Poésies d’Antoinette QuarréLamarche ; Ledoyen (p. i-xiii).


PRÉFACE.




Le souffle inspirateur qui fait de l’ame humaine
Un instrument mélodieux,
Dédaigne des palais la pompe souveraine.
Que sont la pourpre et l’or à qui descend à peine
Des palais rayonnans des cieux ?

Il s’abat au hasard sur l’arbre solitaire,
Sur la cabane des pasteurs,
Sous le chaume indigent des pauvres de la terre,
Et couve en souriant un glorieux mystère
Dans un berceau mouillé de pleurs.

Lamartine à Reboul (Harmonies).

Ces beaux vers, inspirés par ceux d’un ouvrier à un autre poète que la Bourgogne comptera parmi ses plus illustres enfans, ne sont plus à l’adresse d’un seul homme. Ils devaient promptement trouver d’autres applications dans le mouvement poétique qui s’opère au sein de la France actuelle. C’est une chose remarquable, en effet, que ces apparitions soudaines de la poésie parmi les classes ouvrières d’une nation qui, prise en masse, a toujours passé pour avoir la tête fort peu poétique. La France, disent les étrangers, n’a jamais eu ni romances héroïques, ni ballades, ni chants populaires ; elle a laissé périr ses plus beaux poèmes de chevalerie, ses contes, ses traditions, ses légendes merveilleuses ; quelques couplets bouffons ou satyriques composent toute sa littérature populaire, et ses poètes n’ont jamais trouvé dans la rue ni auditeurs ni chanteurs. Ils n’ont pas tout-à-fait tort, ces étrangers, quand ils récitent les romances du Cid ou les chants du Border, de mépriser Malbrough, le Roi Dagobert ou Madame Denys ; mais s’ils avaient vu comme moi, après les journées de juillet, un pauvre rhapsode déclamer dans les rues de Paris le poème de Napoléon en Égypte, et la foule attentive, émue, frémissante, entraînée au désert avec Bonaparte et le drapeau tricolore, ces étrangers auraient appris que cinquante années de victoires ou de révolutions gigantesques n’ont pu s’accomplir en France sans nous monter au cerveau, et sans renouveler, comme tout le reste, l’imagination nationale.

À Dieu ne plaise que nous mêlions, le lecteur et moi, la politique aux gracieuses poésies d’une jeune femme. Simple observateur d’une révolution littéraire, j’expose sous cet unique point de vue les causes qui l’ont amenée, comme j’examinerai, sans m’attaquer aux passions qu’elles respirent quelquefois, le caractère artistique des œuvres qu’elle a produites.

La France peut tout, est propre à tout. Quand elle eut à se défendre contre l’Europe entière, c’est du sein du peuple, du sein des classes ouvrières ou de la petite bourgeoisie qu’elle fit jaillir dans toutes les directions, comme un arsenal en feu qui lance de toutes parts ses bombes et ses fusées, cette foule de capitaines, de législateurs, de savans, d’hommes d’état, qu’elle ignorait la veille et qui, la plupart, s’ignoraient eux mêmes. Ce fut là une prodigieuse poésie, toute en action, et telle qu’aucun peuple ne l’avait même rêvée depuis les temps de Salamine et d’Alexandre. Nos jours épiques sont passés, mais

Nous avons tous grandi sur le seuil de la tente,
Condamnés à la paix, aiglons bannis des cieux[1].

L’éveil ne nous est pas moins donné ! La génération présente, à défaut de l’action, se tourne vers la pensée ; et les bienfaits de l’éducation, gagnant de proche en proche, mettent dans la bouche et aux doigts du plus simple ouvrier tous les moyens de répondre à l’appel du génie. Notre poésie, cette fière patricienne venue de Rome ou d’Athènes, autrefois si dédaigneuse du peuple, obéit comme nous tous à l’irrésistible mouvement qui nous emporte vers la démocratie. Ainsi, le boulanger de Nîmes a déjà trouvé parmi ses égaux de dignes émules ; et quand notre éternelle rivale en tous genres, l’Angleterre, avec son orgueil accoutumé, nous vantera ses poètes soldats, cordonniers ou valets de charrue, Agen et Dijon pourront aussi lui opposer, au nom de la France, des gloires qui se sont faites, l’aiguille ou le peigne à la main.

J’ai nommé Dijon avec la confiance qu’aucun lecteur de ce volume ne m’accusera d’exagération. Quelques-unes des poésies de Mlle Antoinette Quarré, déjà répandues dans le public, ont excité le plus vif étonnement. Elles ont obtenu à Paris, comme dans notre province, les suffrages les plus distingués. L’Académie française s’en est occupée en 1840, au sujet du prix fondé par le comte de Maillé, et la lyre de Lamartine a fait résonner dans la France entière le nom de la jeune lingère de Dijon. Son talent, qui se révélait tout-à coup si pur, si gracieux, dans une position si ingrate, trouva même des incrédules. C’était un autre genre d’éloge, moins agréable sans doute, mais non moins démonstratif. Nous espérons que la publication de ce recueil détruira les dernières préventions qui pourraient encore exister. Quelques-unes des compositions qu’il renferme portent d’ailleurs un cachet tellement féminin, tellement personnel, qu’il est impossible à tout homme de goût de s’y méprendre. Je citerai pour exemple la pièce qui a pour titre : Un Fils, l’une des premières et la plus parfaite peut-être des poésies de Mlle Quarré, pièce que signerait, sans hésiter, le plus distingué de nos poètes.

Qu’une ouvrière reçoive en naissant des facultés poétiques plus ou moins élevées, ce n’est point un grand sujet d’étonnement. Le souffle inspirateur, répéterai-je, ne connaît point les distinctions sociales ; mais la chose admirable, c’est l’élégance, c’est la pureté, c’est l’harmonie et la noblesse naturelles de cette poésie qui, sans éducation première, couvait dans une boutique obscure et sous l’unique influence de l’astre voulu par Boileau. Cette influence se fit sentir dès les premières années de cette enfant. À l’âge de trois ans elle savait lire. L’un des premiers livres qu’on lui fit épeler était une vieille tragédie de Zaïre. Bientôt la mystérieuse cadence des vers et le retour combiné des mêmes sons frappèrent sa jeune oreille et l’enchantèrent. Un instinct naturel lui faisait chercher des vers dans tous les volumes qui tombaient sous sa main, et répéter de sa voix enfantine les rimes que gardait sa mémoire. Dans son voisinage habitait une famille bonne et éclairée[2], où l’on élevait un fils et deux petites filles à peu près du même âge que Mlle Quarré. Accueillie avec bonté dans cette maison respectable, aimée de ces enfans comme une sœur, elle devint la compagne inséparable de leurs jeux d’abord, puis de leurs études, et participa pendant quelque temps aux bienfaits de l’éducation qui leur était donnée. Mais ce bonheur dura peu. L’inflexible nécessité lui ravit bientôt des loisirs aussi doux que profitables : il fallut songer au travail et commencer une nouvelle existence. Mais l’instinct poétique qui sommeillait dans son ame se réveilla tout-à-coup, quand les Méditations de Lamartine tombèrent entre ses mains. Elle se prit de passion pour une lecture à laquelle se rattachent encore aujourd’hui tous les tristes et doux souvenirs de sa première jeunesse. Elle éprouva le besoin de parler à son tour cette langue mélodieuse qui semblait avoir des secrets pour calmer ses souffrances, et les rimes, naissant d’elles-mêmes, tombèrent de ses lèvres sans effort et presque à son insu. Quelques petites pièces ainsi composées furent montrées à une personne qui s’occupe d’études littéraires. Singulièrement étonnée d’y trouver, d’une part, l’ignorance presque absolue des règles de notre versification, et de l’autre, une charmante pureté de style, un sentiment inné des coupes lyriques et de l’harmonie qui embellissaient déjà des pensées également remarquables, cette personne offrit ses conseils qui furent acceptés avec la plus vive émotion. Telle fut dès-lors, et telle a toujours été depuis, l’unique part qu’elle ait prise aux poésies et aux Nouvelles[3] de Mlle Quarré.

Plusieurs de ces compositions décèlent une lecture étendue et prouvent que c’est autant par choix que par la disposition naturelle de son talent, que l’auteur s’est rangé sous la bannière classique. Chose singulière que tel soit le caractère dominant des vers du peuple, et qu’à une époque de témérité et de dévergondage littéraires, ce soient nos ouvriers qui rappellent, par leur exemple, nos poètes de salon aux sévères convenances de Racine et de Boileau ! Je ne prononce point ici entre les deux écoles : c’est une question usée, et dont je me suis, d’ailleurs, occupé dans une étude spéciale. Après y avoir démontré l’insuffisance des définitions qui m’étaient connues, j’essayais à mon tour d’expliquer ce qui constitue les deux genres, et je me résumais en disant que le romantisme prétend au vrai, quel qu’il soit, et le classique au choix du beau dans le vrai. Cela posé, n’est-ce pas un contraste frappant que celui de notre littérature lettrée, descendant, pour courir après le vrai, quand même, tous les degrés imaginables du laid, avec la littérature du peuple, s’élevant au contraire généralement vers le classique et le beau ? Antagonisme étrange qui s’est produit jusque sur la scène, où la tragédie, qu’avaient laissé mourir nos académies et nos écoles de déclamation, s’est vue tout-à-coup ressuscitée par une enfant des rues.

Dans cette opposition, je ne craindrai point de blâmer les deux partis, car l’une et l’autre littératures dérogent à leur caractère, manquent à leur vocation. L’essence de la poésie populaire est particulièrement le vrai. Ce qu’on attend d’elle, c’est franchise, hardiesse, originalité. Sans doute avec ces seules qualités, elle n’atteindra pas à la perfection ; elle sera souvent triviale, grossière, repoussante ; mais son caractère d’indépendance et de vérité lui fera pardonner bien des écarts. Que si, par malheur, elle se préoccupe trop du beau, la conscience de sa faiblesse en matière d’éducation et de goût comprime son essor, la rend timide et la livre à l’esprit d’imitation, le pire des défauts par lui-même d’abord, et en second lieu par la monotonie qui en est la suite presque inévitable aujourd’hui. Tel est le double reproche que j’adresserai à la plupart de nos Muses ouvrières. Elles sont trop sages, trop disciplinées, trop fidèles à suivre les traces du maître qu’elles se sont choisi. La monotonie qui en résulte ne tient pas toujours à la pauvreté de la pensée ou à l’étroitesse de leur horizon intellectuel ; elle a quelquefois d’autres causes. Une permanente : la prédilection que toute poésie ignorante et naïve, comme celle du peuple, a naturellement pour les genres à courte haleine, où l’on parle à volonté de soi, et qui peuvent, en conséquence, se passer de toute connaissance acquise, comme le genre lyrique et l’élégie. L’autre cause, heureusement passagère, est la vogue que les grands hommes du jour ont particulièrement donnée à cette poésie toute personnelle, qu’une appréciation malveillante peut-être, mais juste au fond, a nommée la poésie égoïste. Les maîtres, avec tous les prestiges du style et les ressources qu’ils doivent souvent à l’instruction la plus variée, n’échappent pas toujours au danger de parler continuellement de soi. Que sera-ce d’un amoureux, d’un rêveur, d’un misanthrope sans souvenirs, sans lectures, sans voyages, dont la lyre n’aura qu’une corde, quelque harmonieuse qu’elle soit ?

Au résumé, si l’on excepte Jasmin, que son cher patois place dans des conditions d’originalité toute particulière, je vois grandir en France des ouvriers poètes, plutôt qu’une poésie d’ouvriers, cette poésie franche, énergique, née d’elle-même, chantant les travaux, les joies, les peines et les espérances du toit qui sera son berceau, reconnaissable, enfin, à ses moindres accens, comme la chanson du Klephte ou de l’oiseau dans les bois. Son tour viendra, je n’en doute point. Dans le volume de Lebreton, entre autres, une série de pièces dessinent déjà le poème du Prolétaire ; mais il leur manque cette verve ardente, indomptée, créatrice, qui coule son vers comme du bronze en fusion. Le véritable précurseur de cette poésie, ce n’est point un ouvrier, dirai-je encore : c’est l’audacieux auteur de la Popularité et de la Curée.

Pour revenir à Mlle Quarré, cette monotonie, cet esprit d’imitation que j’ai reproché à la plupart de nos Muses d’atelier, la jeune lingère de Dijon a précisément le rare mérite de les avoir évités. Qu’on parcoure ce volume ; que l’on passe de l’ardente et fière élégie qui pleure Hégésippe Moreau à ce Bouquet plein de grace inspiré par de simples fleurs des champs ; qu’on suive l’auteur du tombeau de la Princesse Marie à celui de Napoléon, ou de l’Ode au Christ à l’Invocation, si riche d’harmonie, qui ouvre le deuxième livre ; qu’enfin Mlle Quarré adresse à Lamartine une réponse digne de lui, qu’elle chante soit un Caprice amoureux, soit ce Pardon si dramatique et si imprévu d’une infidèle ; son talent nous charmera par la variété non moins que par l’élégance et l’éclat de ses vers.

Cependant quelle sera la fortune de ce livre ? Fixera-t-il la place de l’auteur parmi les renommées contemporaines ? Lui viendra-t-il en aide dans cette lutte qu’elle soutient courageusement contre les nécessités de chaque jour ? Je l’ignore : habent sua fata libelli. Mlle Quarré habite la province ; elle ne peut rien pour les dispensateurs de la publicité et des succès littéraires ; elle se présente avec l’unique appui de ses premières poésies et de quelques amis généreux dont sa reconnaissance se plaît à répéter ici les noms : M. le comte d’Audiffred, receveur général ; M. Busset, Mme de Chambure. Je puis témoigner également de sa profonde gratitude pour l’intérêt que lui a montré le premier magistrat du département, M. Nau de Champlouis, et pour l’honorable délibération qu’a prise, à son sujet, l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon[4]. Cette Société, qui a jeté tant d’éclat sur le nom de cette ville, lui rendait un nouveau service ; car Dijon, avec une population de troisième ordre, sans mouvement commercial et sans industrie, doit presque toute son importance à sa réputation littéraire. Cet unique prestige la soutient au rang des principales villes de France, et lui conserve ces beaux établissemens scientifiques que lui envient des cités plus riches et plus populeuses. Toulouse, dans une situation absolument pareille, s’est maintenue par l’amour des sciences et des lettres au niveau de ses colossales voisines, Marseille et Bordeaux, et a conservé, malgré leur population et leurs richesses, le titre de capitale du Midi. Une noble émulation s’est, d’ailleurs, emparée de toutes nos cités ; c’est entre elles à qui soutiendra avec amour son ancienne renommée, à qui élèvera des statues à ses grands hommes, ou déploiera en faveur d’une réputation naissante son patriotisme officiel. Agen a présenté son brillant coiffeur à Toulouse, à Bordeaux, à la France entière. Brest, cette ville de canons et de vaisseaux, a couvert son jeune Hippolyte Violeau de récompenses et de couronnes. Rouen, la mère du grand Corneille, s’est acheté une seconde bibliothèque, uniquement pour faire à Lebreton une position digne d’elle et de lui. C’est ainsi que les villes prennent une part légitime aux gloires qui se produisent dans leur sein, qu’elles se préparent des illustrations nouvelles et acquièrent de magnifiques surnoms, comme celui d’Athènes de la Bourgogne que Dijon méritait au siècle dernier, quand son administration et ses premiers citoyens rivalisaient ensemble pour fonder ses colléges, doter son Académie et encourager tous les talens.


Roget de Belloguet.

NOTA. Au moment de mettre sous presse, j’apprends que plusieurs poésies de Mlle Quarré ont déjà obtenu l’honneur d’une traduction en langue étrangère. M. Fischbach, juge de paix de la Prusse rhénane, a traduit, dans les journaux allemands, les pièces venues à sa connaissance, et se propose, m’a-t-on dit, de compléter ce travail.

  1. V. Hugo, première Ode à la Colonne.
  2. La famille Étienne Détourbet.
  3. Ces Nouvelles ont paru successivement dans le Journal des Demoiselles, sous les titres de Médavy Bras-de-Fer, Humbeline (la sœur de Saint Bernard), Emma et Marguerite, etc.
  4. La ville de Dijon vient d’accorder à Mlle Quarré la même marque d’estime pour son talent.