugissements et les menaces du mont Hécla, la crainte des incendies très fréquents dans nos habitations, qui sont en bois, ne cessaient jamais de m’inquiéter. Ces désagréments d’une vie toujours conforme à elle-même et dépouillée de tout désir, de toute espérance, de tout souci, si ce n’est d’être tranquille, sont bien plus lourds à porter que quand la plus grande partie de notre âme est occupée par les pensées de la vie civile et par les tracas qui nous viennent des hommes. Je vis que plus je me resserrais, plus je me contractais en moi-même, afin d’empêcher que mon être ne causât ni ennui ni dommage à aucune chose au monde, moins j’arrivais à me défendre des inquiétudes et des tribulations extérieures ; je résolus de changer de pays et de climat, pour voir si dans quelque partie de la terre je pouvais, en n’offensant pas, n’être pas offensé, et, en ne jouissant pas, ne pas souffrir. Une autre pensée me décida : peut-être n'avais-tu destiné au genre humain qu’un seul climat et que certains endroits de la terre, comme tu l’as fait pour chacun des autres genres d’animaux et de plantes ; peut-être les hommes ne peuvent-ils vivre ailleurs sans difficultés et sans misères : celles-ci doivent être imputées non pas à toi , mais à eux seuls, s’ils ont franchi les limites que tu as prescrites aux habitations humaines. J’ai parcouru le monde presque entier et j’ai fait l’épreuve de presque tous les climats, cherchant toujours, selon mon système, à ne donner aux autres créatures que le moins d’ennui possible et ne m’inquiétant que de ma tranquillité. Mais j’ai été brûlé par la chaleur dans les tropiques, ressaisi par le froid vers les pôles, éprouvé dans les climats tempérés par l’inconstance du ciel, et, en tous lieux, en butte à l’agitation des éléments. J’ai vu plusieurs endroits où un jour ne se passe pas sans orage : autant dire que chaque jour tu livres un assaut et une bataille en règle aux habitants de ces pays, qui ne sont coupables d’au cune injure envers toi. Ailleurs, la sérénité ordinaire du ciel est compensée par la fréquence des tremblements de terre, par la multitude et la fureur des volcans, par l’ébullition souterraine de tout le pays. Les vents et les tourbillons règnent dans les régions préservées des autres intempéries. Tantôt j’ai entendu, au-dessus de ma tête, crouler mon toit sous le faix de la neige ; tantôt, par l’abondance des pluies, la terre même s’est fendue et m’a manqué sous les pieds. D’autres fois, j’ai dû fuir de toutes mes forces les fleuves qui me poursuivaient, comme si j’étais coupable de quelque injure à leur égard. Beaucoup de bêtes sauvages, qui n’avaient pas reçu de moi la moindre offense, ont voulu me manger, et beaucoup de serpents m’empoisonner ; en divers endroits, peu s’en est fallu que des insectes ailés ne m’aient dévoré jusqu’aux os. Je ne parle pas des périls journaliers qui menacent l’homme en nombre infini : un philosophe antique ne voit pas de remède plus efficace contre la crainte que de considérer que tout est à craindre. Les infirmités même ne m’ont pas épargné, en dépit de ma tempérance ou plutôt de ma continence absolue en fait de plaisirs physiques. Je t’admire, en vérité : tu nous as donné une insatiable soif de plaisir ; sans ce plaisir, qui est son désir naturel, notre vie est imparfaite ; d’autre part, tu as voulu que l’usage du plaisir fût, de toutes les choses humaines, la plus nuisible à la force et à la santé du corps, la plus désastreuse, la plus contraire à la durée même de la vie. Mais moi qui me suis abstenu de tout, je n’ai pu éviter un grand nombre de maladies qui m’ont mis en danger, les unes de mourir, les autres de perdre l’usage d’un membre et de vivre désormais encore plus misérablement ; toutes, pendant plusieurs jours ou plusieurs mois, m’ont accablé le corps et l’âme de mille souffrances. Chacun de nous éprouve dans la maladie des douleurs nouvelles et une souffrance plus grande, comme si la vie humaine n’était pas assez malheureuse dans son état habituel ; et pourtant tu n’as pas donné à l’homme, comme compensation, des moments de santé surabondante et extraordinaire qui soient pour lui une cause de jouissances exceptionnelles. Dans les pays couverts le plus souvent de neige, j’ai failli perdre la vue : ce qui arrive d’ordinaire aux Lapons dans leur patrie. Le soleil et l’air sont nécessaires à la vie, et, par conséquent, impossibles à éviter : ils nous persécutent continuellement, l’un par son humidité ou par sa rigueur, l’autre par sa chaleur et sa lumière même : l’homme ne peut jamais se tenir exposé à l’un ou à l’autre sans quelque incommodité plus ou moins grande. Enfin, je ne me souviens pas d’avoir passé un seul jour sans peine, et je ne puis compter les jours où je n’ai rencontré aucune ombre de jouissance. Je m’aperçois qu’il nous est aussi nécessaire de souffrir que de ne pas jouir ; une quiétude quelconque est aussi impossible à trouver qu’une inquiétude exempte de misère. J’en conclus que tu es l’ennemie ouverte des hommes, des animaux et de toutes les créatures. Tu nous tends des pièges, tu nous menaces, tu nous assailles, tu nous piques, tu nous frappes, tu nous déchires, tu nous offenses, tu nous persécutes : par coutume et par dessein, tu es le bourreau de ta propre famille, de tes fils, de ton sang et de tes entrailles. Les hommes cessent de poursuivre celui qui les fuit ou qui se cache avec un vrai désir de les fuir et de se cacher ; toi, rien ne te détourne de nous fouler aux pieds ; aussi n’ai-je plus aucune espérance. Je me vois déjà proche du temps amer et lugubre de la vieillesse : voilà un mal véritable et manifeste, ou plutôt un amas de maux et de misères, et ce n’est pas un accident, c’est une nécessité assignée par toi à tous les vivants, prévue de chacun de nous dès son enfance, qui, dès le cinquième lustre, se prépare par une décadence affreuse et dont il ne peut mais ; à peine un tiers de la vie est consacré à fleurir, peu d’instants sont donnés pour la perfection, le reste est pour la décrépitude et son cortège de maux.

la nature.

T’imaginais-tu par hasard que le monde était fait pour vous ? Or, sache que dans mes œuvres, mes lois et mes opérations, sauf de rares exceptions, je me suis préoccupée et je m’occupe de tout autre chose que de la félicité ou de l’infélicité des hommes. Quand je vous offense n’importe comment, je ne m’en aperçois que bien rarement ; de même, les plaisirs et les biens que je vous procure, je les ignore ; je n’ai pas fait, je ne fais pas, comme vous le croyez, telle ou telle chose, telle ou telle action pour votre jouissance ou votre utilité. Enfin, même s’il m’arrivait de détruire toute votre espèce, je ne m’en apercevrais pas.

l’islandais.

Supposons que quelqu’un m’invitât de son propre mouvement et avec instance à aller le voir dans sa villa, et que, pour lui complaire, j’y allasse. Là, il me logerait dans une chambre tout en ruine, où je serai en perpétuel danger d’être écrasé, humide, fétide, ouverte au vent et à la pluie. Loin de s’occuper de mes plaisirs et de mon bien-être, il me ferait à peine donner la nourriture nécessaire, et, en outre, il me laisserait maltraiter, bafouer, menacer et battre par ses fils et par sa famille. Quand je me plaindrais de ces vexations, il me répondrait : Est-ce que par hasard j’ai fait cette villa pour toi ! est-ce pour ton service que j’y entretiens mes fils et ma famille ? J’ai bien autre chose à penser qu’à te distraire et à te faire faire bonne chère ! Je lui répondrais alors : Mon ami, si tu n’as pas fait cette villa pour mon usage, tu étais libre de ne pas m’y inviter. Mais puisque de toi-même tu as voulu que j’y demeurasse, ne dois-tu pas faire en sorte que j’y vive tout au moins sans souffrance et sans danger ? De même je te dis maintenant : Je sais bien que tu n’as pas fait le monde pour le service des hommes ; je croirais que tu l’as fait et arrangé à dessein pour leur tourment. Mais, je te le demande, t’ai-je par hasard demandé de me placer dans cet univers ? M’y suis-je introduit violemment et contre ta volonté ? Mais si, de ton plein gré, à mon insu, sans que je pusse ni m’y refuser ni m’y opposer, tu m’y as placé toi-même de tes mains, n’est-il donc pas de ton devoir, sinon de me tenir en joie et en contentement dans ton royaume, du moins d’empêcher que je n’y sois tourmenté et tracassé, et qu’il ne me nuise d’y habiter ? Et ce que je dis de moi, je le dis de tout le genre humain, je le dis des autres animaux et de toute créature.

la nature.

Tu n’as pas songé, on le voit bien, que la vie de cet univers est un cercle perpétuel de production et de destruction : ces deux choses sont unies de telle sorte que l’une sert continuellement à l’autre, ainsi qu’à la conservation du monde : le monde se dissoudrait dès que l’une d’elles viendrait à manquer. Si donc une chose quelconque était exempte de souffrance, ce serait au détriment du monde.

l’islandais.

C’est le raisonnement que j’entends faire par tous les philosophes. Mais puisque ce qui est détruit souffre, et que ce qui détruit ne jouit pas et, peu après, est détruit à son tour, dis-moi ce qu’aucun philosophe ne sait me dire : à qui plaît ou à qui sert cette vie si malheureuse de l’univers, qui ne se conserve que par la ruine et la mort des éléments qui le composent ?

Pendant qu’ils discouraient ainsi, survinrent, dit-on, deux lions si affaiblis et si amaigris par la faim qu’à peine eurent-ils la force de manger l’Islandais. Ils le mangèrent pourtant et réparèrent assez leur force pour vivre encore ce jour-là. D’autres nient ce fait et racontent qu’un vent furieux se leva pendant que l’Islandais parlait, le renversa par terre et éleva sur lui un superbe mausolée de sable, sous lequel il se dessécha et devint une belle momie : des voyageurs l’y trouvèrent et le placèrent dans le musée de je ne sais plus quelle ville d’Europe.