Poètes et romanciers modernes de la France/Prosper Mérimée


POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES
DE
LA FRANCE.

III.


PROSPER MÉRIMÉE.[1]


Prosper Mérimée partage avec Charlet et Béranger l’inestimable privilége d’avoir échappé jusqu’ici aux querelles de feuilleton, aux ovations et aux anathèmes de la critique. Depuis sept ans bientôt qu’il est en possession de la sympathie publique, son nom s’est trouvé bien rarement mêlé aux controverses littéraires ; les deux camps ennemis qui se partagent encore aujourd’hui l’art et la poésie, n’ont guère invoqué son autorité pour la proclamer sainte ou impie.

D’où lui vient donc cet étrange bonheur ? Pourquoi, tandis que les professeurs de Sorbonne et d’Académie faisaient la guerre aux Méditations de Lamartine et aux Odes de Victor Hugo, le Théâtre de Clara Gazul, publié en 1825, au milieu des préoccupations politiques les plus puissantes, a-t-il conquis tout d’abord une sorte d’inviolabilité ? Pourquoi, tandis qu’on agitait dans les journaux et les salons la question des unités dramatiques, avec la même ardeur de conviction, le même enthousiasme de prosélytisme, qu’au temps où Pierre Corneille prenait la peine de réfuter, Aristote en main, les pamphlets de M. de Scudéri, personne n’a-t-il songé à mettre Joseph l’Estrange, éditeur des œuvres de la spirituelle comédienne, au rang des néophytes ou des excommuniés ?

Il y a deux solutions à cette énigme, une solution littéraire et une solution sociale. En premier lieu, Prosper Mérimée paraît s’être, en général, fort peu soucié des théories poétiques. Il y a cent contre un à parier qu’il consulte rarement Laharpe ou l’abbé Le Bossu. Il est donc tout simple que, vivant fort peu avec les poétiques, il n’ait pas eu à cœur de les réfuter en écrivant ; qu’il ait suivi, en composant des ouvrages d’imagination, son inspiration personnelle, sans s’inquiéter d’heure en heure, et presque de page en page, si telle phrase donnait un démenti au dix-septième siècle de la France, si telle autre donnait la main au seizième siècle de l’Angleterre. En second lieu, et ceci n’est pas moins grave pour peu qu’on y réfléchisse, il s’est peu mêlé aux sociétés littéraires. Il n’a pas encouragé du geste et de la voix, de sa présence et de son sourire, les orateurs de cheminée, les Démosthènes de canapé, qui, depuis madame Geoffrin jusqu’à madame de Staël et madame Récamier, ont eu le monopole des succès.

C’est, si l’on veut, une faute impardonnable, une irréparable négligence. À ne consulter que la fortune de son nom, peut-être faut-il le blâmer de n’avoir pas apporté à la réussite de ses écrits plus d’empressement et de sollicitude. Mais aussi n’y a-t-il pas gagné une paix profonde et sereine ? Vivant dans le monde des hommes, au lieu de vivre dans le monde des auteurs, n’a-t-il pas amassé un trésor inépuisable d’anecdotes et d’observations que les livres et les faiseurs de livres ne sauraient suppléer ?

Clara Gazul, comme la plupart des ouvrages réservés à une longue durée, n’a pas eu à son avènement le retentissement et l’éclat auxquels elle pouvait prétendre. Une seule voix, si j’ai bonne mémoire, osa parler pour elle, et cette voix est la même qui révèle aujourd’hui à la France les merveilles encore inconnues de la littérature scandinave. Quand la critique eut désigné du doigt le mérite incontestable du recueil, le public se rangea sans répugnance à son avis ; puis tout fut dit, ou, pour parler plus nettement, tout fut oublié. Le volume prit sa place dans les bibliothèques, mais il ne se fit aucun bruit autour du succès : ni sifflets ni battemens de main. Il y eut, d’une part, approbation silencieuse, et de l’autre indifférence parfaite.

D’ailleurs il y eut de bonnes gens, ne lésinant jamais sur une crédulité de plus, qui prirent l’éditeur au mot, et s’imaginèrent bravement qu’ils venaient de lire un recueil de comédies espagnoles. La biographie de Clara, placée en tête du volume, les dispensait de l’éloge et de la récrimination. Quelques-uns s’aventuraient jusqu’au blâme, et disaient hardiment : « C’est singulier, c’est bizarre, c’est effronté, c’est d’une crudité impudente. » Mais leur conscience patriotique se rassurait bientôt en s’avouant tout bas : qu’après tout c’était une traduction, probablement fidèle, que Joseph l’Estrange ne partageait pas les principes universitaires sur la nécessité de rendre par des équivalens, et jamais par le mot propre, les expressions et les idées contraires au génie de notre langue.

Ils pardonnaient donc volontiers à l’espiègle Clara de ne pas penser aussi chastement qu’une élève d’Écouen ou de Saint-Denis. Ils n’en auraient pas voulu pour leur fille ou leur femme ; mais, à tout prendre, ils la trouvaient amusante et gaie. Le petit nombre des initiés se prêta de bonne grâce à la mystification, et ne livra pas le mot d’ordre. Quant aux hommes de lecture et d’étude, ils ne crurent pas à propos de soulever un voile aussi transparent.

Et vraiment il fallait une ignorance bien complète, ou une complaisance bien entière, pour croire que Clara était née sur le même sol et avait respiré le même air que Lope et Calderon. Précisément à cette même époque on publiait, pour la seconde fois et sous une forme meilleure que la première, les chefs-d’œuvre des théâtres étrangers. D’ailleurs le beau travail de Bouterweck avait déjà été traduit précédemment et donnait sur la scène espagnole des renseignemens assez étendus. Wilhelm Schlegel et son Cours de littérature dramatique étaient populaires parmi les lecteurs sérieux. À ces deux sources d’information on pouvait facilement se convaincre, quand bien même on n’eût pas eu le loisir d’étudier les originaux ou les copies que nous en avions, de la différence qui séparait Clara de ses devanciers prétendus.

Ce qui domine, en effet, dans la plupart des ouvrages de la scène espagnole, c’est, pour la composition, une fantaisie capricieuse et vagabonde, souffletant la vraisemblance presqu’à chaque pas, préférant à tout propos l’effet d’une scène à la logique de la fable, et pour le langage, une emphase sonore et solennelle, manquant rarement une tirade, professant pour la réalité des sentimens et des idées un mépris assez hautain, plaçant plutôt la poésie dans les mots que dans la pensée, prodiguant les images et les similitudes, épuisant quelquefois en deux pages toutes les figures de la rhétorique.

Et cependant, malgré tous ces défauts, que l’admiration la plus sincère ne saurait nier, Lope, et surtout Calderon, étonnent constamment par la fécondité des moyens, par la rapidité des incidens, par l’intérêt et la complication de l’intrigue, sauf à trancher le nœud, comme Alexandre, par un coup d’épée. Les comédies et les tragédies jouées à Madrid ressemblent bien plus à des aventures de roman qu’à des épisodes de la vie réelle. Mais aussi on y trouve quelquefois le même plaisir et le même enivrement que dans les contes arabes.

Or, avec un peu de bonne volonté et une médiocre attention, on se serait bien vite aperçu que Clara ne possède aucune de ces qualités. C’est un des esprits les plus français que je connaisse, net, incisif, dialectique, allant droit au but ; son caractère, malgré sa franchise quelque peu masculine, malgré les gros mots qui, en passant par sa jolie bouche, ont presque l’air de demander grâce pour la liberté grande, comme le Suisse qui faisait la partie du chevalier de Grammont, n’est pas absolument impossible à Paris même. C’est un bon garçon, j’en conviens ; mais le type n’en est pas tout-à-fait perdu chez nous. Il s’effaçait tous les jours, et menaçait de disparaître, lorsque le goût des voyages, en se popularisant chez les femmes de France, est venu dérider leur front, relever leurs paupières, et donner à leur attitude plus de grâce et de vivacité. Clara, si elle venait dans nos salons, trouverait à qui parler sans se renfermer dans les soirées d’hommes.

Le Théâtre de Clara Gazul marque dans la poésie dramatique la même tentative à-peu-près que le premier et magnifique ouvrage d’Augustin Thierry dans la littérature historique. L’historien et le poète prétendent tous les deux à une réalité complète. Ils veulent donner à l’art qu’ils professent une exactitude et une précision mathématiques. Ils recherchent avec une patience curieuse tous les faits qui se rattachent directement ou indirectement à l’idée qu’ils veulent développer. Ils ne regrettent, pour compléter leur érudition, ni les études courageuses, ni les longues méditations. Puis, quand ils sont bien assurés de posséder leur sujet, ils cherchent, pour le montrer, le jour le plus pur ; ils l’éclairent en plein, mais en même temps ils le disposent de façon à composer des lignes simples, un profil sévère, comme celui d’un camée ou d’une pierre gravée.

Je ne sais rien de plus naturel et de plus nécessaire que la bataille d’Hastings, dans Augustin Thierry, ou que l’entrevue de madame de Coulanges et de don Juan. Mais les pages de l’historien et du poète ne sont pas venues du premier coup à cette naïveté qui fait leur plus grand charme. Avant d’arriver à cette forme définitive, elles ont dû subir, dans le cerveau, ou sur le papier, bien des métamorphoses laborieuses. Avant de dépouiller, comme la fonte, toutes les scories parasites qui les enveloppaient, elles ont été soumises plusieurs fois au foyer dévorant qui décompose pour purifier, et ne respecte que les élémens inaltérables.

Mais aussi prenez garde ! n’essayez pas d’aller plus loin que l’ouvrier, maintenant que le métal sort du feu, solide, éclatant et sonore ; un degré de plus, et tout va se briser et se résoudra en ruines.

Ni trop, ni trop peu, telle est la devise constante d’Augustin Thierry et de Prosper Mérimée. Ils se défient de la poésie et ne peuvent lui échapper. Quand une image leur vient en tête, ils ne s’y laissent pas séduire sans se consulter long-temps. Avant de se passionner pour elle, ils se recueillent et s’éprouvent, et ne s’aventurent qu’à bon escient ; et il arrive à cet amour ce qui arrive à tous les amours sérieux et réfléchis : l’éloquence pour lui n’est pas un art, un accident, c’est une nécessité, fatum.

Cette méthode, comme on voit, n’est pas sans analogie avec celle de Tacite et de Montesquieu. Elle répugne, comme les Annales et l’Esprit des Lois, aux développemens.

Pour vérifier ces remarques, je choisirai les Espagnols en Danemark et Inès Mendo, puisque ces deux comédies sont les pièces les plus importantes et les plus longues du recueil.

Sans nul doute, madame de Tourville et sa fille, don Juan et le Résident sont tracés de main de maître, et nous demeurent en mémoire comme si nous les avions connus familièrement. Les politesses prétentieuses et grotesques de Pacaray, ses soupçons et ses frayeurs ; l’entrevue de don Juan et de mademoiselle de Coulanges, la scène du naufrage, l’évanouissement de cette malheureuse femme, honteuse de sa trahison et fière de son amour ; le dénoûment militaire de cette rapide comédie, en voilà plus qu’il n’en faut pour constater le mérite de cette composition.

Mais l’auteur a-t-il assez ménagé les transitions ? n’a-t-il pas procédé à la manière des algébristes ? En négligeant, comme il l’a fait, toutes les idées intermédiaires qui pouvaient servir à établir la vraisemblance et l’authenticité de celles qu’il nous livre, n’a-t-il pas trop compté sur notre attention ? Croit-il donc que sa tâche se borne, comme celle d’un médecin au chevet du lit d’un malade, à étudier et à décrire les symptômes d’une passion ?

Or, à l’habitude, il ne va guère plus avant. Quand à force d’épier en lui-même, ou hors de lui, le trait caractéristique et inévitable de la peur, de l’enthousiasme, de la sympathie, de la tendresse, il a réussi à le surprendre, il s’en contente et s’arrête. Ce n’est là certainement qu’une partie de la poésie, la plus difficile peut-être, la plus rare, la plus essentielle, la plus incontestée, mais non pas la seule. Il en est une autre non moins réelle, tout aussi glorieuse, et, à coup sûr, très utile à l’effet de la première : c’est le développement.

Croyez-vous que les Espagnols seraient moins beaux si les figures étaient moins pressées ? N’y aurait-il pas un charme plus soutenu, si toutes les scènes, qui sont admirablement esquissées, étaient menées à bout, amenées ? Il ne suffit pas d’indiquer une situation, il faut l’approfondir. Il ne suffit pas de donner les symptômes d’une passion, il faut l’expliquer, en donner poétiquement la théorie, montrer par quelles transformations successives elle a passé avant de se révéler et de se trahir. Dialogue ou monologue, peu importe. Une fois que le poète laisse entamer sa fantaisie par de mesquines chicanes sur la vraisemblance, il n’y a plus de poème possible.

C’est pourquoi je regrette que don Juan et madame de Coulanges soient mis en scène avec une sobriété si excessive. Ils ne disent rien d’inutile ; mais disent-ils tout ce qu’il faut ? je ne le crois pas.

Et vous comprenez bien que je ne plaide pas ici pour la cause du théâtre, car évidemment la pièce a été faite pour la lecture et ne pourrait être représentée.

La Guzla, publiée très obscurément en 1827, n’a pas eu et ne pouvait guère avoir un succès éclatant. On s’en est occupé en Allemagne beaucoup plus qu’en France. Les pièces de ce recueil, données par l’auteur comme traduites d’originaux illyriques, sont inventées avec une grande habileté, et soutiennent glorieusement la comparaison avec les chants klephtiques que M. Fauriel nous a fait connaître, et aussi avec les poésies serviennes et hongroises que le docteur Bowring a publiées à Londres. Goëthe, qui avait donné, dans son journal de Weimar, une savante analyse de Clara Gazul, a consacré aussi quelques pages à la Guzla. Il avait de l’auteur un exemplaire de son premier livre, et lui avait envoyé en remercîment sa médaille, qui est assez mauvaise. Il reçut pareillement son second livre. Mais il ne put se refuser au plaisir d’avoir l’air de deviner ce qu’il savait parfaitement. Il montra l’identité d’origine de Clara Gazul et de la Guzla par l’anagramme des deux mots. C’est une grande puérilité, mais très pardonnable. Plusieurs pièces de la Guzla ont été versifiées par Mrs  Shelley, et presque sans altération. C’est qu’en effet la prose de Mérimée possède dans sa contexture presque toutes les qualités de la poésie rhythmique.

La Jaquerie, publiée en 1828, a été, selon toute apparence, composée avant Clara Gazul ; car il y a entre ces deux ouvrages une distance lointaine. Si l’on excepte un petit nombre de caractères qui sont énergiquement tracés, c’est une lecture sans attrait et souvent fatigante. Le continuel éparpillement de l’action, la brièveté de la plupart des scènes, et ce qui est pire encore, l’absence de volonté même implicite dans l’œuvre tout entière, la monotone succession des scènes de pillage et de meurtre, constituent, si l’on veut, une réalité possible, mais sans intérêt poétique, sans animation et sans puissance.

Dans une préface d’une douzaine de lignes, l’auteur dit qu’il a voulu suppléer au silence de Froissart. Puisqu’en effet les renseignemens historiques sur la Jaquerie sont rares et presque énigmatiques, le poète avait beau jeu et pleine liberté. Au lieu de perdre son temps à conjecturer et à reconstruire des faits ignorés, il eût mieux fait de les supposer hardiment, de les créer de toutes pièces. L’étude attentive des monumens lui aurait suffi pour se préserver de l’invraisemblance. S’il n’eût mis en œuvre que sa fantaisie, il n’aurait pu se défendre de l’unité, dont l’absence est si regrettable dans la Jaquerie.

La Famille Carvajal est un poème terrible, d’un haut mérite, mais ne ressemble pas mal aux écorchés de Gericault. C’est une vérité savante, incontestable, mais perceptible seulement pour quelques rares clairvoyances ; il serait fort à regretter que l’imagination humaine ne s’exerçât que sur de pareils sujets. Cependant, comme l’art consacre tout ce qu’il touche, comme le crime, si hideux qu’il soit, s’ennoblit et s’élève en se poétisant, on ne saurait nier la beauté de Carvajal.

La Chronique du règne de Charles ix, publiée en 1829, est très supérieure au Théâtre de Clara Gazul par l’achèvement et la réalité des détails. Il n’y a pas un chapitre du roman, pris en lui-même, qui ne soit plus patiemment et plus curieusement étudié que les meilleures scènes des Espagnols et d’Inès. L’illusion poétique est plus complète et plus saisissante.

Après avoir fermé le livre, on garde l’image des caractères et des acteurs plus nettement et plus profondément gravée. Diane de Turgis, la première et la plus belle figure du tableau, est vivante, animée, pleine d’amour et d’énergie ; c’est bien la femme galante du seizième siècle, telle que nous l’a montrée Brantôme dans ses délicieuses biographies, où l’ironie la plus caustique et le dédain le plus amer se déguisent si habilement sous l’apparente bonne foi des anecdotes, comme dans Montaigne et dans Plutarque. Il n’y a qu’une lecture attentive et familière des écrivains du temps qui puisse initier l’esprit le plus incrédule à la vraisemblance d’un pareil type, et en même temps révéler l’esprit fin et l’imagination docile qui ont présidé à la création de l’héroïne qui le représente.

Les premières entrevues de la Turgis et de Mergy, les coquetteries et les aveux de la partie de chasse, le rendez-vous et la veille de la Saint-Barthélemy sont admirables de mouvement et de vérité. Jamais peut-être notre langue n’avait si fidèlement raconté toute la partie visible d’une première passion, la conduite inconséquente et confuse d’un jeune homme qui pour son début entame la lutte avec une femme faite, rompue dès long-temps aux intrigues de toutes sortes, menant l’amour militairement, troublant, quand il le faut, les rôles des deux sexes, comme fait Rossini pour les instrumens et la voix humaine ; abrégeant la défense quand l’assaut n’est pas assez vif ; supprimant, comme un général d’armée, les marches et contre-marches, et offrant du même coup la bataille et la victoire. J’aime, je l’avoue, cette hardie jouteuse qui coupe ses lacets, et renverse les flambeaux. Aussi bien elle avait assez attendu ! Le réveil de Mergy dans les ténèbres, la main mystérieuse qui l’arrête au passage, et l’imprudent baiser qu’il applique sur une peau tannée, renferment, à mon avis, une leçon profitable sur l’ivresse des aventures ; et malgré la singularité des termes, j’adopte volontiers la comparaison du madère et du sirop anti-scorbutique.

Le portrait de Diane, et surtout ses yeux, me semblent peints d’après nature. Ses yeux de chatte, humides, veloutés et changeans, me plaisent particulièrement.

L’entrevue du capitaine George avec Charles ix est simple, mais significative. C’est dans le livre entier les seules pages littéralement historiques.

Malheureusement il n’y a pas de roman. Le livre est fait de telle sorte que chacun des chapitres paraît fait pour lui-même et ne se guère soucier du précédent ni du suivant ! C’est une série d’aventures bien dites, mais ordonnées presque au hasard, sans enchaînement nécessaire ; disposées comme les figures d’une toile italienne, de façon à produire chacun un effet individuel, mais sans subordination.

Et ainsi le roman de Mérimée vaut mieux par les détails et vaut moins par l’ensemble que son théâtre.

En effet la logique dramatique adoptée par l’Angleterre et l’Allemagne, et aujourd’hui acceptée par la France, est plus rapide, plus précise, plus nette que la logique épique. Il y a toujours dans un récit, si réel qu’il soit, une part inévitable de fantaisie à laquelle Prosper Mérimée ne paraît pas vouloir se résigner.

Sans doute ce serait folie à la critique de conjecturer dès à présent qu’il ne s’y résignera pas, et que, dans un second roman, il n’imaginerait pas un plan pareil à celui de ses drames, quant aux lignes générales, en ayant soin d’en troubler volontairement l’exécution par des accidens et des épisodes. Il est incontestable qu’un artiste du premier ordre n’est pas long à deviner ce qui lui manque.

Mais, en 1829, il paraissait croire qu’un récit n’a besoin ni de logique ni de fantaisie, et que la vérité des détails suffit. Aujourd’hui, je m’assure qu’il doit avoir changé d’avis.

D’ailleurs, dans sa préface, il paraît s’être jugé lui-même à-peu-près dans le même sens. Il donne son livre pour un extrait de ses lectures. C’est beaucoup mieux et beaucoup plus qu’un extrait ; mais il semble indiquer qu’il n’a pas eu la prétention de composer un poème, et c’est aussi notre opinion.

Quant à la question historique qu’il a soulevée, je déclare que la polémique engagée à cet égard ne me paraît pas avoir réfuté la solution qu’il propose dans les formes les plus modestes, puisqu’il conclut sa théorie par le plus sceptique de tous les vers de don Juan, en nous priant seulement de « supposer cette supposition. » Il considère la Saint-Barthélemy comme une boutade improvisée, et nie formellement que le coup d’état ait été prémédité long-temps à l’avance. Des exemples récens, qu’il ne pouvait pas invoquer, auraient donné à sa négation une grande autorité. Entre la conduite de Charles ix, en 1572, et celle de Charles x, en 1830, il y a bien quelque analogie, lointaine, si l’on veut, mais du moins très intelligible. La défense du premier contre les huguenots, et celle du second contre les démocrates, avaient acculé les deux rois à la nécessité d’un coup d’état. Mais cette nécessité, à laquelle ils ont cédé, l’avaient-ils prévue ? Charles x pressentait-il à Reims, en 1825, ce qu’il comprenait à peine cinq ans plus tard, à Saint-Cloud ? Des deux côtés, je penche fort pour la négation.

L’épigraphe de Rabelais, placée en tête du roman, explique assez bien comment l’auteur comprend la moralité des actions humaines. Il est certain que l’ignorance atténue singulièrement la culpabilité. Et c’est pourquoi le massacre des janissaires est peut-être une faute moins grave que le renvoi de lord Grey ; car on peut raisonnablement supposer que Guillaume iv est plus éclairé que Mahmoud.

Faut-il regretter que Prosper Mérimée n’ait pas franchement abordé 1572 ; qu’au lieu de prendre la date, il n’ait pas pris le sujet ? Je ne sais. Peut-être son amour excessif de la vérité l’empêchera-t-il toujours de toucher à l’histoire. Réservé comme il l’est, il doit rougir de toutes les profanations du passé qui se multiplient effrontément depuis quelques années. S’il pouvait dépouiller sa pruderie littéraire, il saurait mieux que personne tailler dans l’histoire des poèmes pleins d’animation et d’intérêt. Mais pour cela il faudrait qu’il imposât silence à son érudition chagrine et querelleuse. S’il savait moins, il oserait davantage ; car, malgré les paroles de François Bacon, qui dit quelque part : « Qu’un peu de sagesse mène au doute, et que beaucoup de sagesse l’amène à la croyance », son principe, applicable tout au plus aux idées religieuses, échoue bien souvent contre la timidité de l’imagination.

Pour ma part, j’aime mieux n’avoir pas Catherine de Médicis, que je retrouve quand je veux en feuilletant quelques volumes poudreux, et posséder, comme dédommagement, Diane de Turgis, qui n’est nulle part ailleurs.

Comment est-il arrivé que le public français, si fier de son goût et de sa pénétration, si empressé d’ordinaire à se targuer de sa finesse et de son intelligence, ait attendu, pour faire à Prosper Mérimée sa part de gloire, qu’il renonçât aux ouvrages de longue haleine pour lui faire des contes de vingt pages ?

Je répondrai : pourquoi le public anglais, qui vante si volontiers l’érudition délicate et le profond discernement de ses universités, a-t-elle attendu, pour admirer Milton, l’avis d’Addison ?

J’aperçois, des deux parts, même confusion et même honte.

Oui, ce ne fut qu’en 1829, plusieurs mois seulement après la publication de son roman que le nom de Mérimée devint populaire, à l’occasion de Mateo Falcone. Mateo est, en effet, un véritable chef-d’œuvre de narration. Il est impossible de pousser plus loin l’artifice des incidens et du style, d’enfermer dans un espace aussi étroit plus d’émotions et d’idées, d’indiquer avec plus de concision et de vivacité autant de physionomies et de caractères. Je défie qu’on tire d’une donnée si simple un plus riche parti ; à la bonne heure c’est une perle, un diamant, si vous voulez. Mais n’avait-il rien fait avant Mateo ? Rentrez en vous-même, et rougissez.

À ce propos les fureteurs de bibliothèques, grands dénicheurs d’idées qu’ils ne savent pas nourrir, sauveurs de l’art qu’ils ne compromettent jamais par leurs œuvres, ont avisé, dans un volume anglais, l’anecdote qui fait le sujet de Mateo. Et je les remercie de leur découverte, car, depuis que j’ai lu ce volume accusateur, j’ai pour le récit français un enthousiasme plus sérieux.

Si les vingt lignes du journal de Benson contiennent Mateo, il faut déclarer du même coup que Charlevoix contient les Natchez, et que le Pèlerinage de Byron se trouve dans les itinéraires de Reichard.

Tamango, quoique inférieur à Mateo, se distingue entre toutes les compositions de Mérimée par des qualités particulières : c’est un récit qui commence comme une satire et qui finit comme une épopée homérique ou dantesque. Malgré l’antipathie bien connue de l’auteur pour les images lyriques, pour les comparaisons solennelles, il cède malgré lui à l’irrésistible majesté de son sujet, et se laisse entraîner aux mouvemens de la plus tumultueuse poésie. Il a beau se contenir, se mettre en garde, son front calme et serein, son regard paisible et assuré ne peuvent le soustraire à la lumière éblouissante dont il a lui-même concentré les rayons. L’exemplaire sagesse de son esprit ne réussit pas à le préserver de la débauche. Et tant mieux ! car il y a dans Tamango une magnifique poésie.

La Partie de trictrac n’est pas un récit complet. Le commencement surtout est confus ; mais le caractère de la comédienne est parfait. Le suicide du Hollandais, ivre et ruiné, le désespoir et la résignation du malheureux jeune homme qui a triché au jeu et qui se méprise, sans pouvoir convertir à sa haine pour lui-même l’incrédulité frivole de sa maîtresse, sont des traits excellens.

Cependant, malgré le mérite éminent de ces trois compositions, l’engouement des lecteurs pour Prosper Mérimée ne s’est déclaré bien franchement et avec tous les caractères d’une véritable épidémie qu’après le Vase étrusque. Or, je ne crains pas de le dire hautement, et tous les hommes de réflexion et de bonne foi se rangeront à mon avis, le Vase étrusque est le pire, le plus maniéré, le moins vrai, le moins naïf et le moins simple de tous les ouvrages de Mérimée. Sans doute il s’y rencontre des pages d’une nature exquise. Le sujet lui-même, indépendamment de l’exécution, est neuf et bien saisi. Ce n’est pas une donnée commune que la jalousie rétroactive. Les angoisses et les questions inquiètes de Saint-Clair sur l’origine du vase qu’il frappe crescendo, comme un tamtam, sont très habilement racontées. Mais les conversations du déjeuner ne valent rien. Le voyage d’Égypte est presque inintelligible pour ceux qui ne connaissent pas l’original. Le dénoûment ne dénoue rien : autant vaudrait Deus ex machina. À tout prendre, c’est un récit plein de coquetterie, de papillotage, de faux goût, et qui fait tache dans les œuvres sévères et châtiées de l’auteur. J’en suis vraiment fâché pour les dames de Paris ; mais la réputation exagérée qu’elles ont faite au Vase étrusque me prouve très clairement qu’elles ne se décident pas toujours, en pareille matière, par des raisons littéraires.

J’en dirai autant du Carosse du saint sacrement, de l’Occasion et des Mécontens. La Vision de Charles xi est racontée trop sommairement pour que la critique en fasse l’objet de ses blâmes ou de ses louanges.[2]

Les deux lettres de Mérimée sur l’Espagne sont bien écrites, mais ne sont peut-être pas aussi naturelles qu’on pourrait s’y attendre. L’esprit y gâte souvent l’émotion. Je trouve très inutile, de la part du narrateur, de s’excuser du plaisir qu’il a pris aux combats de taureaux, de citer saint Augustin, de s’excommunier, comme il fait, pour sa cruauté prétendue. Mon Dieu ! c’est un malheur sans doute, mais un malheur authentique, que les âmes les plus douces se plaisent au spectacle des luttes sanglantes. Les dames romaines ne rougissaient pas de s’asseoir au cirque, et les femmes de Paris, qui se pressent aux exécutions capitales, n’ont pas le droit de jeter la pierre aux femmes de Madrid.

La série des œuvres est maintenant épuisée. Il faut seulement ajouter à la liste précédente quelques pages sur lord Byron, remarquables par un goût sûr, et où, pour la première fois, le vrai caractère de don Juan et de Childe Harold est nettement défini ; avant Mérimée, personne, que je sache, n’avait trouvé dans le double aspect de son talent, la diffusion des idées et la concision du style, la raison de son impuissance épique et dramatique ; et aussi une notice biographique et littéraire sur Cervantes. Ce dernier morceau n’a rien de saillant, si ce n’est la profession de foi littéraire du biographe. C’est là que l’auteur énonce catégoriquement son opinion sur la rime et le mètre, et les déclare incompatibles avec le mouvement du dialogue. À cet égard, il me paraît se méprendre complètement ; des exemples imposans le réfuteraient ; et lui-même, s’il pouvait se résoudre à versifier quelquefois sa pensée, gagnerait peut-être une qualité qui lui manque, le développement : le mouvement de la période poétique le contraindrait à multiplier les formes de sa pensée.

Ses amis parlent d’un manuscrit de Cromwell, antérieur à Clara Gazul, mais seulement pour mémoire.

Quant à la biographie de Prosper Mérimée, elle est comme l’histoire des peuples heureux, elle n’existe pas. On sait seulement qu’il a été élevé dans un collége de Paris, qu’il a étudié la jurisprudence, qu’il a été reçu avocat, qu’il n’a jamais plaidé, et les journaux ont pris soin de nous apprendre qu’il est aujourd’hui secrétaire de M. le comte d’Argout.

Ceux qui le connaissent familièrement n’ont jamais vu en lui qu’un homme très simple, d’une instruction solide, lisant facilement l’italien et le grec moderne, parlant avec une pureté remarquable l’anglais et l’espagnol, préférant volontiers entre tous les livres les relations de voyages. Et c’est ce qui explique l’ubiquité de son esprit ; car il n’a jamais vu dans sa vie que l’Angleterre et l’Espagne. S’il est vrai, comme on le dit, qu’un séjour de quatre mois à Madrid, à Barcelonne, à Grenade et à Cadiz, pendant l’année 1830, l’a fait douter de lui-même, et désabusé de ses espérances littéraires ; si depuis qu’il a comparé son premier livre à la réalité, il a pris en pitié toutes les tentatives poétiques, il faut le plaindre, mais ne pas désespérer de sa guérison. Il comprendra, je n’en doute pas, que les études locales, essentielles pour un roman, sont le plus souvent très inutiles pour un drame. Avant un an, soit qu’il reste aux affaires, soit qu’il les quitte, il sera forcé de revenir à la littérature. Ce n’est pas à trente ans qu’on renonce à montrer un talent laborieusement acquis. Et s’il ne veut pas s’aventurer dans les tracas du théâtre, il fera pour nos plaisirs des livres excellens et moins contenus que ses précédens ouvrages.


gustave planche.
  1. Voyez les deux premier article de cette série, I. Victor Hugo, livraison d’août 1831 ; II. Alfred de Vigny, livraison du 1er août 1832.
  2. Ces diverses compositions de P. Mérimée, publiées d’abord séparément, sont réunies en un volume, qui paraît chez Fournier, libraire, rue de Seine, no 29, sous le titre de Mosaïque.