Poésies complètes (Le Goffic)/Matelots

Poésies complètesLibrairie Plon (p. 221-227).


MATELOTS


À Jean des Cognets.


[C’est sur un vieux cahier d’école déchiré
Que j’ai trouvé cet âpre et lourd miserere,
Confession d’un cœur défaillant sous la honte.
L’auteur — paix à sa cendre ! — habitait Roscané.
Je ne sais ni son nom, ni s’il fut pardonné,
Ni comment, au milieu des chutes qu’il raconte,
Son cœur, son faible cœur de Celte et de marin,
Oublieux de la douce femme au front serein
Qui l’attendait, filant sa laine à la chandelle,
Pouvait, en la trompant, se croire encor fidèle.]


I


Tout corrodés d’affreux genièvres
Et gardant sur leurs matelas,
Dans le pli tourmenté des lèvres,
Un sourire idiot et las,

On voit au Havre, dans les bouges
Du triste quartier Saint-François,
Des matelots aux faces rouges
Qui sont couchés les bras en croix.
 
Pauvres gens qui n’ont pas d’histoire,
Pas même de foyer souvent,
Dont la vie est un purgatoire
Dans l’embrun, la houle et le vent !
 
Comment, au sortir de ces geôles,
Eussent-ils pu, seuls, sans appui,
Flageolant sur leurs jambes molles,
Parer les pièges de la nuit ?


Soutiers, chauffeurs, que la consigne
Bloquait depuis six mois à bord,
Tels arrivaient en droite ligne
D’Iquique ou de la Corne d’or ;
 
Barbes fauves, prunelles claires.
Couleur des fiords trop contemplés,
D’autres, vieux baleiniers polaires,
Débarquaient d’ultimes Thulés ;

Et d’autres, au masque de lie.
Émergeaient de l’enfer banquais…
Ah ! ce vent, ce vent de folie
Qui souffle ici le long des quais !…

Des filles rôdaient sur les berges ;
L’air était lourd d’âcres senteurs ;
Aux devantures des auberges
Flambaient les alcools tentateurs.

Et ce fut la grande bordée,
La ronde ivre qui chaque soir,
Avec des cris de possédée,
Roule de comptoir en comptoir,


Jusqu’à l’heure tardive où l’aube
Monte, virginale et sans bruit,
Essuyer aux pans de sa robe
Le front profané de la nuit…


II



J’aurais beau dire le contraire,
Chère femme aux yeux indulgents,
Tu sens bien que je suis leur frère
Malgré tout, à ces pauvres gens.
 
J’ai comme eux sur des mers amies,
En de nonchalants Hellesponts,
Connu les longues accalmies,
Les sommeils lourds des entreponts ;
 
Les mêmes vents gonflaient mes voiles
Du même souffle âpre ou joyeux
Et la paix blanche des étoiles
Coulait pareille dans mes yeux…


Et voilà que l’on criait : « Terre ! »
Voilà qu’à ce cri fascinant
Sortaient tout à coup du mystère
Les villes chaudes du Ponant :
 
Le Havre plein de bruits d’enclumes,
Nantes d’odeurs de caroubiers,
Et Brest, la Suburre des brumes,
Pâmée aux bras de ses gabiers.
 
Elles se levaient frissonnantes
Sur l’eau morne de mon ennui.
Était-ce au Havre, à Brest, à Nantes ?
Ailleurs où là, c’était la nuit…

Et, sous l’or de ta toison fauve,
Immobile comme un bouddha,
je t’évoque au fond d’une alcôve,
Monstrueuse et blanche Amanda ;

D’autres, d’autres, des faces peintes,
Hâves et dont l’œil charbonnait
Parmi les chopes et les pintes
De quelque ignoble estaminet ;


Tout un tas de chairs anonymes,
Brunes, rousses, les seins pendants,
Des yeux où stagnaient de vieux crimes,
Des nez ous’ qu’il pleuvait dedans…
 
Ô dérisoire litanie !
Et comment croiras-tu jamais,
Toi la sage, toi la bénie,
Chère femme, que je t’aimais ?
 
Ne me dis pas que je blasphème
Et tourne tes yeux vers les flots :
Je t’aimais, hélas ! comme on aime
Chez mes frères les matelots…



III



J’ai jeté l’ancre dans ta rade,
Sagesse, Paix, Sérénité.
Accueille-le, ce cœur nomade,
Que les courants t’ont rapporté.


Ce n’est plus la folle gabare
Qui dansait sur les flots légers,
Avec l’Espérance à sa barre
Et mes vingt ans pour passagers.
 
Sa voile en loque où le vent gronde,
Ses flancs meurtris par tant d’écueils
Disent assez aux yeux du monde
La défaite de ses orgueils.
 
Mais la rade est profonde et sûre
Où s’est ancré le vieux ponton
Et, pour étancher sa blessure,
Voici le soir, le soir breton,

Le soir qui se penche à sa poupe,
Inspecte son flanc démoli
Et le calfate avec l’étoupe,
La grise étoupe de l’oubli…