Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - Robert Browning

Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - Robert Browning
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 627-653).

POETES


ET ROMANCIERS MODERNES


DE LA GRANDE-BRETAGNE.




IX.

ROBERT BROWNING.

Paracelsus, 1835 ; — Sordello, 1840 ; — Bells and Pomegranates, 1841-1846.




La critique anglaise applique parfois à la poésie des formules et des raisonnemens tout-à-fait propres à effaroucher les muses : elle s’est, par exemple, demandé compte un beau matin, du discrédit où les poètes étaient tombés après avoir, durant les vingt-cinq premières années de ce siècle, joui d’une vogue et d’une popularité sans exemple. Cette révolution imprévue a été discutée tout aussi sérieusement et à peu de chose près de même qu’aurait pu l’être une crise tout à coup survenue dans le trafic des cotons ou des fers, « De 1800 à 1825, lisions-nous, il y a douze ans déjà, dans la Revue d’Édimbourg, il y avait pour la poésie des consommateurs en grand nombre et pleins d’ardeur. La demande excédait l’offre : la production était stimulée par un placement presque certain ; car, bonne ou médiocre, toute poésie s’écoulait. Depuis la mort de Byron, cette branche du commerce national n’a fait que décroître : elle est frappée maintenant d’une déplorable stérilité. Vainement le marché s’encombre, et les vers sont au rabais. Les transactions sont de plus en plus rares, les acheteurs de plus en plus froids. A qui la faute ? »

La faute n’en est probablement à personne. Il y a dans la vie des peuples, comme dans celle des individus, un concours de circonstances qui les rendent plus ou moins sensibles à telle ou telle excitation de l’intelligence. La France, par exemple, tant que les événemens politiques ont eu quelque grandeur, n’a pas quitté du regard, d’abord les clubs tumultueux, puis les frontières toujours plus lointaines ; l’éloquence révolutionnaire, les fanfares impériales, fumaient nos oreilles à toute pacifique harmonie. C’est à grand’peine que M. de Chateaubriand ou Mme de Staël triomphaient parfois de cette indifférence profonde que l’on témoignait pour les enseignemens ou les plaisirs littéraires. A la même époque, la Grande-Bretagne, — bien que profondément et sérieusement engagée dans les conflits européens, — devait à sa tranquillité intérieure un progrès très marqué, un élan très vif vers les nobles délassemens de l’esprit. C’est une chose merveilleuse à lire que les grandes revues anglaises pendant les premières années du XIXe siècle. En 1803, tandis que l’invasion menaçante semble devoir ne laisser place à d’autres soucis que ceux de la prise d’armes nationale, les Aristarques d’Édimbourg débattent à loisir le mérite des poèmes de Delille, comparent l’Amadis de Gaule de Southey à l’Amadis de Gaule de Stewart Rose, étudient la prose capricieuse de Lichtenberg et discutent la biographie de Chaucer par William Godwin. De l’Europe en feu, de la France triomphante et de son altier capitaine, à peine en est-il question, çà et là, incidemment, lorsqu’il faut contredire quelques-uns des plus grossiers mensonges inventés contre nous par la presse tory. Plus tard, et en présence d’événemens qui bouleversent le monde, vous retrouvez la même indifférence pour les agitations extérieures. En 1814, s’ils daignent jeter les yeux de l’autre côté du détroit, ces fiers insulaires n’y voient d’intéressant que la correspondance littéraire et philosophique de Grimm et de Diderot. — Qui donc alors, si ce n’est un reviewer anglais, pouvait s’occuper de Diderot et de Grimm ? — En Angleterre même, leurs grandes affaires étaient le Corsaire et la Fiancée d’Abydos, ou bien encore le Clair de lune, la Fille du Doge, Ariadne, chefs-d’œuvre oubliés de lord Thurlow. Cette apathie politique du peuple anglais, ce calme des esprits, cette attention profonde accordée aux poètes dans ce coin du monde, à l’heure même où Wellington et Castlereagh faisaient prévaloir l’intérêt britannique dans les grandes assemblées de la diplomatie européenne, forment, à notre avis, un contraste imposant et curieux.

C’en est un encore, en sens inverse, que le déclin de l’influence poétique dix ans plus tard, alors que la paix règne partout, que les événemens s’apaisent, que la vie politique est nulle et se révèle à peine, de temps à.autre, par quelques commérages parlementaires. Ne semble-t-il pas que l’heure est alors favorable pour scander les strophes harmonieuses, et se livrer à tous les rêves de l’imagination ? Platon lui-même ne s’humaniserait-il pas en ce moment pour cette « chose légère, volage, sacrée, » qu’on appelle un poète ? N’est-il pas permis, lorsque l’état, est prospère, les lois obéies, l’armée au repos, de se laisser entraîner par cet aimant victorieux et divin, derrière lequel se forme la chaîne oblique « des danseurs, des chanteurs, des choristes, qui secondent les séductions de la Muse ? » Mais, que voulez-vous ? depuis vingt-cinq ans, on se tait, on écoute, on admire, et peut-on admirer, écouter, se taire éternellement ? Après l’enthousiasme, la satiété, la satiété même injuste. Puis, l’admiration est-elle encore possible, lorsque, Walter Scott détrôné, Byron mort, les lakistes devenus vieux, il ne reste plus dans le ciel poétique que les astres secondaires, stella minores, beaux-esprits brillans et bien doués sans doute, mais sans excellence, sans originalité, sans génie : Rogers, Campbell, Barry Cornwall, Milman, et tant d’autres ?

Cependant, si la poésie moderne avait eu un caractère plus précis, et si ses progrès avaient été du même ordre que ceux de la science, elle n’eût pas été sujette à ce triste retour. Par malheur, elle suivait une tendance directement opposée à la marche des esprits. Plus ceux-ci devenaient positifs et sérieux, plus ils se montraient épris de la vérité sous toutes ses formes, et plus il semblait que les poètes eussent à cœur de méconnaître cette vérité, de la remplacer par leurs caprices arbitraires, de substituer la violence, l’exagération, l’enivrement individuel et capricieux, aux lumineuses et sereines inspirations de la raison universelle. Tandis que les mœurs se calmaient, s’épuraient, les poètes faisaient appel aux emportemens furieux de la passion, aux excitations des sens. Le niveau des intelligences s’élevait rapidement : ils semblaient prendre à tâche de méconnaître ce glorieux phénomène et de s’abaisser, par l’abus des images matérielles, par l’énergie triviale du langage, par le mépris de toute grace et de tout raffinement, au niveau de leurs plus incultes et de leurs plus grossiers lecteurs. Leur incontestable talent ne servait qu’à évoquer des fantômes auxquels, pour quelques instans, ils savaient prêter l’éclat, le mouvement, la vie, mais dont l’illusoire splendeur s’éteignait, comme celle d’un rêve, aux premiers rayons du jour, au premier éveil de la réflexion. La nouveauté paradoxale de ces créations fantastiques excitait un facile enthousiasme, mais ne supportait pas l’examen. Ainsi s’explique leur vogue immense et le prompt soubresaut de l’opinion, lorsqu’elle s’est rendu compte des Prestiges qui l’avaient égarée.

Dans la préface d’un drame remarquable, écrit en vue d’une réaction décisive, et par un poète qui s’est conquis un rang distingué dans le mouvement actuel de la poésie anglaise[1], nous trouvons un jugement sévère sur ces monarques littéraires si brusquement découronnés.


« Ce qui les caractérise, c’est une fervente sensibilité, une grande prodigalité d’images, la vigueur et la beauté du style, la facilité, l’adresse de la versification, le talent de lui communiquer, par un rhythme accentué fortement, cette espèce de mélodie qui caresse le mieux l’oreille inexpérimentée. On trouve chez eux ce que la poésie a de plus attrayant : chaleur intérieure, ornementation brillante ; et si l’admiration qu’ils excitaient n’avait pas eu pour résultat de rendre le public indifférent à des qualités plus hautes, plus sérieuses et plus variées, on n’aurait pu, sans injustice, la juger excessive ; mais en s’abandonnant ainsi, sans aucun frein, à une poésie exclusivement voluptueuse, n’en était-on pas venu à méconnaître ce qu’il y a d’intellectuel et d’immortel dans cet art sublime ? J’avoue que telle est ma pensée, et j’aurais peine à croire que le goût public n’ait dû subir une fâcheuse altération, lorsque les chefs-d’œuvre du passé se sont trouvés tout à coup sans lecteurs. Nous y revenons aujourd’hui ; mais il a fallu vingt-cinq ans pour nous rendre ce culte proscrit… »


M. Taylor poursuit en signalant les plus essentiels défauts des poètes modernes. Il leur reproche l’abus des images, l’absence d’observation et de sagesse expérimentale. Au lieu d’étudier la vie, ils planent dans des régions inhabitées qu’ils peuplent de leur orgueil insatiable, de leur personnalité ambitieuse. Tout ce qui est simple, vrai, raisonnable, leur demeure étranger. Entre leurs mains, la poésie n’agit plus guère que sur l’imagination et sur les sens, « Le langage même qu’ils parlent est en désaccord absolu avec les conditions morales où l’homme doit être placé pour faire usage de son libre entendement. Les réalités de la nature et ce qu’elles suggèrent d’idées justes, mêlées à cet impétueux courant de sentimens exaltés et de tableaux surchargés de couleurs, choqueraient par leur froideur inopportune… Ces fantaisies ailées ne peuvent prendre pied sur la terre où nous marchons, ni respirer l’air qui fait vivre le commun des hommes. »

Il est naturel que toute émotion factice se dissipe promptement, que tout prestige dure peu. Lord Byron, avant d’avoir parcouru sa courte et orageuse carrière, était en quelque sorte las de lui-même, et ses succès, — pour lesquels il n’est pas certain qu’il ne méprisât point ses lecteurs, — lui avaient laissé une sorte de remords. Lord Byron cependant, s’il n’était pas un philosophe accompli, possédait à plus forte dose que beaucoup de ses successeurs les plus précieuses et les plus solides qualités de l’intelligence. Jamais sa logique ne lui fait absolument défaut ; jamais il ne se laisse aller à ces aberrations fantastiques, qui trahissent à la fois l’ignorance profonde et la vanité sans remède de ses imitateurs les plus heureux. Sa misanthropie était plutôt une affectation qu’une faiblesse, une infirmité réelle ; elle lui laissait une vive sympathie pour les hommes en général, et pour les idées qui font la force et la gloire des sociétés modernes. Ce talent, auquel, pour être complet, manquaient seulement des bases solides et une critique moins indulgente, aurait pu mûrir avec les années, et se transformer en s’élevant à des hauteurs qu’il n’a point touchées ; tel qu’une mort prématurée l’a laissé, il a exercé une fatale influence sur la poésie contemporaine. Byron seul, il est vrai, n’avait pas fait tout le mal, et M. Taylor signale un autre brillant corrupteur du goût public


« Imagination plus puissante et plus expansive, Shelley était inférieur à Byron par l’absence de ces qualités pratiques, de cette habileté littéraire, sans lesquelles, — n’en déplaise aux partisans de l’inspiration pure, — il ne peut guère exister, surtout à notre époque, de poésie achevée… Trahi par le désir de perfectionner les moindres détails, de donner à chaque vers isolé une valeur indépendante, à chaque mot une puissance, une splendeur particulières, Shelley s’efforçait d’ailleurs d’ôter toute réalité aux phénomènes naturels dont il se constituait le peintre, et de nous les montrer tels que jamais nos organes visuels ne les ont embrassés. Il écrivait ou semblait écrire d’après ce principe, que nul sujet ne saurait se prêter à la poésie, si, décomposé au préalable, déclassé, isolé de ses rapports ordinaires, enlevé à son ordre naturel, il n’arrivait devant le lecteur à l’état de vision et de chimère. Tout poète, à son gré, devrait être un voyant extatique, un fascinateur éblouissant… De là ces vers qui produisent sur l’imagination l’effet d’une liqueur enivrante, mais ne laissent après eux ni un souvenir distinct, ni une impression profonde. Contemplez dans tout son éclat, sur la fin d’un jour d’été, l’horizon embrasé par les derniers feux du soleil, ou lisez une de ces vagues et rayonnantes conceptions, l’enseignement et le profit seront les mêmes. Dès que vous fermez le livre, dès que l’astre a disparu, le prestige cesse, les fantômes s’effacent : l’impression produite sur la mémoire survit à peine à l’impression produite sur les sens.


En somme, les principaux griefs de la critique et de l’opinion contre une école poétique dont le succès fut immense, et dont on commence à scruter les productions avec une sévérité inattendue, ces griefs, vivement formulés par M. Taylor, peuvent se résumer ainsi : peu de philosophie, peu de vérité ; une exaltation factice ; une grande richesse de formes servant à déguiser la pauvreté, la puérilité des sujets ; nulle observation, nulle connaissance des hommes. Le talent employé à éblouir, à séduire, et non à faire prévaloir des idées justes, à communiquer la lumière d’une haute expérience, c’est là ce que reprochent à Byron, à Shelley, des successeurs moins illustres. N’y aurait-il pas dans ces jugemens sévères quelques leçons dont, chez nous, on peut déjà comprendre la portée ? N’est-il pas curieux de voir se produire, chez nos voisins comme chez nous, la réaction du bon sens outragé, de la raison méconnue, contre les triomphes passagers de l’imagination déréglée, du faux goût érigé en système ?

En essayant d’apprécier Alfred Tennyson, nous avons indiqué pour ainsi dire le premier symptôme de cette rébellion, le début de la nouvelle génération poétique[2]. Cette génération cherche l’originalité dans le simple, elle n’admet que les idées les plus naturelles, et ne les veut relever que par les délicatesses du style. Par malheur, nous l’avons fait pressentir, Tennyson, à peu près nul comme inventeur, n’est artiste remarquable que par l’exquise élégance de son style. Il communique bien ainsi, par le choix, l’harmonie et la couleur des mots, une sorte de nouveauté aux idées les plus triviales, mais cette originalité spéciale ne lui appartient même pas tout entière. Il n’a pas découvert dans les entrailles du globe un métal inconnu. Fondeur habile, de plusieurs alliages anciens il a formé une composition nouvelle qui charme les connaisseurs par ses reflets et sa sonorité particulière. Quelquefois son style rappelle Wordsworth, quelquefois Leigh Hunt ou Charles Lamb, plus souvent Keats, et non-seulement Keats, mais les anciens rimeurs dont celui-ci avait été l’écho, Ben-Jonson et Spenser par exemple, ou bien encore Herrick et l’école métaphysique, et même, en quelques endroits, comme un involontaire hommage, lord Byron, tout détrôné qu’il est. Tel est ce talent, nous n’oserions dire ce génie.

En 1835, c’est-à-dire cinq ans après que le succès de Tennyson eut attesté, chez le public anglais, la renaissance du goût poétique, deux nouveaux candidats firent appel à ce sentiment régénéré. L’un était Henri Taylor, dont nous venons d’indiquer les opinions et les doctrines ; l’autre, Robert Browning, que nous voudrions aujourd’hui faire connaître.

Tous deux débutèrent par un drame, et tous deux par un drame conçu avec des idées et des proportions qui lui fermaient la scène. On a élevé, nous le savons, contre cet ordre de productions, des objections fort spécieuses. On l’a considéré comme un monstre hybride qui, créé pour ainsi dire à deux fins, ne saurait suffire ni à l’une ni à l’autre. Si vous voulez écrire un drame, pourquoi vous priver de la concision, de l’enchaînement logique, de l’intérêt puissant que cette forme possède lorsqu’elle se produit avec toutes ses conditions d’existence, la vitalité scénique, le prestige de la déclamation, des costumes et du décor ? Si c’est un poème, pourquoi vous charger d’entraves inutiles, pourquoi vous assujettir à ces divisions appropriées aux besoins du théâtre, à l’attention distraite du spectateur ? Pourquoi renoncer à l’intervention directe du poète, qui, parlant en son nom, a toute liberté de conter et de décrire, tandis que les personnages fictifs n’ont, à cet égard, que des droits fort limités par la vraisemblance ? « La poésie dramatique, a dit Bacon, est comme l’histoire réduite en tableaux, — veluti historia spectabilis. » Qu’est-ce qu’un drame composé pour des lecteurs ? — À ces vigoureux argumens ne répondrait-on pas, au besoin, par des raisons équivalentes, et aussi par des précédens incontestables ? Ne peut-on alléguer, par exemple, que les conceptions scéniques se refusent obstinément à montrer dans toute leur pompe, dans toute leur énergie, dans toute leur originalité, certains spectacles, certains faits essentiellement dramatiques ? Ne peut-on supposer telle ou telle passion dont tout l’art du monde ne déguiserait pas l’horreur à mille auditeurs réunis dans un théâtre, et qui, sans doute, y soulèverait une tempête de réprobation, tandis que chacun de ces méticuleux spectateurs, rentré chez lui, seul à seul avec un drame écrit, en subira sans révolte la terrible influence ? Serait-il trop hardi d’affirmer que, dans l’état actuel de notre civilisation, il existe deux publics très distincts : l’un, celui des théâtres, en garde contre toute innovation essentielle et dérouté par les moindres témérités ; l’autre, en revanche, celui des salons et des bibliothèques, auquel le vaudeville, le drame de tous les jours, ne procurent aucune émotion ? S’il en est ainsi, trouvez bon que, pour ce dernier public, le poète invente des plaisirs plus raffinés, plus composites, exigeant un autre degré d’instruction, un jugement plus libre, une attention plus intense. On a plus d’une fois tenté cette épreuve ; on a réussi. Que répondre à ce simple fait ?

Le Paracelsus de Browning est évidemment destiné à ces lecteurs d’élite ; encore exige-t-il d’eux une abnégation particulière et un plus complet abandon de tout ce qui constitue la curiosité dramatique. Ce drame, en effet, qui remplit un volume, n’a guère qu’un acteur, en ce sens du moins que le très petit nombre de personnages inventés pour donner la réplique à ce héros solitaire n’ont aucune importance et ne détournent en rien l’attention qu’il commande. Cette attention n’a guère qu’un mobile, toujours le même. Nous assistons aux angoisses d’un homme, ou plutôt d’un être abstrait, qui aspire d’abord après la science, puis, désabusé d’elle, après l’amour, et, faute d’avoir à temps combiné ces deux grands principes de la force humaine, meurt sans avoir réalisé le vaste dessein d’éclairer et d’affranchir ses semblables.

Cette donnée admise, pourquoi le poète a-t-il choisi Paracelse ? Pourquoi exalter aux proportions d’un philosophe régénérateur du monde ce médecin vagabond, ce chimiste aventureux dont l’archœum magnum, union symbolique de trois principes, est relégué depuis long-temps parmi les inventions les plus contestables de la philosophie mystique ? Un poète moins décidé à faire abstraction complète de la réalité eût reculé devant les vulgarités de cette vie, qui fut celle d’un charlatan plutôt que celle d’un penseur et d’un philanthrope sublime. Paracelse, avec sa tunique rouge, son épée Azoth dans le pommeau de laquelle il cachait un démon familier, son ivrognerie bien constatée, ses fanfaronnades, ses dérèglemens, résiste, ce semble, à l’idéalisation. Tout autre philosophe de la même époque, — Giordano Bruno, par exemple, Campanella, Jean Reuchlin ou Agrippa de Nettersheim, — se prêtait mieux à la singulière combinaison de Browning. Leur préférer un homme que le martyre a épargné, qui, après avoir capté l’admiration de la foule par de véritables tours de passe-passe, a mérité qu’elle désertât la chaire où il montait la tête alourdie par le vin, c’est affecter tout d’abord, ce nous semble, un trop complet dédain pour l’histoire ; c’est tenir trop peu de compte de ce que chacun sait, de ce que l’on sait soi-même, et se priver ainsi de la confiance qu’inspirent au lecteur un choix bien fait, une conception saine, une vue nette et claire du sujet que l’on veut traiter.

A part ce défaut capital, et en ne tenant compte du récit que comme d’un mythe à plaisir inventé, le personnage de Paracelse, moins sympathique, moins vrai que celui de Faust, est une création assez imposante. L’enthousiasme, le dédain, les anxiétés du doute, les joies de la certitude, le sentiment de la puissance intellectuelle, le désespoir qu’un grand esprit doit ressentir quand il se reconnaît au-dessous de la haute mission qu’il s’était donnée, voilà les péripéties de ce monodrame singulier, ses élémens de variété, ses moyens de soutenir l’intérêt. Or, il n’appartient qu’à un vrai talent de dissimuler le défaut complet d’action, l’uniformité du thème, l’inévitable langueur de ces divagations égoïstes. Paracelse, traitant avec toute la rigueur didactique du professorat les sujets les plus ardus de la métaphysique, ne se fait pardonner l’aridité de ses définitions que par une extrême vigueur de style, et en multipliant les plus riches nuances sur la trame de ses interminables raisonnemens. Souvent même cette verve d’argumentation s’élève à une véritable éloquence, comme dans le discours que tient Paracelse à son confident Festus et à Michal, la fiancée de cet ami dévoué, lorsqu’ils veulent le dissuader de quitter Wurtzbourg. Tous deux l’ont accusé de mépriser le passé, de trop compter sur lui-même et sur sa force isolée de tout enseignement

Je comprends vos tendres craintes ; mais ce n’est point à la légère que j’ai cessé de croire à ces trésors si haut prisés par vous, aux travaux, aux préceptes de l’antique sagesse. La vérité est en nous. Quoi que vous en puissiez croire, elle ne nous vient pas du dehors ; il est un centre dans chacun de nous où elle séjourne splendide et complète. Notre chair grossière enserre de murailles massives et redoublées cette perception sincère et parfaite qui est le vrai. L’erreur est le résultat de ces liens de la matière qui la surchargent et l’aveuglent ; savoir consiste plutôt à dégager, en lui ménageant une issue, cette lumière emprisonnée qu’à donner accès aux prétendues clartés du dehors. Guettez de près la démonstration, la naissance d’une vérité : vous remonterez aisément à cette source intime où se cache la lumière amoncelée, que le hasard en extrait rayon par rayon. Le hasard, dis-je, car si nous ignorons encore d’où ces rayons viennent, de même nous méconnaissons ce qui leur ouvre les portes du cachot obscur. Bien des hommes ont vieilli parmi les livres, et sont morts endurcis dans leur ignorance aveugle, dont l’insouciante jeunesse avait promis ce que n’ont pas tenu leurs labeurs presque séculaires. Et tout au contraire, il est arrivé souvent à tel promeneur d’automne, aussi libre d’esprit que les insectes bourdonnant au soleil, d’émettre une sublime vérité, — produit mystérieux, spontané, tel que le promontoire de nuages sorti tout à coup des vapeurs invisibles[3]. »

Ce passage est doublement remarquable en ce qu’il n’indique pas seulement l’ordre de pensées où nous transporte Paracelsus, mais semble faire partie du programme poétique de Browning. Lui aussi, contempteur hardi du passé, chercheur de formes nouvelles, lui aussi se fiera surtout à l’inspiration intérieure et dédaignera de la soumettre aux préceptes d’une rhétorique surannée. Bien décidé à se passer de lecteurs s’il n’en trouve pas dont la croyance en lui soit complète, il ne court pas au-devant de l’admiration, il ne brigue pas les suffrages, et, plutôt que de courtiser les vivans, il évoquera autour de lui un auditoire de spectres. C’est en effet par une évocation de fantômes qu’il débute, lorsque, mécontent peut-être de l’accueil fait à Paracelsus, il écrit son second poème intitulé Sordello :

« Quiconque le voudra bien peut entendre raconter l’histoire de Sordello. Histoire ou conte, qu’importe ? Qui me croit sur parole verra cet homme suivre sa fortune, tout comme moi, jusqu’au bout. Vous n’avez pour cela qu’à me croire. Me croirez-vous ?

« Voici Vérone. Mais, avant tout, laissez-moi vous avertir que, libre dans mon choix, je n’aurais pas pris un rôle dans cette histoire qui pouvait être si bien contée par le héros lui-même, l’auteur s’effaçant de bonne grace et laissant à chaque auditeur le soin de compléter l’œuvre à son gré. En effet, si fier que je puisse être en voyant, au fond de ses vastes abîmes, le passé diviser ses flots écumeux pour laisser surnager, de tant de mémoires englouties, celle-ci, que ma prédilection aura sauvée, cependant, après ce premier triomphe, je prendrai grand plaisir à suivre, comme le plus inaverti des spectateurs, et sans savoir un mot de plus que vous, les phases de ce récit merveilleux. Il sied pourtant à quiconque risque un sujet nouveau, et crée de toutes pièces des hommes d’une race inconnue, de les produire lui-même, après avoir pris soin de crayonner le nom de chaque personnage à la bordure du costume qu’il porte, et de se tenir à côté d’eux, l’habit bariolé sur le dos, la longue baguette à la main, en bon et fidèle exhibiteur.

« Donc, cette fois, me voici vous faisant face, amis appelés des quatre coins du monde, braves gens tombés du ciel ou vomis par l’enfer pour écouter l’histoire que je me propose de dire. Et, convenez-en, les poètes ont beau jeu à manier habilement, la drague qui leur fournit, faute d’auditeurs vivans, les morts retirés du fin fond des ondes. On nargue ainsi le Destin, qui prétendrait vous imposer silence parce qu’il peut vous refuser de vrais yeux à faire briller, de vrais cœurs à torturer, de vrais fronts à dérider autour de vous. Je sais, pour ma part, quelque chose de ses rigueurs ; mais il est un pays où il perd ses droits, où beaucoup de sympathies me sont acquises. — Beaucoup ? me demande maint railleur.- Les voici, mécréant ! — Admirez la foule que je rassemble ; sur ces visages ranimés vous ne trouverez guère l’empreinte funeste du trépas. Il n’a rien moins fallu, toutefois, pour les décider à goûter encore l’air des vivans, que le désir bien naturel de voir leurs successeurs à l’œuvre. — Salut à mon auditoire défunt ! — Ils s’asseoient les uns près des autres, chaque spectre tâchant de paraître aussi peu mort que possible, frères et frères mêlant leur froide haleine. Critique à l’esprit subtil, je te vois d’ici près de… Mais n’allons pas troubler un seul de ces miraculeux spectateurs, ni fâcher la Mort, qui me les prête à grand’peine.

« Amis ! — je parle aux Yi’ans pour tout de bon, — n’allez pas, sur cette évocation funèbre, croire qu’un éloge judicieux me fâche, moi qui guetterai au contraire toute occasion d’exciter vos caressantes approbations, et cela, crainte de vous voir endormis.- Maintenant, Vérone, il est temps de te montrer, etc.[4]. »

Rien ne donne, mieux que cette entrée en matière, l’idée d’un parti pris audacieux, d’une indépendance hautaine, d’une fantaisie qui se proclame reine et maîtresse, dût-elle manquer de sujets et trôner dans la solitude. Faudrait-il néanmoins la prendre au mot ? Un poète quelconque peut-il de bonne foi se montrer insensible à l’approbation contemporaine, se résigner à n’être applaudi que par des fantômes ? Que d’autres l’admettent. Pour nous, après les mille sorties de nos poètes cavaliers, nous savons ce que valent ces apostrophes, ces airs dégagés, ces désintéressemens d’emprunt, étalés à grand bruit pour faire effet.

C’est encore une ressource de mise en scène que l’obscurité calculée. Browning en abuse quelquefois. Il l’a outrée dans Sordello. Nous ne saurions dire comment se passent exactement les choses chez nos voisins ; mais, dans ce bon pays de France, nous n’oserions garantir qu’il se trouvât six personnes, des plus curieuses et des plus alléchées par la difficulté, capables de s’appliquer à démêler, derrière les nuages dont il a pris plaisir à l’entourer, le roman décousu de Browning. A quoi vont, cependant, ces ténèbres volontaires ? Et pour qui ces ombres multipliées à dessein ? Le vulgaire, auquel le poète le plus sublime n’est pas dispensé de songer, s’arrête épouvanté devant une si longue énigme. Les connaisseurs, depuis long-temps au fait des artifices littéraires, savent bien que la force et la clarté, la pleine lumière et la sincère beauté, vont ordinairement de compagnie, que les natures incomplètes, les idées fausses, les drames invraisemblables, comme tout ce qui est suspect, douteux, de mauvais aloi, recherchent le demi-jour et ses illusions. Ceux-ci ne tomberont pas dans le piège. Restent, il est vrai, quelques dilettanti prétentieux qui, s’attachant volontiers aux choses bizarres, aux génies incompris, et tout fiers d’avoir un goût à eux, feignent de se passionner pour ce qui a rebuté le plus grand nombre des juges. Nous ne savons quel prix leurs suffrages peuvent avoir aux yeux de certains écrivains épris d’une gloire exceptionnelle, mais il nous paraîtrait sage de ne les briguer jamais. Tel applaudissement équivaut pour nous à une attestation de mauvais goût, et un homme bien avisé ne se consolera jamais de ces approbations à contresens.

L’époque choisie par Browning pour y placer son second récit semblerait présager un tableau violent des mœurs italiennes au moyen-âge. C’est le moment où l’empire allemand est aux prises avec les communes confédérées de l’Italie, combattant au nom du pape et de l’indépendance nationale. Chacun a pu se faire une idée de ces luttes acharnées entre guelfes et gibelins, où la bourgeoisie des villes, excitée par les évêques, guerroyait contre les nobles, tour à tour soutenus ou réprimés par leur impérial suzerain. On a lu, dans l’érudit ouvrage de Sismondi, sinon dans les vers de Gunther ou dans la chronique d’Otton de Frisingue, les horribles détails de ces révoltes populaires, de ces tyranniques vengeances, qui peu à peu avaient effacé partout l’idée du droit et donné toute licence au crime fier de sa force. En déplorant ces épouvantables vicissitudes, on ne peut en méconnaître le caractère vivant, animé, pittoresque. Ces cités qui marchent au combat, emmenant avec elles, en guise de palladium, leur carroccio surmonté de l’image du Christ en croix, et l’étendard de la ville entre deux voiles blanches ; ces empereurs qui reviennent de la croisade, suivis de bandes sarrasines, et lancent les soldats de Mahomet contre les troupes du pape ; Rome, s’efforçant de renaître à la vie républicaine, et plaçant un patrice à la tête du sénat ; les noms même de tous ces prétendans qui se heurtent et se mêlent dans l’arène sanglante : Barberousse, Henri-le-Lion, Ezzelin-le-Féroce, donnent un cachet singulier à ces guerres acharnées. Ajoutez que tout alors est symbole, image, et amuse l’œil. Va-t-on réclamer justice, on se présente portant la croix. L’empereur, entrant en Italie, devait faire halte dans la plaine de Roncaglia : tous les chevaliers tenant fief de l’empereur, convoqués par le héraut de la cour, devaient se trouver dans la plaine autour d’un bouclier attaché à un poteau de bois ; tous, ainsi que leurs feudataires nobles, devaient garder le prince pendant la première nuit. Le lendemain on faisait un appel, et quiconque avait manqué à ce devoir d’honneur était dépouillé de son fief. On n’en finirait pas à énumérer toutes les curiosités de ce temps ; toutefois nous ne conseillerons jamais de les aller chercher dans Browning. Ce n’est pas qu’il les ignore : son érudition est au contraire surabondante ; mais elle porte sur des minuties et, — ce qui est un grave défaut, — elle néglige toute sorte d’éclaircissemens, supposant à chaque lecteur une science spéciale qu’il est bien rare de rencontrer, même chez les plus instruits. C’est ainsi que dès le début, et en quelques vers seulement, Browning met en jeu une multitude de personnages, sans prendre garde que, faute de quelques explications nécessaires, ils n’auront aucun caractère ni aucun sens. Le comte de Saint-Boniface, seigneur de Vérone, Azzo d’Este, Taurello Salinguerra de Ferrare, Ezzelin Romano, l’empereur, le pape, la ligue lombarde, font irruption sur la scène, et c’est seulement avec le plus grand effort d’attention que l’on parvient à discerner leurs rapports d’alliance ou de guerre, leur rôle dans les discussions politiques de l’Italie. Avec cette méthode de donner tête baissée in medias res, on déroute la pénétration et la bonne volonté les plus dévouées. Ce cliquetis de noms inconnus, de faits oubliés ou nouveaux, emportés dans le courant d’un vers rapide, concis, sautillant, obscur, est vraiment effrayant. Si vous persistez, nonobstant ces premières difficultés, à chaque page vous rencontrerez de nouveaux personnages, de nouvelles allusions, de nouvelles énigmes, et pas une halte, pas un résumé, rien qui vous permette de reprendre haleine, de récapituler, de classer les élémens confus de cette épopée inextricable. Le style est à l’avenant du récit. Chaque phrase, prise à part, est comme un petit chaos où les nuages se pressent, passent les uns devant les autres, s’enchevêtrent, se brisent, s’effacent. L’architecture a eu jadis des caprices analogues : elle aimait à compliquer la distribution intérieure des maisons féodales, à cacher de sombres cabinets dans les détours de tortueux corridors, à creuser dans l’épaisseur obscure du granit des labyrinthes sans issue. Alors, du moins, ces fantaisies étaient en rapport avec les mœurs. La tyrannie avait besoin d’impénétrables recès, d’oubliettes aveugles ; menacée et soupçonneuse, il lui fallait de secrètes issues pour se dérober aux assassins, de sonores réduits où les complots à voix basse avaient des échos imprévus. De nos jours, cependant, à quoi serviraient tant de précautions ? Aussi ne songe-t-on guère qu’à se ménager l’air le plus pur, la plus abondante lumière, et l’art, selon nous, trouve encore assez de ressources dans la recherche savante du bien-être inconnu à nos devanciers. Pourquoi n’appliquerait-on pas à la poésie cette règle salutaire du progrès ? Et ne lui doit-on pas de l’avertir quand on la voit se méprendre à ce point, qu’elle croit grandir dans les ténèbres, gagner en force ce qu’elle perd en simplicité, dominer parce qu’elle rebute ?

Du reste, à propos de Sordello, Browning a reçu du public une leçon sévère. Ceux-là même qui avaient salué le plus volontiers les promesses de Paracelsus se refusèrent à en voir l’accomplissement dans un mélodrame prétentieusement rimé, qui avait pour mérite supérieur l’attrait d’un logogriphe en six chants. On avait lu vingt fois, plus clairement et plus agréablement écrite, l’histoire de cet enfant royal que l’on élève sous un faux nom pour le dérober aux dangers de sa naissance ; heureux tant qu’il végète dans une favorable obscurité, misérable et frappé de mort quand les événemens l’arrachent à son humble fortune, à ses rêves de poète, pour le mêler aux terribles conflits de l’ambition politique. Il n’y avait ni dans ce sujet trivial, ni dans la bizarrerie des moyens employés pour le rajeunir, de quoi balancer les fatigues d’une lecture pénible. Ce poème n’obtint d’autre succès que de rallier autour de Browning une petite église de novateurs à tout prix, lesquels s’obstinèrent à voir en lui un descendant direct de Shakespeare, méconnu pour un temps, mais qu’il faudrait bien un jour, bon gré, malgré, accepter pour tel.

Leurs conseils sans doute agirent puissamment sur l’imagination du poète et lui donnèrent le change sur sa véritable vocation. L’auteur de Sordello tenta presque immédiatement le théâtre, où, plus que partout ailleurs, il devait échouer. Le théâtre, en effet, veut avant tout des conceptions claires, une imagination maîtresse d’elle-même, un esprit symétrique et méthodique. Autant le lecteur est patient, autant il met de zèle et d’humilité à suivre le poète partout où celui-ci le veut conduire, — dût-il en fin de compte juger qu’on lui a imposé des efforts inutiles et mal payés, — autant le spectateur va droit au fait et veut être immédiatement au courant de ce qui se passe. Avec lui, point de longues ambages, point de vaines et capricieuses excursions. Armé d’une logique bornée, mais rigoureuse, il n’admet de mystère que la dose voulue pour entretenir jusqu’au bout la curiosité nécessaire. Toute autre incertitude le décourage, l’impatiente et l’irrite. Les recherches du style lui doivent être cachées, et il est un art tout particulier de rendre supportables les plus belles effusions lyriques, dangereuses pour peu qu’on les prodigue. Or, Browning, on peut bien s’en douter déjà, n’était pas l’homme prudent et réfléchi que la scène demande. Confiant, osé, persuadé, à tort ou à raison, que son génie et son obstination prévaudraient sur toutes les résistances, il se crut probablement appelé à régénérer l’art dramatique, et ce ne fut pas trop d’une double épreuve pour lui ôter cette illusion.

Des deux pièces qu’il a fait représenter, — Strafford, tragédie historique, jouée à Covent-Garden, et A Blot in the Scutcheon (une Tache.sur l’Écusson), drame romanesque joué à Drury-Lane, — la dernière surtout mérite de nous arrêter. C’est l’histoire d’une jeune fille noble, Mildred Tresham, restée après la mort de ses parens sous la tutelle de son frère Thorold. Un instant de faiblesse a fait d’elle la maîtresse du comte Mertoun ; mais cette faute est secrète, et le déshonneur auquel les Tresham sont exposés si elle éclate, la tache qui souillerait alors leur noble écusson, peuvent encore être évités. Mertoun vient en grande pompe solliciter la main de Mildred ; son rang, sa beauté, sa jeunesse, ses immenses domaines justifient cette demande, bien accueillie par Thorold. Il semble donc que l’hymen va tout réparer et couvrir de ses voiles sacrés la faute de la jeune fille ; toutefois ce n’est là qu’un trompeur sourire de la destinée. Le vieux Gérard, serviteur de Tresham, garde un visage triste au milieu des fêtes qui se préparent. Il sait qu’il n’a qu’un mot à dire pour que le mariage projeté devienne impossible, et sa fidélité lui prescrit impérieusement de ne rien cacher à son maître. Lord Tresham, l’orgueilleux frère de Mildred, apprend donc que sa sœur, cet ange de pureté, cette hermine gardée de toute souillure, reçoit les visites nocturnes d’un jeune homme inconnu. Vainement il voudrait douter de cette vérité cruelle : Gérard est un irrécusable témoin, et d’ailleurs il offre la preuve de ce qu’il avance. Avant de sévir, lord Tresham veut avoir une entrevue avec sa sœur, l’amener à un aveu, sonder ce cœur perverti. A peine en peut-il croire ses oreilles lorsque Mildred, avertie par lui qu’il la sait coupable, se déclare prête à épouser le jeune comte. Il y a ici une absurdité tellement palpable et en même temps si peu facile à supposer, qu’une citation textuelle devient nécessaire :


« TRESHAM. — Dois-je me taire ou parler ?

MILDRED. — Parlez !

TRESUAM. — Soit. Est-il une accusation que les hommes,… un homme du moins pût porter contre vous,… et que vous ayez voulu me cacher ?… Je ne croirai jamais que le mensonge puisse avilir vos lèvres. Dites-moi seulement : Pareille accusation n’existe pas… et je vous croirai, fallût-il pour cela refuser de croire le monde entier,… un monde d’hommes meilleurs que je ne suis, de femmes telles que je vous suppose. Parlez ! (Mildred se tait.) Rien ? Expliquez-vous donc ! que tout s’éclaircisse ; ôtez quelque chose à ce poids sous lequel je descends plus bas que la tombe… Rien encore ? Allégez, Mildred, allégez ce poids mortel. Ah ! si je pouvais prendre sur moi de répéter ce qu’ils disent contre vous ! Le dois-je, Mildred ?… Toujours ce silence ?… (Après une pause.) Est-il vrai que vous recevez un amant, chaque nuit, chez vous ? (Après une nouvelle pause, et d’un ton plus bref.) Alors, son nom ?… Jusqu’à présent, vous seule occupiez ma pensée. Maintenant, son nom !

MILDRED. — Cherchez, Thorold, une expiation à mon crime, si tant est qu’il puisse être expié. Faut-il vous dire que j’endurerai tout et vous bénirai, que mon ame appelle le feu purificateur où ses souillures seront dévorées ? Mais ne me rendez pas plus coupable encore. Assez d’infamie comme cela. Je ne puis révéler ce nom.

TRESHAM. — Jugez donc vous-même ! Que dois-je faire ? Prononcez… Cette journée, de manière ou d’autre, s’achèvera pour nous deux ; mais, demain, le comte se hâtera de venir… Hier, d’après votre désir, une lettre de moi lui a prescrit de se rendre ici. Cela dit tout ; le reste se devine : « Sa demande a trouvé grace devant vous… » Maintenant dictez-moi la lettre qui doit démentir la promesse ainsi faite ; trouvez les mots dont je dois me servir.

MILDRED. — Mais, Thorold, — si je le recevais comme il s’attend à être reçu ?

TRESHAM. — Le comte !

MILDRED. — Je suis prête à l’accueillir.

TRESHAM, se levant, indigné. — Holà ! Guendolen !

(entrent Guendolen et Austin[5].

TRESHAM. — Guendolen, et vous aussi, Austin, soyez les bien-venus. Regardez de ce côté. Vous voyez bien cette femme…

AUSTIN et GUENDOLEN, stupéfaits. — Quoi ! Mildred…

TRESHAM. — Celle qu’on appelait Mildred autrefois, et maintenant une fille perverse qui chaque nuit, — lorsque les habitans de la maison paternelle sont livrés au sommeil, — reçoit, la perfide et l’infâme, le complice de ses plaisirs criminels… oui, sous ce toit qui vous abrite, Guendolen, et vous, Austin, sous ce toit que tour à tour ont habité mille Tresham, dont aucun, Dieu merci, ne ressemblait à cette misérable. »


Dans une situation pareille, en face d’une si violente accusation, victime d’un malentendu si évident et si facile à éclaircir, comprend-on que Mildred se taise ? Il le faut cependant, car toute la pièce repose sur l’erreur où demeure Tresham. Du reste, ce n’est qu’une des mille invraisemblances à relever dans cette fable singulière. Ainsi Mildred, après l’étrange scène que nous venons de lire, ne juge pas à propos de contremander Mertoun, qui, le soir même, doit se rendre secrètement chez elle. Expliquez-vous, si vous le pouvez, l’imprudence aveugle de ces deux amans, et le peu de souci que témoigne le comte pour l’honneur de celle qui, le lendemain même, va devenir sa femme ; expliquez-vous encore que la rage de Tresham contre l’audacieux inconnu surpris par lui sous le balcon de Mildred ne s’apaise pas quelque peu lorsque, ce naïf séducteur venant à jeter son masque, il reconnaît le fiancé de sa soeur. Mais non : bien que la réparation de l’outrage fait au nom des Tresham soit assurée s’il laisse la vie à Mertoun, Thorold se croit tenu de provoquer et d’immoler ce pauvre jeune homme qui ne fait pas mine de vouloir sérieusement se défendre ; après quoi le drame finit par le trépas du frère vengeur et de la sœur coupable, Austin et Guendolen restant seuls au monde pour que l’écusson si bien lavé dans ces flots de sang n’aille pas s’écarteler avec quelque autre blason moins illustre.

Browning n’a pas écrit moins de six autres pièces, tantôt pour la scène, tantôt pour la lecture, et qui ont été réunies par lui dans un recueil intitulé Cloches et Grenades (Bells and Pomegranates)[6]. A part l’une de ces pièces, the King Victor and the King Charles, qui roule sur l’abdication de Victor-Amédée de Savoie et sa malheureuse tentative pour reprendre ensuite la couronne (1730-31), toutes sont du ressort de la fantaisie, comme la plupart de celles qui composent le Spectacle dans un Fauteuil de M. Alfred de Musset. Cependant, à l’exception de deux petits proverbes rimés, Pippa Passes et A Soul’s Tragedy, nous ne croyons pas nous tromper en affirmant qu’elles ont toutes été composées avec l’espoir et l’arrière-pensée de les produire sur le théâtre. L’une de ces comédies, Colombe’s Birthday, pouvait s’y présenter au même titre que le Hunchback, la Love-Chase ou le Woman’s wit de Sheridan Knowles. C’est, comme ces dernières, ce que nos ancêtres littéraires appelaient une comédie héroïque, c’est-à-dire une intrigue romanesque mêlée de quelques scènes destinées à faire sourire les spectateurs, et généralement dénouée à l’amiable, sans poison, ni blasphème, ni poignard. Le Prince jaloux, de notre Molière, et même ses Amans magnifiques (si vous en retranchez les dryades dansantes et les voltigeurs sautant sur des chevaux de bois), donneraient une assez juste idée du ton général de ces compositions, que certains écrivains de nos jours ont vainement essayé de réhabiliter.

Colombe de Ravestein est duchesse de Juliers et Clèves (arrangez ceci avec les annales du XVIIe siècle). Une année à peine s’est écoulée depuis qu’on est allé la chercher dans son couvent pour lui poser sur le front la couronne ducale, et déjà il lui est donné de connaître l’inconstance de la fortune. Le prince Berthold, appuyé par le pape, l’empereur, le roi d’Espagne et le roi de France, vient, en vertu de droits plus ou moins équivoques, revendiquer le duché, qu’il déclare usurpé par sa cousine Colombe. A peine ce formidable prétendant approche-t-il des frontières, que tous les courtisans de la jeune princesse, au lieu de prendre les armes, en champions galans, pour Dieu et leur dame, s’éclipsent prudemment l’un après l’autre. Elle resterait absolument seule et sans protection, si le hasard, et l’amour, volontiers de concert avec le hasard, ne lui suscitaient un généreux défenseur dans la personne de maître Valence, simple avocat de Clèves, chargé par ses concitoyens de porter leurs doléances à la princesse. Ébloui de sa beauté, touché de ses malheurs, indigné des trahisons qui l’entourent, Valence se dévoue, corps et ame, à la duchesse abandonnée. Il l’éclaire sur ses droits, il dirige ses démarches, il plaide sa cause, il soulèverait au besoin, pour elle, les bourgeois de Clèves, qui entreraient en campagne commandés par ce jeune et valeureux avocat. Son dévouement inattendu lui vaut la confiance entière, puis la reconnaissance attendrie de sa noble protégée. Ces deux sentimens font en elle de si rapides progrès, que, lorsque Berthold, ébranlé par les raisonnemens de Valence et séduit par la beauté de Colombe, se montre disposé à transiger, à l’aide d’un bon mariage, sur les droits respectifs que sa cousine et lui pourraient faire valoir, cet expédient si naturel révolte la princesse, comme un acte de monstrueuse ingratitude. Elle hésite cependant entre les deux rivaux, l’un qui semble lui faire grace en l’épousant, l’autre qui brûle silencieusement pour elle d’une flamme pure et discrète ; mais tous les cœurs sensibles ont déjà pressenti son choix. L’amour désintéressé l’emporte sur les calculs ambitieux. Colombe, qui, pour son anniversaire, doit un présent à chacun de ses amis, fait à Valence le plus beau de tous elle se donne elle-même à lui, laissant à Berthold la tranquille possession de son beau duché.

C’est presque au hasard, et de souvenir, que nous comparions les drames de fantaisie aux comédies héroïques d’autrefois. En y songeant mieux, il nous revient à la mémoire une scène des Amans magnifiques tout-à-fait semblable à celle où Valence porte à la princesse les propositions conjugales du duc Berthold. C’est la scène où le général Sostrate, chargé par le prince Iphicrate et le prince Démoclès d’expliquer leurs vœux à la princesse Ériphile, dont il est lui-même épris, remplit, à son grand ennui, cette délicate mission. Les curieux peuvent la relire et comparer[7].

Ni le Return o f the Druses ni Luria ne sauraient être pour nous l’objet d’une étude approfondie. Dans la première de ces tragédies, Browning a mis en scène un imposteur qui se fait passer pour prophète, afin de soulever une colonie druse, établie dans une des îles Sporades, contre les chevaliers hospitaliers de Saint-Jean. L’héroïne de la pièce est une jeune vierge du Liban, partagée entre le retour affectueux qu’elle accorde à l’amour d’un des chevaliers chrétiens et l’éblouissante perspective d’épouser un homme investi par le ciel même d’un caractère sacré. Ce conflit de passions donne lieu à une scène dont l’idée est assez belle. Anael, la jeune enthousiaste fanatisée par les exhortations de Djabal, le faux prophète, a pénétré dans l’appartement du préfet des hospitaliers, et, croyant obéir à Dieu, elle l’a poignardé. Djabal, à qui ce meurtre était dévolu, arrive après qu’il est commis, et trouve sa complice encore couverte du sang qu’elle vient de répandre. Dans le trouble des premières explications, il lui laisse entrevoir qu’il n’est pas, comme elle le croit, un envoyé céleste, et l’innocente jeune fille se trouve alors en face d’un crime horrible, sans excuse, dont le poids l’écrase.

DJABAL. — Non, je ne suis pas Hakim… Djabal est mon véritable nom. J’ai menti, et cet affreux malheur est venu de mes mensonges. Non… Écoute-moi, tu m’accableras ensuite de tes mépris… Aujourd’hui et pour toujours, ton crime est à moi… Pense un instant au passé.

ANAEL, se parlant à elle-même. — Ai-je frappé un seul coup ?… ou deux coups ? ’ ou un plus grand nombre ?

DJABAL… J’étais venu pour ramener ma tribu vers ces lieux où dort, parmi les ténèbres, Bahumie le rénovateur. Anael… quand je vis mes frères, je me dis : Il faudrait un miracle… Et quand je t’eus vue : Le miracle se fera !

ANAEL, à elle-même. — La tête a frappé le seuil de la porte méridionale.

DJABAL - Une ame pure ne suffisait pas à cette vaste entreprise. Peu à peu je m’engageai… Je croyais que le ciel serait avec moi… J’affirmai qu’il s’était déclaré.

ANAEL. — Est-ce le sang versé qui fait germer tous ces rêves ?… - Voyons, quelqu’un ne disait-il pas là, tout à l’heure, que tu n’étais pas Hakim ? Mais tes miracles ? mais ce feu qui se jouait, sans te blesser, autour de ton corps ?… (Changeant tout à coup d’accent.) Ah ! vous voulez m’éprouver… Vous êtes encore notre saint prophète ?…

Après un moment de douloureuse attente, elle se jette dans les bras de Djabal, convaincue qu’il a voulu l’éprouver et honteuse des soupçons qu’il semble avoir conçus ; mais il s’éloigne silencieusement d’elle, honteux lui-même de cette confiance si aveugle, si persistante. Le voile tombe alors des yeux d’Anael, qui maudit d’abord l’indigne artisan de tant de fraudes. Après ce premier élan de fureur, le dévouement reprend tout à coup son empire sur cette ame généreuse.

ANAEL. — Suis-moi, Djabal !

DJABAL. — Où faut-il te suivre ?

ANAEL. — A la honte. Je la partagerai avec toi. Ne vaut-il pas mieux en finir d’un seul coup avec ces tortures ? Qu’ils te raillent, ces frères si crédules ! Que Loys lui-même t’insulte et te raille ! Viens à eux, ta main dans ma main… Marchons.

DJABAL. — Où veux-tu m’entraîner ?

ANAEL. — Où ? — Devant ces Druses que tu as trompés. Maintenant que tu touches à ton but, avoue, — je t’aime encore, — avoue l’imposture dont tu t’es servi. -Peut-être ne t’ai-je jamais autant aimé. — Viens affronter l’infamie. — Oui, je t’aime, et te préfère à tous… J’accepte le déshonneur au lieu du triomphe ; l’homme à la place du dieu. — Viens donc[8] !… »

Djabal se sent incapable d’un si noble sacrifice. Anael s’éloigne, et, dénonçant ses projets, elle est sur le point de les faire avorter. Toutefois, au moment suprême, lorsqu’un mot de sa bouche peut détruire l’enthousiasme des Druses pour leur faux prophète, lorsqu’elle voit Djabar à sa merci, la pitié, l’amour, l’emportent. Elle s’est empoisonnée et tombe morte à ses pieds, après l’avoir proclamé Hakim. Les Druses voient dans le trépas d’Anael le châtiment de ses blasphèmes et la preuve manifeste de l’intervention divine en faveur de leur chef. L’occasion serait belle pour briser leur joug et les ramener au Liban ; mais Djabal, renonçant à ses ambitieux projets, se poignarde sur le corps de la jeune fille morte pour lui.

Luria, comme Othello, est un capitaine more au service d’une république italienne. Florence, ingrate envers lui, n’en est pas moins l’objet de son entier dévouement. Tandis que cette démocratie soupçonneuse, l’entoure d’espions, tandis qu’elle cherche à glisser la trahison jusque dans les baisers de sa maîtresse, tandis qu’elle lui prépare, au lieu du triomphe, un jugement et un trépas ignominieux, Luria, qui n’ignore aucune de ses perfidies, lui reste fidèle envers et contre tous, quitte à mourir, le cœur brisé, quand il aura fait triompher ses armes et vaincu les troupes de Lucques. C’est là son unique vengeance, c’est là aussi le dénoûment du drame, qui rappelle à certains égards les principales situations du Carmagnola de Manzoni.

À côté de ses tragédies et de ses comédies fantastiques, Browning a placé, dans son dernier recueil, ce qu’il appelle Dramatic Lyrics, c’est-à-dire de petites poésies, la plupart, en effet, reposant sur une action qui, développée, deviendrait un drame. La Dolorida de M. de Vigny, Jeanne la Rousse de Béranger, mais surtout certaines ballades allemandes, comme le Chasseur sauvage de Burger, l’Infanticide de Schiller, la Lorelei de Clément Brentano, Dame Siègelinde de Louis Uhland, le Prince le plus riche de Justin Kerner, donnent, avec des nuances bien différentes, une idée de ce genre mixte. C’est là qu’on peut le mieux, et aussi le plus favorablement, apprécier les qualités du jeune poète anglais. L’énergie soutenue de son style, pénible dans un drame de longue haleine, éclate dans un cadre plus resserré. L’effort laborieux, le manque de naïveté, s’aperçoivent moins ; et, si Browning n’avait point fait de drames, on le jugerait, sur ces courtes ballades, doué de toutes les qualités qui font réussir au théâtre. Le Laboratoire, le Confessionnal, par exemple, sont des tragédies résumées, où la passion la plus délirante s’exprime avec une formidable violence. L’une nous transporte dans un cabinet d’alchimiste, où, masquée de verre et penchée sur le creuset fumant, une grande dame, que torture la jalousie, attend le poison destiné à sa rivale.


LE LABORATOIRE

« Il est avec elle ; ils savent que je les sais ensemble. Ils s’imaginent que je verse des larmes, et ils rient ; ils rient de moi, qu’ils croient priant pour eux dans les désertes profondeurs de l’église. — Mais je suis ici.

« Broie, humecte, pétris tes pâtes ! Bats, pile à loisir tes poudres ! Est-ce que je suis pressée, moi ? Assise à contempler ton étrange entourage, je m’y plais mieux qu’au milieu des hommes qui m’attendent pour danser au bal du roi.

« Ce qui est dans ce mortier, tu l’appelles une gomme ? — Ah ! le bon arbre, d’où tombent ces larmes d’or ! Et dans cette buire de cristal, cette liqueur d’un bleu si doux, qui promet une saveur exquise, est-ce du poison ?

« Hâtons-nous ! As-tu fini ?… Cette liqueur est trop sombre. Pourquoi n’a-t-elle pas l’aspect flatteur, attrayant, de l’autre breuvage ? Il faut que le venin vengeur devienne plus brillant à l’œil, il faut qu’elle le contemple et l’admire, qu’elle l’essaie et s’y délecte, qu’elle le préfère et s’y arrête long-temps.

« Rien qu’une goutte ? — Songes-y, elle n’est pas frêle et petite comme moi. — C’est par là qu’elle l’a séduit. — Ceci ne suffira jamais pour ôter leur ame à ces grands yeux pleins d’une mâle ardeur, — pour arrêter le sang magnifique qui va et vient dans ces puissantes veines.

« Car la nuit dernière encore, tandis qu’ils se parlaient tout bas, j’ai tenu mes yeux sur elle, pensant que ce regard, si je pouvais le tenir sur elle durant la moitié d’une minute, la renverserait, flétrie, à mes pieds. Elle n’est pas tombée - Et ceci suffirait ?

« Non que je veuille lui épargner la souffrance. La mort doit être lente et sa trace profonde. Mords, noircis, calcine ce corps si charmant. Certes il n’oubliera pas le visage de la mourante.

« Est-ce fait ? — Prends ce masque. Oh ! va, ne crains rien ; il doit la tuer ; je ne m’exposerai pas à le perdre, — ce précieux poison acheté au prix d’une fortune. — D’ailleurs, s’il la tue, elle, peut-il me nuire ?

« Et maintenant, à toi tous mes joyaux, gorge-toi d’or à ton gré. Tu peux aussi, vieillard, tu peux, si cela te tente, baiser mon front, même baiser mes lèvres ;… mais secoue de mes vêtemens ces cendres dont l’horreur trahirait ma vengeance. — Je serai bientôt au bal du roi[9]. »

Ou nous nous trompons fort, ou le Confessionnal est emprunté à l’un de ces vifs saynètes dans lesquels l’auteur du Théâtre de Clara Gazul s’est plu à démonétiser l’inquisition. Seulement Browning a placé le récit de la trahison monacale dans la bouche de la femme même qui en est l’instrument et la victime[10] ; cette femme raconte par quels artifices on lui a persuadé de dénoncer elle-même son amant, et comment elle l’a vu, sur l’échafaud, subir l’ignoble supplice de la garote. Puis, se livrant à sa fureur :

« Mensonge, tout est mensonge ! s’écrie-t-elle ; leurs prêtres, leur pape, leurs saints, leur tout ce qu’ils redoutent, tout ce qu’ils espèrent, mensonges, infâmes mensonges !… Point de ciel avec eux ; avec eux point d’enfer. Et sur terre, avec eux, pas un recoin, fût-ce l’horrible cachot où mon corps est prisonnier, si je n’y puis crier vers Dieu et les hommes : — Ils mentent, ils mentent ! Encore une fois ils mentent[11] ! »

Les plus longs de ces petits poèmes sont presque toujours des narrations, des légendes, et presque toujours aussi le poète s’y efface pour laisser parler un des personnages fictifs qu’il évoque. Par exemple, s’il veut raconter l’histoire de ce chevalier qui, sur l’ordre de sa dame, alla chercher le gant qu’elle avait jeté dans une fosse habitée par des lions, Browning n’hésitera pas à faire intervenir notre poète Ronsard, comme truchement, entre lui et ses lecteurs. Ces fictions multiplient pour le poète les chances de manquer aux convenances du sujet. Nous savons bien que peu d’Anglais ont lu le poète vendômois, encore qu’il ait passé deux ans de sa vie au service de Jacques Stuart, et que l’infortunée reine Marie, qui se rappelait l’avoir eu à sa cour, envoyât des rosiers d’argent à celui qu’elle nommait « l’Apollon de la source des Muses ; » mais enfin, la légende de Browning venant à passer sous les yeux de gens à qui l’ancienne poésie française n’est pas étrangère, on pourrait rapprocher avec quelque surprise cette muse

… gâtant par son français
Des Grecs et des Latins les graces infinies

des vers que lui prête le poète anglais. Lisez l’ode à la Rose, ou l’Institution pour l’adolescence de Charles IX ; puis, sans ménager la transition, passez à l’histoire du Gant, telle que Browning l’a rimée. Le contraste est vraiment gai.

« Hélas ! disait un jour en bâillant le roi François, l’éloignement donne du prix à tout. Qu’un homme ait mille affaires sur les bras, la paresse lui semble avoir de merveilleuses douceurs. Oui, mais une fois qu’il a tout loisir, il ne demande plus que de nouveaux soucis. A peine avons-nous la paix depuis quelques jours, et je me prends à songer que la guerre est le seul vrai passe-temps. Les vers m’expliqueront-ils ceci, maître Pierre ? Voyons ce que vous aurez à nous dire. — Moi qui sans vanité ne suis guère en peine de citer mon Ovide : -Sire, répliquai-je, toute joie n’est que nuées, et les hommes sont autant d’Ixions abusés… - Ici le roi m’interrompt, et sifflant : — Laissons cela…, et allons voir nos lions. — Telle est la chance de quiconque se livre à son éloquence devant notre gracieux souverain[12]. »


Jamais violon faux écorcha-t-il mieux vos oreilles que cette poésie familière, bavarde, légèrement ironique, se plaisant aux détails, et si peu grecque, si franchement anglaise ? Browning peut, après tout, invoquer à sa décharge plus d’un illustre exemple. Le Beaumarchais de Goethe et la Jeanne d’Arc de Schiller sont tout aussi bizarrement accoutrés que le Pierre Ronsard du poète anglais.

La fuite d’une jeune duchesse allemande, qui, lasse de sa solitude orgueilleuse, se laisse enlever par une tribu de Bohèmes errans[13], et l’histoire bien connue du Preneur de rats de Hameln, — encore que nous préférions de beaucoup la ballade originale, si simple et si rapide, — prêtent moins à la critique, et cela par une raison très évidente c’est que la fantaisie du poète, prenant ici ses coudées franches, se jouait dans cette région vague où tout est vraisemblable et facilement accepté. En revanche, le David chez Saül jure étrangement avec les traditions et le sentiment de la poésie biblique. C’est un air de cithare exécuté sur le cor anglais.

Certaines affectations nous gâtent le talent de Browning, en le montrant préoccupé de recherches puériles, toujours dédaignées de l’artiste qui voit en grand. Entre autres, nous citerons le mauvais goût qui lui fait si souvent placer deux tableaux dans le même cadre, comme si de cette juxtaposition il attendait les plus merveilleux effets, ou comme s’il voulait forcer le lecteur à trouver entre les deux poèmes ainsi rapprochés quelque lien mystérieux, quelque parenté philosophique. L’empoisonneuse et la blasphématrice, dont nous parlions tout à l’heure, sont ainsi reliées, on ne sait vraiment pourquoi, sous ce titre commun la France et l’Espagne (ancien régime). Ailleurs nous avons l’Italie en Angleterre et l’Angleterre en Italie, c’est-à-dire les souvenirs d’un proscrit italien et ceux d’un voyageur anglais, tous deux racontant les impressions qu’ils ont reçues sous le ciel natal ; ailleurs encore le Camp et le Cloître, brusque opposition entre le dévouement enthousiaste du soldat et les haines engendrées à l’ombre des retraites où croupit l’oisiveté monacale. Ici le jeune conscrit impérial vient en souriant mourir aux pieds de son général victorieux ; là, parmi les fleurs et les parfums d’un riche jardin, un moine poursuit in petto d’imprécations venimeuses l’homme que la règle lui commande d’appeler « son frère. » Certes, il n’y a point là matière à graves reproches, et ces combinaisons arbitraires n’ont rien au fond que de très innocent ; mais l’innocence même de ces moyens, et l’espèce de manie qu’ils indiquent, a quelque chose de mesquin, d’apprêté, d’artificiel, qui nous rappelle malheureusement nos futilités romantiques d’il y a vingt ans.

Quelquefois une originalité de meilleur aloi, celle de la pensée, distingue ces monologues lyriques. Dans la pièce intitulée Madhouse Cells, le poète nuance bien la folie religieuse et la monomanie jalouse. On lit aussi avec intérêt, nonobstant sa prolixité, le discours d’un prélat italien sur son lit de mort, où le tourmente la singulière ambition d’une magnifique sépulture. Il explique à ses héritiers pourquoi il tient tant à ces splendeurs posthumes. De tout temps, une rivalité d’orgueil exista, dit-il, entre lui et un de ses compatriotes. Ils aimèrent la même femme, ils poursuivirent la même carrière, ils reposeront dans le même temple. Or, l’évêque a toujours eu le dessus. Jeune homme, il épousa celle qu’ils aimaient ; devenu veuf, il a devancé son émule dans les honneurs ecclésiastiques, et maintenant, maintenant encore, il le veut éclipser par les décorations de son mausolée[14]. Cette donnée, véritablement, n’est pas commune, et dérive d’une observation assez profonde, d’un coup d’œil assez juste jeté sur les étranges passions qui dominent l’homme. Voici une pièce, dans le même genre, dont nous essaierons de rendre l’aisance familière et l’horreur secrète. Un grand seigneur italien promène dans la galerie de son palais un officieux négociateur, venu pour conclure certaine affaire importante :


« Vous voyez, peinte sur ce mur, ma défunte duchesse. C’est une image vivante, un ouvrage vraiment merveilleux. Fra Pandolfo y consacra toute une journée ses mains actives, et voilà une figure immortelle. — Asseyez-vous donc, et regardez tout à votre aise. — J’ai voulu, sur-le-champ, vous nommer Fra Pandolfo, car les étrangers comme vous ne contemplent jamais cette physionomie frappante, ce regard plein d’ardeur et de passion, sans se tourner aussitôt vers moi ; — moi seul écarte le rideau qui cache cette peinture, — et tous me demanderaient, s’ils l’osaient, comment ce regard singulier se trouve là… Vous ne serez donc pas le premier à m’interroger ainsi, et je veux vous répondre sans attendre vos questions.

« Ce n’était point la présence seule de son époux qui animait ainsi d’une lueur joyeuse le pâle visage de la duchesse. Que Fra Pandolfo vînt à dire : « Le manteau de madame cache un peu trop ses belles mains, » ou bien encore : « Le « pinceau ne saurait rendre ces roses, reflets du sang, qui viennent mourir sur sa poitrine ; » certes, elle ne prenait point ces paroles pour autre chose qu’un éloge courtois, mais elle n’en rougissait pas moins de plaisir. Elle avait un coeur… comment exprimer ceci ?… trop facilement ému de joie, et qu’un rien faisait trop tôt palpiter. Elle aimait tout ce que rencontraient ses yeux, et ses yeux erraient volontiers de toutes parts. Tout la frappait au même degré. Le présent dont j’ornais son sein, les lueurs décroissantes du couchant, le rameau chargé de fruits que lui portait au jardin quelque niais empressé, la mule blanche sur laquelle, autour des terrasses, elle galopait, tout lui était sujet de douces paroles, ou au moins de rougissante émotion. Elle rendait grace aux hommes… certes, rien de mieux… mais elle les remerciait avec des façons… je ne saurais trop les définir… comme si elle eût mis au même rang le don que je lui avais fait d’un nom honoré depuis neuf siècles, et l’offrande insignifiante du premier venu.

« Qui s’abaisserait à blâmer sérieusement de pareils enfantillages ? Eût-on toutes les délicatesses du langage, — et vraiment c’est de quoi je me pique le moins, -comment se faire comprendre à demi-mot d’une personne ainsi douée ? Comment lui dire : « C’est ceci ou cela qui me choque en vous. Ici vous n’arrivez pas au but, ici vous le dépassez ? » Alors même qu’elle accepterait humblement ces leçons et n’engagerait pas une lutte d’esprit, alors même qu’elle se bornerait à s’excuser…, ce serait encore un abaissement, et je n’ai jamais voulu m’abaisser. Oh ! certes, elle souriait si je venais à passer près d’elle ; mais qui passait, après moi, sans obtenir le même sourire ? Les choses allaient s’aggravant. Je dus parler en maître. De ce moment, tous sourires disparurent à la fois… La voilà, ma duchesse, à croire qu’elle est vivante…

« Si vous voulez maintenant vous lever, nous irons rejoindre en bas la compagnie. Je vous le répète, la munificence bien connue du comte votre maître me garantit amplement que toute prétention, raisonnable de ma part, quant à la dot, sera noblement accueillie. D’ailleurs, je vous l’ai déjà dit, c’est sa charmante fille que j’ambitionne avant tout. Nous descendrons ensemble, mon cher monsieur… Remarquez aussi ce Neptune apprivoisant un cheval marin. On l’estime un morceau rare, et Claus d’Inspruck l’a fondu en bronze pour moi seul[15]. »


On ne niera pas, nous l’espérons, qu’il n’y ait dans ce drame domestique, si froidement raconté, devant le portrait de la victime, par l’involontaire meurtrier, quelque chose qui glace et fait mal. Tant de jeunesse, de gaieté, de sympathies, d’émotions, de vie surabondante et heureuse, étouffées par un imperturbable et dédaigneux égoïsme ; — cet éclat joyeux s’éteignant au sein d’une lourde atmosphère ; — cette bienveillance universelle refoulée par un orgueil implacable ; — le contraste est bien choisi, nettement exprimé ; il prépare l’effet des derniers vers, où l’on entrevoit qu’une autre destinée, jeune et brillante, va venir se perdre à son tour dans l’abîme où fut engloutie la première.

Browning, qui se fait tour à tour Italien, Espagnol, Hébreu, Français même, — autant qu’il le peut, du moins, — a quelquefois aussi abusé de la fantaisie allemande. La tendance du génie germanique à traduire en personnifications bizarres les forces secrètes de la nature a-t-elle jamais inspiré de plus folles visions que celles-ci, par exemple ?


LE CLARET ET LE TOKAY.
I.

« Mon cœur descendait tout à l’heure, avec notre flacon de claret[16], sous les massifs glaïeuls qui servent de masque à la face noire de cet étang. Encore à présent, aux bords çà et là rompus de l’humide cavité, contemplant les bulles brillantes et l’onde émue, de l’oreille et des yeux je suis mon cœur.

« A voir notre riant petit flacon lancé dans ces profondeurs de plus en plus noires et froides, ne dirait-on pas quelque aimable et coquette Française, les bras collés au flanc, les jambes raides et tendues, alors qu’enlevée au tourbillon léger de la vie elle tombe dans le silencieux océan de la mort ? »

II.

« Le tokay grimpa lestement sur notre table, gardien-pygmée de quelque château fort, robuste et bien pris dans ses grêles proportions, son arroi et ses armes en bel ordre. Il regardait fièrement au nord, lorsque, tournant sur lui-même, il souffla dans son petit cor un défi hautain à la soif, d’un plumet d’ivrogne orna son chapeau rabattu, tourna son pouce dans sa moustache rouge, choqua et fit sonner ses grands éperons de fer, serra sa ceinture de Bude autour de sa taille, et avec une imperturbable impudence, secouant ses épaules de bossu, il semblait dire à tous venans, que de vingt coquins pareils il se rirait, plus hardi que jamais. Puis, ramenant en avant la poignée de son sabre, et la main droite posée sur sa hanche, le petit homme d’Ausbruck s’en alla se pavanant[17]. »


Vous avez reconnu le Trinklied fantastique. Vous vous rappelez ces inspirations du panthéisme d’outre-Rhin qui donnent à la vigne, au vin les instincts et le langage de l’homme, — comme la mythologie grecque leur donnait une existence divine. — Vous vous rappelez l’hymne de Kerner sur les souffrances du vin captif quand la vigne fleurit au dehors, quand la sève bout dans les rameaux.

Maintenant, quelle place assigner à ce talent que nous venons d’étudier dans ses manifestations diverses ? De tous les poètes contemporains, Robert Browning est celui qui s’est le moins isolé de la tradition byronienne. Lui aussi on peut l’accuser de matérialiser la poésie, et d’en subordonner l’élément idéal au sensualisme des sons et des images. Lui aussi se préoccupe de communiquer des impressions plutôt que de propager des idées. Il est artiste avant d’être croyant, artiste avant d’être patriote, artiste avant d’être philosophe ou moraliste. Ses convictions politiques, d’ailleurs, sont saines et libérales. Nous en attesterions, au besoin, la belle imprécation intitulée le Meneur perdu, the Lost Leader, où il flétrit en termes énergiques l’apostasie d’un poète qu’il ne daigne pas nommer[18]. Browning se fait honneur d’être du peuple et pour le peuple, comme Milton, Shakespeare, Burns et Shelley,

Shakespeare was of us, Milton was for us,
Burns, Shelley, were with us.

Si l’auteur de Paracelsus a pour religion suprême ce panthéisme volage qui s’éprend de tout spectacle, de toute musique, et la divinise pour l’heure même où il en subit l’influence, il ne faudrait pas néanmoins s’imaginer qu’il soit d’un naturalisme outré, comme Wordsworth, ou mystique à la façon de Coleridge et de Shelley ; il est, avant tout, préoccupé de l’homme, de ses passions, du langage et des actes qu’elles produisent. Chez lui, la recherche métaphysique, l’étude des traditions, l’effort littéraire, convergent au même but, qui est le drame, le drame en récit, le drame en action, le drame en monologue, peu importe. Si, avec une prédisposition si marquée, il n’atteint pas à l’excellence dramatique, c’est que l’énergie d’un style nerveux et pittoresque, la connaissance des faits historiques, une certaine aptitude à innover dans l’observation et la peinture des caractères, ne suffisent peint à l’homme qui écrit pour la scène. Il a besoin, surtout à notre époque, d’une science spéciale qui lui permette de faire valoir toutes ses autres facultés, et cette science spéciale, qui règle la distribution d’un ouvrage, ménage habilement l’action, taille les scènes à la mesure qu’elles doivent avoir, équilibre les rôles, prévient ou détruit toute objection, Browning ne l’a pas. Il ne l’a pas même autant que l’avait Shakespeare, à qui la pratique de la scène révéla, du moins en partie, les ressources de cette poétique à part. Il n’a pas non plus cette fougue de génie, cet essor lyrique, cette puissance de souffle, qui, vertus suprêmes du poète, lui tiendront toujours lieu des aptitudes et des connaissances secondaires. Tout imparfait qu’est son talent, nous pouvons cependant, sans attendre les progrès qu’il devra peut-être à une plus complète maturité, reconnaître à Browning parmi les poètes actuels de l’Angleterre une physionomie à part, un rôle distingué. Sa hardiesse nous plaît ; son originalité, qui souvent lui coûte cher et ne vaut pas toujours ce qu’elle lui coûte, n’en est pas moins une qualité dont il faut savoir lui tenir compte. Enfin il a, ce qui suffirait à nous le recommander, le goût et la connaissance des littératures européennes. Dans ce temps où les écrivains anglais semblent mettre leur orgueil à s’isoler, à se rendre inaccessibles, et, — chose étrange, — à ignorer ce qui se passe hors de leur île, à s’abstraire du grand mouvement extérieur, on ne refusera point quelques éloges à celui qui cherche des ressources dans la communion la plus large des intelligences, n’excluant aucun modèle, ne dédaignant aucune inspiration, et modifiant par d’heureuses combinaisons ce que le génie national peut avoir de trop rigoureux, de trop entier, de trop asservi aux préjugés de lieux et de race.

L’écrivain chez Browning ne doit pas nous faire oublier l’homme. Aujourd’hui la critique se plaît à interroger la vie privée des poètes. On aime à soulever le demi-voile qui cache ces idoles inconnues ; on aime à se rendre compte de tout ce qui peut expliquer le travail singulier de ces intelligences à part. On nous suivra donc volontiers sous les ombrages d’un de ces cottages fleuris qui se multiplient aux abords de Londres, retraites paisibles où se réfugient, par goût autant que par nécessité, les écrivains épris de la solitude et de ses féconds loisirs. C’est là que nous pourrions, admis chez Browning, le surprendre en tête-à-tête avec son crapaud favori, dont l’éducation fait partie de ses travaux. Ces goûts fantasques sont fréquens chez les littérateurs anglais. Tout le monde connaît l’ours et le chien de Byron ; le singe brésilien de Thomas Hood et le corbeau de Charles Dickens ont aussi leur renommée. Par un beau soir d’été, lorsque le dôme majestueux de Saint-Paul, perçant le brouillard qui enveloppe Londres, découpe sa silhouette sur la blancheur argentine du crépuscule, nous aimerions à errer avec l’auteur de Paracelsus sur les coteaux boisés qui entourent sa demeure, causant de cette Italie où il allait naguère, consciencieux artiste, étudier sa tragédie de Luria, ses petits drames de Pippa Passes et de A Soul’s tragedy. Nous aimerions à le suivre encore dans son ermitage, maintenant embelli par la présence d’une femme d’élite associée aux travaux et à la destinée du poète[19] ; mais ici doit s’arrêter, nous le sentons, notre curiosité. Quel droit aurions-nous d’insister sur ces innocentes indiscrétions lorsqu’elles n’auraient plus la valeur de renseignemens littéraires ? Contentons-nous donc d’ajouter que Browning, estimé comme poète par un petit nombre d’esprits choisis, est, au demeurant, un des hommes les plus honorables de la littérature contemporaine. Sa vie est simple et sévère. Son art l’occupe à l’exclusion de tout autre intérêt, et il ne profite du droit qu’il aurait aux relations les plus distinguées que pour choisir dans le monde aristocratique des amitiés dignes de la sienne.


E.-D. FORGUES.


  1. Voyez la préface de Philip van Artevelde, drame de M. Henri Taylor.
  2. Voyez dans la livraison du 1er mai 1847 l’étude sur Alfred Tennyson.
  3. I understand these fond fears just express’d, etc. (Paracelsus, p. 36 et 37.)
  4. Who will, mal hear Sordello’s story teld, etc.
  5. Austin est le frère cadet de lord Tresham ; lady Guendolen est leur cousine et l’amie de Mildred.
  6. Un mot sur ce titre bizarre. Browning prétend qu’il a voulu indiquer par là son désir « d’alterner ou de confondre la musique et l’éloquence, la mélodie et la pensée, le sens et le rhythme. — Ceci, ajoute-t-il, eût paru prétentieux à exprimer autrement ; c’est pourquoi j’ai choisi la forme symbolique. Or, dans la langue des rabbins et des pères, les deux mots ci-dessus ont souvent le sens que je leur donne. Une autre acception est celle-ci : la foi et les bonnes oeuvres. Laquelle des deux avait en vue Giotto quand il plaçait une grenade dans la main de Dante ? et Raphaël, quand il couronnait des fleurs du grenadier (dans la Camera della Segnatura) le front de sa Théologie ? »
  7. Colombe’s Birthday, act. IV, sc. IV. — Les Amans magnifiques, act. II, sc.IVv, et act. IV, sc. VII.
  8. The Return of the Druss, acte IV, sc. I.
  9. Dramatic Romances and Lyrics, p. 11.
  10. On peut comparer avec le poème de Browning le saynète du Théâtre de Clara Gazul intitulé le Ciel et l’Enfer.
  11. It is a lie - their Priests, Their Pope,
    Their saints, their… All they fear or hope
    Are lies, and lies…
    No part in aught they hope or fear
    No Heaven with them, no Hell, — and here
    No Earth, not so much space as pens
    My body in their worst of dens
    But shall bear God and Man, my cry, —
    Lies, — lies, again, — and still, they lie !
    (Dramatic Romances and Lyrics. — Spain, the Confessional, p. 11.)
  12. Bells and Pomegranates. – The Glove.
  13. Bells and Pomegranates. – The Flight of the Duchess.
  14. Bells and Pomegranates.-The tomb at St. Praxed’s.
  15. Dramatic Lyrics. — Italy.
  16. On sait que le mot claret désigne en Angleterre le vin de Bordeaux.
  17. Dramatic Romances and Lyrics, p. 20.
  18.  ::Just for a handful of silver he left us,
    Just for a ribband to stick in his coat, — etc.
    (Dramattic Romances and Lyrics, p. 8).
  19. Browning a récemment épousé une digne émule de mistress Norton, de lady Stuart Wortley, de mistress Brookes et de tant d’autres muses qui foulent à cette heure les frais gazons de la poétique Angleterre. Miss Eliza Barrett, — aujourd’hui mistress Browning, — a publié en 1833 une traduction d’Eschyle, et en 1841 une légende poétique intitulée Le Roman du Page.