Théophile Berquet, Libraire (p. i-vii).

Le genre bucolique n’est pas la partie la plus brillante de notre littérature ; les Français n’ont jamais aimé le poëme pastoral, ils sourient en lisant une élégante idylle ; mais rarement ils font un effort sur eux-mêmes pour la reprendre et la méditer. Cependant il faut avouer que la pastorale est la plus difficile des compositions poétiques ; et l’auteur qui lutte avec succès et contre les difficultés du genre et contre le goût dominant de sa nation mérite les plus grands éloges. Et ne faut-il-pas un goût exquis, un jugement sain, un esprit juste, qui ne se laisse pas entraîner par la vivacité de l’imagination, ni séduire par l’harmonie du langage, dans un écrit où il n’est besoin que de mélodie ? Cet abandon, cette élégante simplicité qu’il exige, ces riantes images dont le coloris ne tranche pas trop et ne découvre point l’art du poëte, ces comparaisons tirées des objets qui environnent les personnages mis sur la scène, placent l’idylle presque au niveau se de la comédie de caractère, vu les obstacles qu’ont à surmonter les nourrissons des Muses, qui veulent s’essayer dans un genre aussi pénible qu’il est négligé par les littérateurs modernes. À la renaissance des lettres, quelques auteurs français voulurent prendre la flûte champêtre : Racan, Segrais, s’acquirent quelque réputation ; et le suprême législateur du Parnasse français les cite comme méritant les applaudissements des hommes de lettres : il ne craint pas même de les placer à côté de Malherbe, et d’accorder aux chantres des bergers les mêmes honneurs qu’au poëte lyrique. La postérité n’a pas confirmé son jugement ; on lit encore avec plaisir Malherbe, mais l’on ne pense plus à Racan. Après ces tentatives infructueuses parut madame Deshoulières, et ses écrits dictés par le goût, approuvés par la raison, ont triomphé de l’injustice et du silence de ses ingénieux contemporains, piqués peut-être de voir tant de grâces et de talens siéger dans une réunion littéraire dans laquelle on ne balançait pas à préférer Pradon à Racine, et tous les auteurs médiocres du grand siècle à ces génies transcendans dont les ouvrages ont placé notre littérature à côté de celle de Rome et d’Athènes. Avec elle nous eûmes à opposer aux charmantes productions du Tasse et de Guarini des morceaux champêtres achevés et dignes de la plume de Théocrite et de Virgile. Fontenelle, qui voulut se montrer dans tous les genres, ne put, avec tout son esprit, atteindre à la sensibilité, au naturel de madame Deshoulières ; et nos bergers ou bergères modernes doivent toujours avoir sous les yeux ses jolis tableaux, sous peine d’éprouver le sort de nos premiers Mélibées. Notre intention, dans une courte notice, n’est point de faire une longue dissertation sur une espèce de poëme qui faisait les délices de l’antiquité, mais de persuader au lecteur de n’aller pas chercher dans une littérature étrangère ce que nous avons sous la main : on cite de nos jours Florian, Gessner ; et, bien que l’on compare les plus beaux ouvrages de ces aimables peintres de nos vergers, de nos bois, avec les idylles de madame Deshoulières, l’on sera force de convenir qu’elle a la première place, et que, suivie d’un si beau cortège, elle mérite d’attirer sur elle les regards de tous les hommes qui prennent encore quelque intérêt aux progrès des beaux-arts : un beau paysage de Téniers délasse l’esprit fatigué d’admirer les sublimes conceptions des Raphaël et des Rubens.

J’entends déjà la critique s’élever contre mon jugement, et je la vois chercher à détacher quelque fleuron de la couronne que je viens d’accorder à madame Deshoulières. Mais Florian et Gessner, s’ils vivaient encore, ne dédaigneraient pas la place que je leur assigne : tous les littérateurs n’ont-ils pas classé Florian parmi les écrivains du second ordre, et sa rivale n’est-elle pas toujours restée au premier : mon opinion est donc conforme à l’opinion générale ; et, quoique souvent, comme Diogène, j’aille au théâtre quand tout le monde en sort, je ne puis ici que me rendre à l’évidence. Quant à Gessner, ses descriptions portent avec elles un apprêt qui décèle trop le travail de l’auteur ; son langage est quelquefois maniéré, ses expressions trop brillantes, défauts marquans dans le genre pastoral, et défauts qu’a su bien éviter la muse française. Je vais plus loin, dans l’Aminta, dans le Pastor fido, que les Italiens admirent avec tant d’enthousiasme, trouve-t-on toujours cette candeur, cette simplicité, ce naturel, qui constituent la perfection de la poésie champêtre. Que de concetti ! que de madrigaux ! que d’épigrammes ! Tous ces traits ne partent point du cœur ; ce sont des étincelles de l’esprit qui font sourire, mais qui n’affectent point, ne touchent point, et nous laissent tels que nous étions au moment où nous les avons aperçues.

Cette nouvelle édition des œuvres de madame Deshoulières est la plus complète et la plus régulière qui ait encore paru : tous les petits poëmes sont classés par ordre, et nous avons mis en tête ses plus beaux titres à l’immortalité ; ces titres qui prouvent qu’elle avait l’âme aussi belle que les traits de sa figure ; mais nous avons cru devoir, par respect pour ce charmant auteur, faire disparaître tout ce qui n’était point sorti de sa plume, et qui formait un contraste trop frappant avec ses écrits dictés par les Grâces ; ces Grâces qui semblaient elles-mêmes avoir embelli les traits de sa figure comme elles avaient placé leur sanctuaire au fond de son cœur.