Impressions et souvenirs/En Bretagne

Poésies complètesLibrairie Plon (p. 229-275).
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EN BRETAGNE


À Eugène de Ribier.


RÛN-ROUZ


À Édouard Beaufils.


On raconte qu’à Rome, au temps de Léon dix,
Treize cents ans après que la fille de Claude,
Julia, comparable aux lys,
Eut sous un marbre blanc clos ses yeux d’émeraude,
La pioche par hasard découvrit son tombeau,
Et nul corps virginal n’apparut aussi beau.
Si clair était son teint qu’on l’eût dite endormie.
Sa bouche allait s’ouvrir, ses bras se décroiser,
Et la mystérieuse et charmante momie
Pour renaître semblait n’attendre qu’un baiser…
Rûn-Rouz, mélancolique et sauvage domaine,
Ma jeunesse, pareille à la vierge romaine,

Déclôt ses yeux fanés et renaît lentement
À ton nom triste et doux comme un roucoulement.
Elle aussi semblait morte et n’était qu’endormie.
Vois : la pourpre reflue à sa lèvre blêmie.
Il a suffi qu’un soir ton nom fût prononcé
Pour qu’elle se levât du fond de mon passé
Dans sa grâce ondoyante et pensive de Celte,
Avec ses cheveux blonds, ses yeux verts, son cou svelte
Et ce rythme léger, ce verbe sobre et clair,
Qu’un gondolier perdu sur les rives du Guer
Lui transmit autrefois de Fiume ou de Ravennes,
Mêlés au sang latin qui coulait dans ses veines…
Elle approche, et son cœur bat plus fort sous sa main
Aux effluves d’amour qui montent du chemin.
Bien des ans ont passé, bien des nuits, bien des aubes,
Et l’ardent souvenir parfume encor ses robes.
C’est que rien n’a changé : paysage, horizon,
Gens et choses, autour de toi, chère maison,
Tout a gardé sa grâce austère et primitive.
Voici tes humbles murs quadrillés de chaux vive,
Le puits et l’échalier, le balcon sous l’auvent,
Et la grêle saulaie au feuillage mouvant
Et, dans l’étroit courtil cerné d’épines blanches,
Les paresseux asters et les souples pervenches.
Ô sapins que j’ai vu planter, est-ce bien vous ?
Est-ce vous, Landrellec, Guern, Roc’h-Pic, Coztankous,

Vieux noms tout imprégnés d’une saveur bretonne ?…
Landiers que vêtaient d’or les fuseaux de l’automne
Et que poudrait d’argent la houppe des avrils,
Roseaux qui palpitiez au vent comme des cils,
Stellaire qui frangeais, dans un pli de la dune,
La mare où les troupeaux viennent boire à la brune,
Tels je vous ai quittés et tels je vous revois :
C’est bien vous, c’est bien vous, vieux amis d’autrefois !
Un air plus vif déjà fouette mon épiderme.
De l’est à l’ouest, la mer est là qui vous enferme
Dans un cercle éternel de sourds gémissements ;
Mais sa plainte, où des glas sanglotent par moments,
Nostalgiques appels des cités sous-marines,
Dont l’écho retentit au fond de nos poitrines
Et fait pleurer en nous des morts mystérieux,
Sa plainte, sous le vide exaspérant des cieux,
Peut s’enfler : de tiédeur et d’ombre enveloppée,
Elle expire à vos bords en vague mélopée…
Amis, je veux vieillir et mourir parmi vous.
L’hiver même et ses dards cruels me seront doux,
Si je puis abriter ici mon dernier songe.
Gloire, fortune, honneurs, beaux oiseaux de mensonge,
Dont la quête stérile a déçu maint chasseur !
Seule, tu ne mens pas, Nature aux yeux de sœur…
Ô véridique, ô salutaire, ô consolante,
Par tes soins s’élabore un baume en chaque plante.

Et n’es-tu pas aussi celle de qui les doigts
Guidaient sur leurs pipeaux les chevriers andois ?
D’un Tityre breton me prêtant l’âme heureuse,
Tandis que je ferai chanter l’avoine creuse,
Déroule sur le plan large et pur de mes vers
Le souple enchaînement des lois de l’univers ;
Exalte au fond des soirs les feux des écobues ;
Dis les poulains cabrés et les chèvres barbues ;
Ramène les troupeaux des pâtis où descend
Le crépuscule d’or, d’améthyste et de sang ;
Sur les routes du ciel, d’escales en escales,
Rappelle au clocher blanc des légendes pascales
Les angélus bénits par l’Anneau du Pêcheur ;
Verse en nous ta bonté, ton calme, ta fraîcheur
Et, de tout vain désir afin qu’elle s’abstienne,
Accorde notre vie au rythme de la tienne.


LES BIGOUDENS


À Eugène Le Mouël.


« On les croit d’origine asiatique. Leur coiffure tripartite tient à la fois de la mitre, du casque, du serre-tête, et se termine par une pointe de forme priapique. D’après certains auteurs, les spirales des disques brodés sur leurs plastrons auraient une signification religieuse et symboliseraient la création du monde. »
(Les Ethnographes.)


À Plomeur, raides sous leur mitre,
En plastrons d’or vert, jaune ou roux,
Les Bigoudens, sur le placitre,
Tournent au son des binious…



 
D’où viennent-elles, ainsi faites,
Avec leur face sans méplats
Et les disques qu’aux jours de fêtes
Elles collent sur leurs seins plats ?
 
L’immobilité de leur masque
Fait paraître encor plus lointains,
Dans l’aigre et sonore bourrasque,
Leurs yeux vaguement thibétains.

Peut-être qu’au temps où la Gaule
Châtiait l’orgueil d’Attila,
Un débris de tribu mongole
Vint à la nuit s’échouer là.
 
C’était un plateau solitaire,
Un grand cap triste du Ponant,
Perdu tout au bout de la terre,
Sous un ciel bas et frissonnant.

 
Quand l’oeil des fuyards, dans la brume,
Put l’explorer le lendemain
Un mur circulaire d’écume
Partout leur barrait le chemin.
 
Partout la mer, la mer sans borne !
Son sel corrodait l’eau des puits.
Et, campés sur leur grand cap morne,
Ils n’en ont pas bougé depuis.

Ils vivent dans cette ouate blême
Les bras croisés sous leurs mentons,
Chrétiens, au moins par le baptême,
Et, par la langue, Bas-Bretons.

Mais l’âme ancestrale persiste
Et c’est toujours comme autrefois
Le vieil Orient fataliste
Qui stagne en leurs crânes étroits.
 
C’est lui qui charge leurs corps frustes
D’or jaune ou vert ou cramoisi
Et qui déroule sur leurs bustes
Une Genèse en raccourci ;


Et lui qui, sur le front de nacre
Des vierges encor dans l’avril,
Plante l’obscène simulacre
D’un minuscule nerf viril…




 
Ô filles des hordes camuses
Qui meurtrirent les champs latins,
Bigoudens, en vos cornemuses
Hennissent des poneys lointains.

Vous plongez au profond des âges ;
Dans votre Orient fabuleux
Vous aviez déjà ces visages
Ronds et ces crins aux reflets bleus ;

Sous des toits portés par des hampes
Et taillés dans des peaux d’élans,
Vos yeux retroussés vers les tempes
S’ouvrirent voici deux mille ans ;


Et, près des flots lourds endormies,
Vous avez l’air, dans vos draps d’or,
D’une peuplade de momies
Terrée aux confins de l’Armor.


MEMBRA DEI


À Louis Le Cardonnel.


Jésus est parmi vous, chrétiens, je vous le dis.
Ne levez plus les yeux si haut : le paradis,
Où vous croyez qu’il trône à la droite du Père,
Lui plaît moins que notre humble et misérable sphère.
Nuit et jour, à la ville, aux champs, Jésus est là.
Tout à l’heure une voix doucement vous héla
Dans l’ombre, une voix sourde et comme agonisante ;
C’était lui, mais non point comme on le représente
D’ordinaire, nimbé de gloire et de clarté.
Peut-être, à votre insu, l’avez-vous rebuté.
Il est celui qu’on raille et celui qu’on malmène
Et, dans l’immensité de la misère humaine,

Son corps divin, que vous cherchez au firmament,
S’est comme dilué mystérieusement.
Ô chrétiens, apprenez enfin à le connaître !
Pareils à ces maisons qui n’ont pas de fenêtre,
Vous ne voulez pas voir qu’il vient sur le chemin,
Triste, traînant la guêtre, un bâton à la main,
Qu’il est légion, lui qui n’a pas un disciple,
Et que vous l’avez là présent, un et multiple,
Mieux qu’en sa gloire, mieux qu’en d’éclatants tissus,
Dans les pauvres, qui sont les membres de Jésus.


MEDIO DE FONTE DOLORUM…


À Alfred Poizat.


Pour qu’aucun des passants dont il est épié
N’accable des éclats d’une fausse pitié
Ton cœur où saigne encore une plaie écarlate,
Agis à la façon de l’enfant spartiate
Que mordait sous sa blouse un renard écumant,
Ô Maxence, et sur lui dispose habilement
Les plis d’une savante et feinte indifférence.
Mais, de retour chez toi, seul avec ta souffrance,

Rejette ce manteau de fallace et d’orgueil
Et reprends ton visage en retrouvant ton deuil.


II


 
Comme monte, pareil aux bulles de la mer,
Du fond des voluptés je ne sais quoi d’amer.
Ainsi, Maxence, ainsi, mon fils, dans la retraite.
Les maux les plus cruels ont leur douceur secrète.
Le tien n’est pas de ceux dont on guérit. Pourtant,
Toi qui naguère, cœur encore impénitent,
Le maudissais, déjà tes regards, ô Maxence,
Goûtent à l’observer une acre jouissance…
Demain tu connaîtras, redevenu chrétien,
Que ce mal dont tu meurs, pauvre homme, est ton seul bien.


MARC’HARIT PHULUP[1]


À Madame Mosher.


Elle était la Légende en marche vers l’Histoire.
Tous nos vieux saints la connaissaient : Guévroc, Ildut,
Maudez, Efflam, par qui le fourbe est confondu,
Pas un dont elle n’ait révéré l’oratoire.

 
Un gwerz, là-bas, traînait aux flancs du Ménez-Du,
Dolent comme l’appel d’une âme en Purgatoire,
Et le vivant rouleau de sa souple mémoire
Enregistrait le gwerz aussitôt qu’entendu.
 
En elle, comme au fond d’une ruche sonore,
S’élaborait le miel d’un sublime folklore :
Mythes et chants s’élevaient d’elle par essaims.
 
O Marc’harit, témoin suprême du vieil âge,
Avec toi s’est couché sous l’if au noir feuillage
Tout un peuple de dieux, de héros et de saints.


ÉPITAPHE POUR LISE BELLEC

La conteuse de « la Légende de la Mort »[2]



Approche — la fraîcheur de l’enclos t’y convie —
Et, sur ce marbre noir, épèle ce nom d’or :
Celle qui le portait, passant, fut dans la vie

La confidente de la Mort.

 
On eût dit qu’un reflet de l’Érèbe celtique
Tremblait dans son regard phosphorescent et doux.
Que n’as-tu pénétré sous son porche rustique

Et pu l’entendre comme nous !


Cette Parque en exil parmi nos paysannes
Eût fait passer en toi le frisson du divin…
Or, mêlée à son tour au peuple errant des mânes,

Elle n’est plus qu’un souffle vain.


Mais les graves devis qu’égrenait sa voix lente,
Ses légendes, ses chants, tout son verbe sacré,
Écho mystérieux de la Cité dolente,

Le meilleur d’elle est demeuré.


Cesse d’interroger une cendre muette :
Comme renaît la flamme en un autre flambeau,
Lise revit plus belle aux pages du poète

Qui lui dédia ce tombeau.


PLEINE NUIT


À André Bellessort.


Tandis que la Nuit monte ainsi qu’une marée
Sur les grèves du ciel silencieusement,
Emplis tes yeux profonds de sa splendeur sacrée
Et ton cœur orageux de son apaisement
Déjà, comme une nef, le croissant de la lune
Tend sa voile de nacre et fend l’air aplani ;
Tous ces astres, là-haut, ce sont les feux de hune
Des escadres de l’Infini.


Ô signaux lumineux des étoiles filantes !
Non, non, vous n’êtes pas un assemblage vain,
Météores rayant le front des nuits brûlantes,
Fulgurants radios du navarque divin.

Comme au temps où son geste enchaînait la rafale,
Nos yeux, si l’Au-Delà s’ouvrait à leur regard.
Verraient, sur le tillac de la barque amirale,
Jésus assis au banc de quart.


HUELGOAT


À Alfred Droin.


Cimier de Breiz-Izel, vieux nom seigneurial
Où palpite en syllabes d’or et de cristal
L’écho d’une lointaine et mourante fanfare,
Huelgoat !… Je vois un grand cheval blanc qui s’effare
Sur la crête d’un mené chauve, en plein azur,
Et dont le cavalier aux yeux de songe, Arthur,
Brenin de Galle et pentyern des Armoriques,
Tout l’infini dans ses prunelles chimériques.
S’époumone à sonner du cor par vaux et monts…
Huelgoat ! Le sol tressaille et gronde. Quels démons
Dans la nuit de ses flancs ont foré ces puits d’ombre ?
Vers quel Styx innommé, troupeau muet et sombre,

Roulent, le pic au poing, ces hommes demi-nus ?
Sous vos cernes de plomb je vous ai reconnus,
Derniers-nés d’Obérour le Pâle[3], et je vous aime :
Poètes et mineurs, notre sort est le même,
Et nous aussi, l’étoile au front, le pic en main,
Nous tâtonnons aux profondeurs du cœur humain…
Huelgoat ! Sources, ruisseaux, torrents, forêts sacrées,
Rumeur des pins pareille aux rumeurs des marées,
Chanson des nids, babil des eaux sous le hallier,
Longs appels des chevreuils, comment vous oublier ?…
Huelgoat ! Huelgoat ! Sur la bruyère desséchée,
Lorsque le vent d’hiver menait sa chevauchée,
Tout l’horizon, de Lopéret à Ruguellou,
Se rebroussait comme une immense peau de loup.
Mais, l’été, quand le vent du sud rasait la plaine,
Si traînante et si douce était sa cantilène
Qu’on eût dit par moment un vieil air de missel ;
Les champs fumaient, tandis que sur Roc’h-Trévézel,
Lentement, d’un calice invisible sortie,
La lune se levait, blanche comme une hostie…
Huelgoat ! Le Camp romain, le Chaos, les menhirs…
J’entends bruire en moi l’essaim des souvenirs ;
J’évoque Saint-Herbot au pied de sa cascade,
Le cancel dont un ange a ciselé l’arcade,

La table aux crins, naïf hommage des pastours,
Le Rusquec et ses bois et sa vasque et ses tours,
Et le val d’Ellez, plein d’odorantes bouffées,
Oû l’on marche ébloui dans un conte de fées…
Huelgoat ! Le soir descend sur la forêt. Tout bruit
S’est tu. Porche d’argent du château de la Nuit,
Les bouleaux du Skiriou m’ouvrent leur blanche ogive ;
L’Oiseau Bleu me fait signe et veut que je le suive,
Et je m’attends à voir venir sur le chemin
La Belle au Bois dormant, une rose à la main…


SUR LA DUNE


À Alexandre Verchin.


 
Couchants marins, orgueil des ciels occidentaux !
Pour mieux voir s’exalter leur lumière engloutie,
Viens sur la dune à l’heure où rentrent les bateaux
Et regarde le soleil d’août, sanglante hostie.
Descendre au large des Étaux.

De son orbe que ronge une invisible lime
Surnage à peine un pâle dôme incarnadin.
Et la morsure gagne encore, atteint la cime.
Tout sombre. L’astre est mort, dirais-tu, quand soudain
Son reflet jaillit de l’abîme


Et, forçant les barreaux de l’humide prison,
S’éploie en éventail au fond de l’ombre chaude,
Comme si, par ces soirs de l’ardente saison,
Quelque grand oiseau d’or, de pourpre et d’émeraude
Faisait la roue à l’horizon.


SÉRÉNADE


Allez, mes vers, de branche en branche,
Vers la dame des Trawiéro,
Qu’on reconnaît à sa main blanche
Comme la moelle du sureau.

Elle est assise à sa croisée,
Devant la digue des Étangs :
Vous lui porterez ma pensée
Sur vos ailes couleur du temps.


Comme le soir vous favorise
Et que, dans le genêt touffu,
Pour épier votre entreprise,
Aucun barbon n’est à l’affût,
 
Elle vous répondra peut-être
Et se taira peut-être aussi.
Frappez toujours à sa fenêtre,
Mes vers, et n’en prenez souci.

Les Lycidas et les Silvandres
Vous le diront, ô soupçonneux :
Il est des silences si tendres
Qu’on voudrait se blottir en eux

Et là, sans un mot, sans un geste,
Près d’un sein qui bat dans la nuit,
Goûter l’enchantement céleste
De mourir à tout autre bruit


SOIRS DE SAINT-JEAN


À Jean Madeline.


I


Terre de la nuance et des métamorphoses !
Quel voile délicat s’est posé sur les choses
Et donne au ciel ce ton mourant des fleurs de lin ?
Est-ce à Saint-Gille, au Huelgoat, à Goudelin ?
Le paysage, avec sa lande et son église,
Dans l’air ambré du soir se spiritualise
Et, vaporeux, atténué comme un pastel,
Semble flotter vraiment aux confins du réel.

Aucun souffle n’émeut cet impalpable tulle.
Et, cependant qu’à pas feutrés le crépuscule
Descend le chemin creux qui mène vers l’étang,
Le silence avec lui glisse, plane et s’étend.


II



Est-ce à Gurunhuel, à Botmeur, à Crozon ?
Du soleil qui chavire au ras de l’horizon,
Tel un brick torpillé dont la membrure éclate,
L’adieu s’exhale en jets de soufre et d’écarlate.
Puis tout s’éteint et tout s’apaise par degrés.
Un fin croissant de lune argente les Arrhes
Et découpe en plein ciel leurs graves silhouettes,
Qui rêvent dans le soir au bord des eaux muettes.
Et c’est comme une attente et c’est comme un secret.
Les couples se sont tus sur la route : on dirait,
À l’obscure langueur qui soudain les pénètre.
Que quelque chose d’infiniment doux va naître.



III


 
On ne voit plus l’église, on ne voit plus la lande.
Est-ce à Trédrez, à Guéradur, à l’Île-Grande ?

Un sel subtil se mêle à l’acre odeur du foin.
Maintenant c’est la nuit, la molle nuit de juin,
Blonde comme un verger, tiède comme une alcôve.
Vers l’ouest traîne un dernier lambeau de clarté mauve…
Hosanna ! Car voici que sur les monts d’argent
Pétillent, flambent, les bûchers de la Saint-Jean.
Leurs feux jusqu’à Roscoff étoilent la campagne
Et, priant ou chantant autour d’eux, la Bretagne
Sent, en ce premier soir du solstice d’été,
S’épanouir la fleur de sa mysticité.


À LOUIS BOIVIN

DE SAINT-MALO[4]


 
Donc, Boivin, par un blême et doux matin d’automne,
Où, sur la robe d’or de la Terre Bretonne,
Septembre avait jeté son manteau de brouillards,
Vous avez planté là vos tours et vos remparts.
Fi des autos, des coachs, ennuyeux équipages !
« J’ignore, disiez-vous, ce que seront ces pages,
Écrites, comme on cause, au hasard du chemin.
À pied, la pipe au bec, le penn-baz à la main,
Par les halliers les caps, les monts et les prairies,
Je mène le troupeau de mes « Bretonneries »

Tantôt à Saint-Nazaire et tantôt au Faouet,
Tantôt dans un vieux bourg où pleure un vieux rouet
— À moins que ce ne soit mon troupeau qui me mène —
Et la forêt comme la lande est mon domaine ! »
Ô Boivin, ô nomade ami, n’avez-vous,
Dans un de ces vieux bourgs où s’égaraient vos pas,
Rencontré d’aventure une admirable aïeule ?
Elle a nom Angélique Auffret. Elle vit seule.
Vous n’imaginez pas le charme de ses yeux
Tour à tour ingénus, tendres, malicieux,
Mais de cette malice où n’entre aucune haine.
On dirait que la triste expérience humain,
Qui fait parfois si durs les yeux des vieilles gens,
N’a pu que rendre encor les siens plus indulgents.
Sur la dalle de l’âtre, au fond du logis sombre,
Leurs deux gouttes d’eau bleue étincellent dans l’ombre.
Je vais tout droit vers eux, sitôt franchi le seuil.
« Angélique, salut ! — Salut mon fils ! » L’accueil
Est toujours aussi franc, aussi simple, aussi tendre,
Et nous nous comprenons presque sans nous entendre.
Que dirions-nous ? Ce sont ses yeux que je viens voir,
Ses yeux d’aube, restés auroraux dans le soir.
Sous l’arceau délabré de sa cape de veuve,
Ils ont gardé, malgré le temps, malgré l’épreuve,
Je ne sais quoi de virginal et d’enfantin,
La divine fraîcheur de leur premier matin.

Le visage est rugueux ; le teint brouillé d’ictère,
Et, comme pour donner sa mesure à la terre,
Le corps, à chaque pas, se voûte un peu plus : eux,
Dans ce désastre universel, demeurent bleus !…
Ô candide regard de la vieille Angélique !…
Mais n’est-ce pas, Boivin, qu’elle est bien symbolique
De la Bretagne, cette aïeule aux yeux d’enfant ?
Les dieux s’en vont ; le ciel est lourd ; l’air étouffant,
Et, vers les murs d’airain de la Cité future,
L’humanité poursuit sa marche à l’aventure.
Seul, un coin bleu persiste en ces limbes de mort,
Et c’est l’âme d’azur de notre vieille Armor !…


NOCTURNE


 
Laisse tes yeux s’emplir des prestiges nocturnes ;
Attends à ton balcon, gouaché d’un fin croissant,
Que la noire alchimiste ait versé dans leurs urnes,
Goutte à goutte, son élixir phosphorescent.
 
Tu le rapporteras, étincelant et sombre,
Dans la chambre où mes bras t’enlaceront sans bruit
Et je croirai baiser sur tes yeux d’or et d’ombre
Tout le mystère de la Nuit.



LE MANOIR


Mon cœur est un manoir croulant et solitaire,
Un vieux manoir perdu de l’antique Occident.
Entre qui veut ! Le vent, la brume et le mystère
Par ses corridors vont rôdant.

Ils sont chez eux dans ce vieux cœur mélancolique,
Haut et profond et tout tapissé de regrets.
Dans l’ombre, pour ne pas heurter quelque relique,
Leurs pas se font lents et discrets.

 
Mais toi qui viens si tard dans ma vie et qui portes,
Comme une torche d’or, ta jeunesse à la main,
Reste au seuil de mon cœur ; ne franchis pas ses portes :
Sois la passante du chemin.

Sois celle dont on dit : « Je l’eusse aimée » et celle
Qu’on suit d’un long regard songeur, presque attristé,
Puis qu’on oublie et qui pourtant laisse après elle
Comme un sillage de clarté.

C’est assez pour mon cœur. L’ombre peut redescendre :
Le vieux manoir perdu qui n’a plus d’habitants
Gardera jusqu’au soir sur sa face de cendre
Le reflet blond de tes vingt ans.



LE ROSSIGNOL


Toi qui vas, par la grise Armor,
Maudissant l’amour et ses fièvres,
Les violettes de la mort
Fleuriront bientôt sur tes lèvres.
 
Encore une heure, encore un pas,
Et ce sera la bonne halte :
Au fond du soir n’entends-tu pas
Ce chant qui naît, tremble et s’exalte ?


Si pur avec son timbre ancien,
Doux comme un lied, lent comme un thrène,
Le chant du noir musicien
Tantôt plane et tantôt se traîne…

Précurseur des derniers apprêts,
Rossignol des nuits sans aurore,
Qu’on sera bien sous les cyprès
Où tour à tour monte et s’éplore

Ton chant d’extase et de regrets !


LA DERNIÈRE IDYLLE


À J.-E. Poirier.


I am called also : « no more, too late, fare thee well. »
LUI


Qui donc es-tu, toi qui ressembles à ma vie
Et dont les yeux ont l’air de soleils avortés ?
Dans le val de Tristesse où mes pas t’ont suivie,
Tes soupirs et les miens ne se sont pas quittés.

ELLE


Soupirer est mon lot. Si tu veux me connaître,
Demande mon secret aux cœurs irrésolus :
Je suis leur fille. On me nomme : « J’aurais pu être »
Et l’on me nomme aussi : « Trop tard » et « Jamais plus ».


FEUX D’ÉCOBUE


À Maurice Denis.


Quand je mourrai, que ce soit chez vous, ma Bretagne
Que ce soit à l’automne, un soir comme ce soir,
Où vos feux d’écobue étoilent la campagne
Et font d’elle un immense et mystique encensoir !
 

Leur fumée un moment hésite sur la plaine,
Puis se ramasse, oscille et, soudain s’allongeant,
Des tristes Costankous à la blanche Molène,
Effile vers le ciel ses quenouilles d’argent.


De quel nouveau Baal sont-ils la redevance ?
S’évadent-ils sans but à l’horizon vermeil
Ou faut-il voir en eux l’antique survivance
Du culte qu’autrefois vous rendiez au soleil ?

Quand la Tradition, du monde entier proscrite,
Errante, n’avait plus un abri sous les cieux,
Vous aviez conservé pieusement son rite :
L’Occident, grâce à vous, gardait encor des dieux.
 
Mieux que sur un Thabor ou sur un Janicule,
Ils rayonnaient du haut de vos caps. Et voici
Que, sombrant à leur tour au fond du crépuscule,
Nos dieux, nos derniers dieux vont nous quitter aussi !
 
Le geste machinal qui vers eux vous incline
Pour vaincre le destin n’est plus assez fervent
Et bientôt, par la lande à jamais orpheline,
Sur leurs nefs de granit ils cingleront au vent…

Ah ! souffrez qu’oublieux de ces tristes oracles
Je garde jusqu’au bout la foi qui m’a bercé !
Que ce miracle encor s’ajoute à vos miracles,
Ô Bretagne, mystique épouse du Passé !


Je ne veux point vous voir, comme on vous représente,
Prête à vous détourner de son dernier autel,
Mais fidèle à son culte et pâle et frémissante
Pressant sur votre cœur son fantôme immortel.

Et qu’importe s’il n’est qu’une vaine apparence ?
Le songe de vos soirs en serait-il moins beau,
Ce songe où palpitait une obscure souffrance,
Faite de nostalgie et d’effroi du tombeau ?…

Je me suis, comme vous, laissé prendre à son leurre,
Par dégoût du réel tout au rêve épuisant,
Et, captif du Passé, je n’ai pas cru que l’heure
Valût d’être cueillie aux branches du Présent.

Et les jours au pied vif, changeants fils de l’année,
Ont fui. L’été qui meurt fait les soleils plus courts,
Et celle dont les mains filent ma destinée
Avant l’hiver peut-être en suspendra le cours.
 
Je ne me plaindrai pas des rigueurs de la Parque,
Ni du néant des dieux qu’avait créés ma foi,
Si, quand le noir Passeur me prendra dans sa barque,
Un peu de vous, Bretagne, y descend avec moi.


Le mal m’aura doué peut-être dans ma chambre
Et je ne pourrai plus m’accouder devant vous
Au balcon de bois clair d’où j’aimais, en septembre,
Voir monter dans le soir vos feux pâles et doux.

C’est assez que mes yeux vous devinent encore,
Bretagne, et que je puisse, à travers les volets,
Éterniser en eux, au moment de les clore,
Un coin de lande jaune et des rocs violets.



TROP TARD

(SOUVENIR DE LA MOBILISATION)


À André Dumas.


« … La petite ville de Lannion, qui

était encore, il y a un quart de siècle, une ville du moyen âge… Il coula de longues heures à voir, sur les quais, les eaux paresseuses du Léguer caresser mollement les coques noires des cotres et des chasse-marée ; il mena ses premiers jeux dans les rues montueuses, à l’ombre de ces vieilles maisons aux poutres sculptées et peintes en rouge, aux murs que les ardoises revêtent comme d’une cotte d’armes azurée et sombre… »

(Anatole France : la Vie littéraire.)


 
Et voici revenus les jours de mon enfance,
Non point les vaporeux et blonds matins d’antan,
Mais la tragique horreur des jours de la Défense,
Quand de chaque sillon germait un combattant.

Lignards, dragons, marins aux faces basanées,
Sur qui la Marseillaise enflait sa grande voix,
Pêle-mêle gagnant le Rhin par longs convois,
Le hasard me ramène — après combien d’années ! —
Aux lieux où je les vis pour la première fois.
C’est le même décor charmant, à peine étrange,
Tant il est familier à l’œil des citadins,
De pignons cuirassés d’ardoises en losange,
De blés mûrs, de clochers, de mâts et de jardins.
Le même soleil d’août incendiait les seigles :
Rien n’a changé, ni les toits gris, ni les prés verts,
Hormis nous qu’avant l’heure ont blanchis les hivers,
Trop jeunes autrefois pour mourir sous nos aigles
Et trop vieux aujourd’hui pour venger leurs revers.
Le signal que nos yeux guettaient sur les collines
S’est allumé trop tard, quand nous n’étions plus là :
Seule, au gémissement des cités orphelines
Répondait la clameur des hordes d’Attila.
Sous tant d’adversité si notre âme succombe,
C’est qu’à d’autres destins on nous avait promis.
Marqués dès le berceau pour la rouge hécatombe,
Nous étions prêts : pourquoi nous prend-on notre tombe ?
Pourquoi n’est-ce pas nous qui partons, mais nos fils ?
L’âge avait-il donc fait notre bras si débile ?
Terre des vins légers et des âcres houblons,
Des grands papillons noirs cachant les cheveux blonds,

Des longs toits surplombants où, comme une sibylle,
S’érige, l’œil mi-clos, la cigogne immobile,
Alsace, légendaire Alsace du vieux temps
Où le Rhin balançait dans ses eaux smaragdines
Des croupes de tritons et des rires d’ondines,
Cher pays, nous t’aimions toujours comme à vingt ans ;
Vous hantiez nos sommeils, bleus défilés des Vosges,
Cimetières lorrains enfouis sous les sauges,
Doux coteaux mosellans dont Ausone s’éprit
— Hélas ! et vainement offerte à la Revanche,
Notre vie inutile est une page blanche
Où la Mort n’aura rien écrit.


Lannion, 6 août 1914.


  1. « Marguerite Philippe (Marc’harit Phulup), écrivait en 1874 F.-M. Luzel dans ses Gwerziou Breiz-Izel, est ma chanteuse et conteuse ordinaire. Pèlerine par procuration de son état, elle parcourt constamment la Basse-Bretagne en tous sens, pour se rendre (toujours à pied) aux places dévotes les plus en renom. Partout où elle passe, elle écoute, elle s’enquiert et me rapporte fidèlement toutes les chansons, tous les récits divers, toutes les pratiques superstitieuses et les coutumes qu’elle peut recueillir ou observer dans ses voyages. Sa mémoire est prodigieuse, et je n’exagère rien en portant à deux cents environ le nombre des chants de toutes sortes et à cent cinquante le nombre des contes merveilleux et autres qu’elle connaît. Elle demeure au village de Pont-ann-C’hlan, en Pluzunet. « Un tombeau lui a été élevé en 1910 dans le cimetière de cette localité, par les soins de Mme Mosher, et la pièce ci-dessus composée pour l’inauguration du monument.
  2. Pièce lue le 10 août 1912, au cimetière de Penvénan, devant la tombe élevée par les soins d’Anatole Le Braz à sa conteuse préférée.
  3. Héros de Brizeux au chant IV des Bretons
  4. Fragment de la Préface pour ses Bretonneries d’automne.