Poésies de Marie de France (Roquefort)/Fable XI

FABLE XI[1].

Dou Lion, dou Bugle et de un Leu[2].

Jadis esteit custume et lois,
Re li Léunz dut estre Rois
Seur tutes les Bestes qui sunt,
È ki cunversent en cest munt.
Dou Bugle ot fait sun Séneschal[3]
Car preu le tint et à loial ;
Au Leuz bailla sa Provosté[4].
Tuit trois en sunt el bos alé,
Un Cerf truvèrent è chacièrent,
Qant pris l’orent, si l’escurchièrent ;10

Le Lox au Bugle demanda[5]
Coment le Cers départira ?
C’est bien, fet-il, à mon Sengnur
Cui nus devuns porter henur.
Li Léons a dit è jurei
Ke tuit sevent par véritéi
Ke la première part aureit
[a]Pur ce que Reiz è Sires esteit ;
Ke l’autre part pur le gaaing,
Il ot esté li tiers compaing[6],20
[b]La tierce part ce dit aureit
Car il l’ocist, raisuns esteit ;
E se nus d’eauz deux la preneit[7]
Ses anemis mortex sereit.
Dunc ni osa nus atuchier[8]
Tut lur estut le Cers laissier.

MORALITÉ

Autresi est n’en dutez mie

Se Povres hum prent cumpaignie
A plus Fort humme k’il ne seit,
Jà dou gaaing n’aura espleit[9] ;30
Li Riches volt aveir l’ounur
U li Povres perdra s’amur.
Se lur gaaig deivent partir[10]
Li Riches velt tut retenir.

  1. Dans plusieurs manuscrits cette fable et la suivante, sont de suite et sans être séparées.
  2. La Fontaine : la Génisse, la Chèvre, la Brebis en société avec le lion, liv. I, fabl. VI.
    Phædr., lib. I, fab. 5. Vacca, Capella, Ovis et Leo.
    Romul. Nil., lib. I, fab. 6, idem.
    Anon. Nilant., f. 9.
  3. Grand maître de sa maison. La charge de grand-sénéchal fut, dit-on, instituée par Charlemagne, à l’imitation de ce comte du sacré palais des empereurs romains, qu’Honorini appelle comitem Castrensem sacri Palatii.
  4. Voyez sur cette dignité la note de la fable lix.
  5. Le loup demanda au bœuf comment l’on diviseroit le cerf.
  6. Le troisième compagnon.
  7. Et si l’un des deux osoit le prendre.
  8. Personne n’y osa toucher, et le cerf entier devint la proie du lion.
  9. Profit, avantage expletio.
  10. Partager, partiri.
Variantes.
  1. Por ce que droiz et rois estoit.

  2. L’autre partie aura ce dist,
    Raison estoit qar il l’ocist.