Poésies de Madame Deshoulières/36
RÉFLEXIONS DIVERSES.
I.
Que l’homme connaît peu la mort qu’il appréhende
Quand il dit qu’elle le surprend !
Elle naît avec lui, sans cesse lui demande
Un tribut dont en vain son orgueil se défend.
Il commence à mourir long-temps avant qu’il meure :
Il périt en détail imperceptiblement.
Le nom de mort qu’on donne à notre dernière heure,
N’en est que l’accomplissement.
II.
Êtres inanimés, rebut de la nature,
Ah ! que vous faites d’envieux !
Le temps, loin de vous faire injure,
Ne vous rend que plus précieux.
On cherche avec ardeur une médaille antique :
D’un buste, d’un tableau le temps hausse le prix :
Le voyageur s’arrête à voir l’affreux débris
D’un cirque, d’un tombeau, d’un temple magnifique ;
Et pour notre vieillesse on n’a que du mépris.
III.
De ce sublime esprit dont ton orgueil se pique,
Homme, quel usage fais-tu ?
Des plantes, des métaux tu connais la vertu ;
Des différens pays les mœurs, la politique ;
La cause des frimas, de la foudre, du vent ;
Des astres le pouvoir suprême :
Et, sur tant de choses savant,
Tu ne te connais pas toi-même.
IV.
La pauvreté fait peur ; mais elle a ses plaisirs.
Je sais bien qu’elle éloigne, aussitôt qu’elle arrive,
La volupté, l’éclat, et cette foule oisive
Dont les jeux, les festins remplissent les désirs.
Cependant, quoi qu’elle ait de honteux et de rude
Pour ceux qu’à des revers la fortune a soumis,
Au moins dans leurs malheurs ont-ils la certitude
De n’avoir que de vrais amis.
V.
Pourquoi s’applaudir d’être belle ?
Quelle erreur fait compter la beauté pour un bien ?
À l’examiner, il n’est rien
Qui cause tant de chagrin qu’elle.
Je sais que sur les cours ses droits sont absolus ;
Que tant qu’on est belle on fait naître
Des désirs, des transports, et des soins assidus :
Mais on a peu de temps à l’être,
Et long-temps à ne l’être plus.
VI.
Misérable jouet de l’aveugle fortune,
Victime des maux et des lois,
Homme, toi qui par mille endroits
Dois trouver la vie importune,
D’où vient que de la mort tu crains tant le pouvoir ?
Lâche, regarde-la sans changer de visage ;
Songe que si c’est un outrage
C’est le dernier à recevoir.
VII.
Que chacun parle bien de la reconnaissance !
Et que peu de gens en font voir !
D’un service attendu la flatteuse espérance
Fait porter dans l’excès les soins, la complaisance :
À peine est-il rendu qu’on cesse d’en avoir,
De qui nous a servi la vue est importune :
On trouve honteux de devoir
Les secours que dans l’infortune
On n’avait point trouvé honteux de recevoir.
VIII.
Quel poison pour l’esprit sont les fausses louanges !
Heureux qui ne croit point à de flatteurs discours !
Penser trop bien de soi fait tomber tous les jours
En des égaremens étranges.
L’amour-propre est, hélas ! le plus sot des amours ;
Cependant des erreurs il est la plus commune.
Quelque puissant qu’on soit en richesse, en crédit ;
Quelque mauvais succès qu’ait tout ce qu’on écrit ;
Nul n’est content de sa fortune,
Ni mécontent de son esprit.
IX.
On croit être devenu sage
Quand, après avoir vu plus de cinquante fois
Tomber le renaissant feuillage,
On quitte des plaisirs le dangereux usage :
On s’abuse. D’un libre choix
Un tel retour n’est point l’ouvrage ;
Et ce n’est que l’orgueil dont l’homme est revêtu
Qui, tirant de tout avantage,
Donne au secours de la vertu
Ce qu’on doit au secours de l’âge.
X.
En grandeur de courage on ne se connaît guère
Quand on élève au rang des hommes généreux
Ces Grecs et ces Romains dont la mort volontaire
A rendu le nom si fameux.
Qu’ont-ils fait de si grand ? Ils sortaient de la vie
Lorsque de disgrâces suivie
Elle n’avait plus rien d’agréable pour eux.
Par une seule mort ils s’en épargnaient mille.
Qu’elle est douce à des cœurs lassés de soupirer !
Il est plus grand, plus difficile
De souffrir le malheur que de s’en délivrer.
XI.
L’encens qu’on donne à la prudence
Met mon esprit au désespoir.
À quoi donc nous sert-elle ? À faire voir d’avance
Les maux que nous devons avoir.
Est-ce un bonheur de les prévoir ?
Si la cruelle avait quelque règle certaine
Qui pût les écarter de nous,
Je trouverais les soins qu’elle donne assez doux :
Mais rien n’est si trompeur que la prudence humaine.
Hélas ! presque toujours le détour qu’elle prend
Pour nous faire éviter un malheur qu’elle attend
Est le chemin qui nous y mène.
XII.
Palais, nous durons moins que vous,
Quoique des élémens vous souteniez la guerre,
Et quoique du sein de la terre
Nous soyons tirés comme vous.
Frêles machines que nous sommes,
À peine passons-nous d’un siècle le milieu.
Un rien peut nous détruire ; et l’ouvrage d’un Dieu
Dure moins que celui des hommes.
XIII.
Homme, vante moins ta raison ;
Vois l’inutilité de ce présent céleste
Pour qui tu dois, dit-on, mépriser tout le reste.
Aussi faible que toi, dans ta jeune saison,
Elle est chancelante, imbécile ;
Dans l’âge où tout t’appelle à des plaisirs divers,
Vile esclave des sens, elle t’est inutile ;
Quand le sort t’a laissé compter cinquante hivers
Elle n’est qu’en chagrins fertile ;
Et quand tu vieillis tu la perds.
XIV.
Les plaisirs sont amers d’abord qu’on en abuse :
Il est bon de jouer un peu,
Mais il faut seulement que le jeu nous amuse.
Un joueur, d’un commun aveu,
N’a rien d’humain que l’apparence ;
Et d’ailleurs il n’est pas si facile qu’on pense
D’être fort honnête homme et de jouer gros jeu.
Le désir de gagner, qui nuit et jour occupe,
Est un dangereux aiguillon.
Souvent, quoique l’esprit, quoique le cœur soit bon,
On commence par être dupe,
On finit par être fripon.
XV.
Souvent c’est moins bon goût que pure vanité
Qui fait qu’on ne veut voir que des gens de mérite ;
On croirait faire tort à sa capacité
Si du monde vulgaire on recevait visite.
Cependant un esprit solide, éclairé, droit,
Du commerce des sots sait faire un bon usage ;
Il les examine, il les voit,
Comme on fait un mauvais ouvrage.
Des défauts qu’il y trouve il cherche à profiter :
Il n’est guère moins nécessaire
De voir ce qu’il faut éviter
Que de savoir ce qu’il faut faire.
XVI.
Qui dans son cabinet a passé ses beaux jours
À pâlir sur Pindare, Homère, Horace, Plaute,
Devrait y demeurer toujours.
S’il entre dans le monde avec un tel secours,
Il y fera faute sur faute ;
Il portera partout l’ennui.
Un ignorant qui n’a pour lui
Qu’un certain savoir vivre, un esprit agréable,
À la honte du grec et du latin, fait voir
Combien doit être préférable
L’usage du monde au savoir.
XVII.
Que l’esprit de l’homme est borné !
Quelque temps qu’il donne à l’étude,
Quelque pénétrant qu’il soit né,
Il ne sait rien à fond, rien avec certitude.
De ténèbres pour lui tout est environné.
La lumière qui vient du savoir le plus rare
N’est qu’un fatal éclair, qu’une ardeur qui l’égare :
Bien plus que l’ignorance elle est à redouter.
Longues erreurs qu’elle a fait naître,
Vous ne prouvez que trop que chercher à connaître
N’est souvent qu’apprendre à douter.