Poètes et romanciers modernes de la France/Alfred de Vigny


POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES
DE
LA FRANCE.

II.


ALFRED DE VIGNY.[1]

Ouvrez au hasard les histoires et les biographies ; prenez, dans les récits confus du passé qui sont venus jusqu’à nous, la vie d’un général d’Athènes, d’un tribun de Rome, ou d’un peintre de Florence ; au milieu des contradictions sans nombre, parmi les inconciliables démentis dont se compose cette vérité prétendue, si difficile à établir, et vraie de tant de manières et si diverses, un seul point, j’en suis sûr, vous aura frappé, comme moi, par l’harmonieuse unanimité des témoignages, c’est que, dans la vie antique aussi bien que dans la vie moderne, il est arrivé rarement aux esprits d’élite, aux hommes choisis et prédestinés, de rencontrer du premier coup la route qu’ils doivent suivre, hors de laquelle il n’y a pour eux ni gloire, ni bonheur, ni force, ni enthousiasme. Pour ceux qui se contentent de vivre et de passer sans laisser de traces, toute voie, quelle qu’elle soit, est bonne et prospère. Dans quelque sens qu’ils marchent, leurs pas sont assurés de toucher le but ; car ils n’ont pas d’autre dessein en tête, d’autre espérance au cœur, que de finir après avoir duré, de s’endormir après la veille, d’oublier dans un sommeil sans rêves les fatigues du jour. Mais l’histoire et la philosophie n’ont rien à faire avec cette humanité sans âme, et l’abandonnent sans regret, en se bornant à constater sa place et son rôle sur les cartes géographiques.

Ailleurs, parmi les esprits qui doutent et qui cherchent, quelles épreuves douloureuses, quels pénibles tâtonnemens avant de saisir le fil qui doit les sauver ! quels flots tumultueux, quelles vagues furieuses à dompter, avant de voguer à pleines voiles et de creuser un sillon lumineux et paisible !

Je ne sais pas si l’histoire, qui, de siècle en siècle, est remise en question, controversée, réduite en cendres, puis reconstruite sur nouveaux frais, pour se disperser, cinquante ans plus tard, en de nouvelles ruines, je ne sais pas si cette grande école des peuples et des rois, comme on la nomme en Sorbonne, doit un jour réaliser les utopies du bon abbé de Saint-Pierre, et nous donner la paix perpétuelle ; si désormais la lecture assidue d’Hérodote et de Salluste doit suffire à terminer les révolutions à l’amiable : ma conviction à cet égard est encore, je l’avoue, très incomplète. Mais je vois dans l’histoire un symbole impérissable de souffrance et de résignation, un conseil impérieux pour l’avenir, quel qu’il soit, encore plus pour l’homme que pour les peuples : l’âme se console et se rassérène au spectacle des tristesses qui ont précédé la sienne, et qui ont trouvé dans la persévérance un dénoûment et une expiation.

Et ainsi je ne lis jamais sans attendrissement un des livres les plus savans de l’Angleterre, la vie des poètes anglais par Samuel Johnson. Je lui pardonne volontiers son pédantisme gourmé, l’emphase guindée de ses doctrines, et le puritanisme de son goût, en faveur des anecdotes et des traditions qu’il a recueillies avec une religion laborieuse. Milton maître d’école ! Savage écrivant dans la rue, ou dans une taverne enfumée, sur un papier d’emprunt, les lambeaux désordonnés de ses poèmes ! savez-vous beaucoup de romans aussi riches en émotions ?

Mais bien qu’on ne doive toucher à la biographie d’un homme vivant qu’avec une extrême réserve, bien que le récit des premières années d’un homme qu’on peut coudoyer dans un salon, ou rencontrer dans la rue, exige une délicatesse sérieuse et contenue, il ne sera peut-être pas sans intérêt et sans utilité d’ajouter à tant d’exemples mémorables un exemple nouveau que nous avons sous les yeux.

Quand je saurais jour par jour toute la vie intérieure et personnelle d’Alfred de Vigny, je me garderais bien de la publier ; ce serait, à mon avis, une indiscrétion sans profit pour le public, pour le poète ou le biographe. Je crois d’ailleurs qu’on a fort exagéré dans ces derniers temps l’importance des anecdotes littéraires, qu’on a souvent cherché dans des circonstances indifférentes l’explication ingénieuse, mais forcée, d’un poème ou d’un roman dont l’auteur lui-même n’aurait pas su indiquer la source. Et je m’assure, par exemple, que si l’auteur d’Hamlet revenait parmi nous, il s’étonnerait fort à la lecture des pages de Tieck et de Gœthe, qu’il désavouerait naïvement toutes les intentions métaphysiques que la critique allemande a baptisées de son nom.

L’auteur de Cinq-Mars est né à Loches, en Touraine, en 1798. Sa première éducation, commencée au Tronchet, vieux château, en Beauce, que possédait son grand-père, s’est achevée sans éclat dans un collége de Paris. Si quelque mémoire complaisante a recueilli sur la jeunesse d’Alfred de Vigny quelques-unes de ces anecdotes pareilles à celles que nous avons sur Platon et sur Virgile, je dois dire qu’elles ne sont pas venues jusqu’à moi, et que ses amis, s’il les connaissent, observent à cet égard une discrétion impénétrable. Mais je me réjouis volontiers de mon ignorance ; car je ne crois pas que ces révélations, souvent exagérées, éclairent d’un jour bien sûr la vie et les ouvrages d’un poète. Il me semble, à moi, tout naturel qu’un homme qui doit s’élever et grandir commence simplement et sans bruit à parcourir la carrière qui retentira de son nom. Je ne prête aux débuts singuliers qu’une attention douteuse et une foi rétive.

En 1814, il entra dans la première compagnie rouge comme lieutenant de cavalerie ; plus tard il passa dans un régiment d’infanterie, et se retira en 1828, capitaine du 55me de ligne, après quatorze ans de service.

Si l’on excepte la campagne de 1823 que les bulletins fanfarons du prince généralissime ont vainement essayé de travestir en une guerre sérieuse, il n’a guère connu de la vie militaire que la monotonie et la sujétion. Élevé sous le Consulat et l’Empire, dans les idées belliqueuses qui nourrissaient alors la jeunesse, dans un temps où toutes les fortunes commençaient par une épaulette, et finissaient par un boulet ou le bâton de maréchal, quand vint la restauration avec ses quinze années de paix extérieure et de luttes intestines, son éducation, comme celle de tant d’autres, se trouva sans destination et sans avenir. Il avait rêvé dans ses lectures de collége les dangers du champ de bataille. Mais Napoléon avait laissé aux Bourbons une nation lasse de gloire et de despotisme. Toute l’activité de l’esprit français se portait vers des conquêtes plus pacifiques et plus durables, on le croyait du moins, que celles du général d’Italie.

Que faire alors ? Fallait-il abandonner l’espoir, désormais irréalisable, d’une fortune militaire, et se précipiter servilement à la curée des places, envahir à la suite de toutes les ambitions, que le flot des révolutions soulève et rejette comme une écume impure, les avenues de l’administration ? Mieux valait à coup sûr, pour un homme de recueillement et de pensée, garder la vie militaire, la vie de garnison, la vie de caserne, qui, pour un esprit laborieux et amoureux de rêverie, a le même charme, ou, si l’on veut, les mêmes ennuis studieux et fertiles que la vie monastique. Des deux côtés, c’est la même obéissance passive à des règles quotidiennes dont l’interprétation et la légitimité sont soustraites à l’examen et au libre arbitre. Au couvent et à la caserne, on trouve une vie toute faite, une journée divisée, heure par heure, en compartimens réguliers et immuables. Rien n’est laissé au caprice. Le sommeil est compté. Dans cette condition, l’esprit, selon sa force et sa portée, cède et s’endort quelquefois pour ne jamais se réveiller, ou bien lutte contre la vie qu’on lui impose, se replie sur lui-même, se contemple et se consulte, et n’ayant rien à faire avec les choses du dehors, puisqu’il n’y peut rien changer, il se fait à son usage une solitude parfaite, un complet isolement que la foule ne peut troubler ; il acquiert, dans ce combat assidu, une énergie nouvelle et prodigieuse : s’il ne succombe pas à la tâche, il est assuré d’un prix glorieux, d’une haute estime de lui-même, et d’un immense pouvoir sur les autres.

Tel fut le choix d’Alfred de Vigny, depuis 1815 jusqu’en 1828, époque à laquelle il a quitté le service, il a composé, dans sa vie errante, les différens poèmes publiés d’abord en 1822, 1824 et 1826, et réunis pour la première fois dans un ordre logique en 1829. N’ayant d’autre lecture qu’une bible, enfermée pendant la route dans le sac d’un soldat, un volume où il inscrivait fidèlement ses projets et ses pensées, il écrivait à ses momens de loisir, entre l’exercice et la parade, Dolorida, Moïse, le Déluge ou la Neige. De cette sorte, la poésie n’a jamais été pour lui une profession régulière, mais bien un délassement, une nécessité, un refuge.

C’est à Oléron, dans les Pyrénées, petite ville de la montagne, près Orthez, que lui vint la première idée de Cinq-Mars. Quand il pouvait obtenir un congé de quelques semaines, il venait à Paris feuilleter les mémoires du dix-septième siècle, le cardinal de Retz et madame de Motteville ; il s’initiait par de courageuses lectures à l’histoire de Louis xiii sous Richelieu. C’est à Paris, en 1826, que fut écrit et publié Cinq-Mars, qui depuis a été réimprimé trois fois, et dont le succès est aujourd’hui consacré.

En 1828, rentré dans la vie civile, Alfred de Vigny reporta toute son attention sur la réforme du théâtre, et avant d’aborder personnellement la scène, crut devoir naturaliser chez nous quelques pièces anglaises. Il traduisit Othello, qui fut joué le 29 octobre 1829. Pendant les représentations, il traduisit également le Marchand de Venise, qui allait être représenté à l’Ambigu, lorsque M. de Montbel opposa son veto, et le privilége du Théâtre Français, qui seul alors partageait avec l’Odéon le droit de jouer des pièces en vers.

En 1830, il écrivit la Maréchale d’Ancre, qui fut représentée le 25 juin 1831.

Enfin, dans les derniers mois de l’année dernière, il commença Stello, achevé cette année seulement, publié d’abord dans la Revue des deux Mondes, en trois fragmens, et réuni en un volume depuis quelques jours.

Au mois de mai dernier, pendant une assez longue maladie à laquelle il craignait de succomber, il a brûlé deux manuscrits, Julien l’Apostat et Roland, deux tragédies qui étaient ses débuts dans la littérature dramatique, dont nous ignorons la date, qu’il n’a jamais communiquées à personne, et qu’il a sagement dérobées aux éditeurs posthumes.

Ainsi la vie d’Alfred de Vigny se divise en trois parties bien distinctes : son éducation, commencée et achevée toute entière sous le Consulat et l’Empire, ses travaux littéraires et sa vie militaire sous la restauration, et enfin, depuis 1828, une solitude volontaire et laborieuse.

Depuis 1814 jusqu’en 1828, pour complaire à sa famille, pour ne pas briser brusquement des engagemens qui lui donnaient un état dans le monde, pour éviter le reproche d’inconséquence et de légèreté que les langues oisives prodiguent avec une complaisance inépuisable, il est demeuré au service, il a fait abnégation de ses goûts personnels, sans renoncer pourtant à ses études de prédilection. Mais, selon toute apparence, cette situation violente lui a été profitable. S’il avait eu à Paris des loisirs paisibles, peut-être se fût-il mêlé aux réunions, aux cercles, aux coteries littéraires qui partageaient les salons de la restauration, comme autrefois, à Constantinople, les querelles de cochers, qui réfléchissaient, entre une causeuse et un piano, la silhouette, et parfois aussi la caricature des querelles parlementaires, petite guerre qui singeait la grande ; peut-être eût-il été obligé de jeter sa voix dans la balance, au milieu des débats sur la liberté de l’art, contre-partie, on le disait, conséquence ou parodie de la liberté politique. Sa plume n’aurait pu refuser quelques gouttes d’encre aux poétiques et aux préfaces du temps, exégèse d’une religion sans prêtres, scholies érudites des Euripides à venir.

Or, malgré la prodigieuse dépense d’esprit et de paroles, grâces à laquelle les athénées littéraires de la restauration ont su, pendant dix ans, remplir leurs chaires, et occuper leur auditoire, j’ai quelque raison de croire que ces oisivetés savantes, ces éternelles dissertations sur le goût et le génie, sur Boileau et Shakespeare, sur le moyen-âge et l’antiquité, la génération logique et la succession historique des formes poétiques, portèrent plus de dommage que de profit à l’art pris en lui-même et pour lui-même. Si la régénération du théâtre est prochaine, je soupçonne que le plus sûr moyen de la hâter n’est pas de savoir si Sophocle procède d’Homère, si Rabelais et Callot n’ont pas trouvé dans Aristophane et dans les bas-reliefs romains le type éternel de la bouffonnerie qu’on attribue, je ne sais pourquoi, au développement du christianisme.

Ombres des rhéteurs d’Athènes et de Rome, si vous assistiez aux séances de nos modernes académies, combien vous deviez être jalouses de nos périodes harmonieuses, de nos incises perfides, qui font à l’impatience et à la curiosité une guerre de buisson ! Vos entrailles n’ont-elles pas tressailli de joie, votre cœur n’a-t-il pas battu de reconnaissance et de fierté en voyant comme nous avons dignement profité à vos leçons ? N’avez-vous pas cru que les beaux jours du bas-empire allaient renaître ? N’espériez-vous pas que toute la France allait se transformer en professeurs, et que bientôt dans le mutuel étonnement, dans la mutuelle extase où les jetterait leur infaillible éloquence, ne trouvant plus à se faire ni questions ni réponses, ils termineraient la discussion par d’unanimes applaudissemens ?

Ne valait-il pas mieux cent fois, comme fit Alfred de Vigny, vivre de poésie et de solitude, chercher la nouveauté du rhythme dans la nouveauté des sentimens et des pensées, sans s’inquiéter de la date d’une strophe ou d’un tercet, sans savoir si tel mètre appartient à Baif, tel autre à Coquillart ? Que des intelligences nourries aux fortes études examinent à loisir et impartialement un point d’histoire littéraire, rien de mieux. Mais se faire du passé un bouclier pour le présent, emprunter au seizième siècle l’apologie d’une rime ou d’un enjambement, et faire de ces questions, toutes secondaires, des questions vitales et premières, c’est un grand malheur à coup sûr, une décadence déplorable, une voie fausse et périlleuse.

Qu’arrivait-il en effet, c’est qu’en insistant trop formellement sur le mécanisme rhythmique, on avait réduit la poésie à des élémens matériels trop facilement saisissables : en six mois on apprenait les secrets du métier, on savait faire une ode, une ballade ou un sonnet, comme l’équitation ou le solfège.

Ç’a donc été un grand bonheur pour Alfred de Vigny de vivre, jusqu’en 1828, au milieu de son régiment plutôt que dans les sociétés littéraires de Paris, qui s’efféminaient dans de mesquines arguties.

Suivons maintenant le développement de ses travaux et pesons la valeur de ses titres.

Entre tous les mérites qui distinguent les poèmes, celui qui m’a d’abord frappé, c’est la variété naïve et spontanée des sujets et des manières, l’opposition involontaire et franche, et, si l’on veut, l’inconséquence des intentions et des formes poétiques, l’allure libre et dégagée des pensées et des mètres qui les traduisent, l’inspiration nomade et aventureuse, qui, au lieu de circonscrire systématiquement l’emploi de ses forces dans une époque de l’histoire, dans une face de l’humanité, va, selon son caprice et sa rêverie, de la Judée à la Grèce, de la Bible à Homère, de Symetha à Charlemagne, de Moïse à madame de Soubise.

Prise et pratiquée de cette sorte, la poésie, je le sais, même en lui supposant un grand bonheur d’expression, est moins assurée de sa puissance et de son effet ; chaque fois qu’elle veut agir sur le lecteur, elle recommence une nouvelle tentative, elle ouvre et fraie une autre voie ; elle a besoin, pour être bien comprise, d’une attention sévère, et presque d’une éducation toute neuve. Si au contraire, adoptant la méthode commune, elle convertissait le travail de la pensée et de la parole en une sorte d’industrie, si pour s’assurer plus facilement la sympathie publique, elle profitait d’un premier succès pour des succès à venir, si après avoir concentré les regards sur un ordre particulier d’émotions et d’idées, elle faisait servir cette première leçon, une fois faite, à l’intelligence de ses autres conceptions uniformément fidèles à un type identique, sans doute elle aurait moins de soucis et d’inquiétudes. Mais en sacrifiant ainsi sa liberté à l’insouciance et à la frivolité, en demandant pardon à l’ignorance et à la légèreté, en renonçant de gaîté de cœur à ses inconstantes métamorphoses, croyez-vous que la poésie n’abdique pas sa mission et son autorité ? Ne craignez-vous pas qu’elle ne meure et se flétrisse, en cessant de se renouveler ?

Eloa rivalise de grâce et de majesté avec les plus belles pages de Klopstock. Le sujet, qui se trouve à l’origine de toutes les histoires et de toutes les poésies, la lutte des deux principes qui se disputent nos destinées, qui domine toutes les cosmogonies et toutes les religions, qui se montre dans les mahaghavias de l’Inde, dans l’Évangile et le Coran, dans Faust et dans Manfred, dans Marlowe et dans Milton, l’idée première et féconde d’Eloa, qui a traversé déjà, sans s’appauvrir ou s’épuiser, tous les âges de l’humanité, avait besoin, pour intéresser un public causeur et dissipé comme le nôtre, du charme des détails et de l’exécution ; or, ce drame dont la scène et les acteurs n’ont pas un seul élément de réalité, mais dont l’exposition, la péripétie et le dénoûment n’ont qu’une vérité idéale et absolue, ce drame intéresse d’un bout à l’autre, comme le Paradis perdu et le Messie.

Moïse est une magnifique personnification de la tristesse intelligente et recueillie, du génie aux prises avec l’obéissance ignorante et aveugle. Quand le prophète législateur, Orphée d’une civilisation naissante, coordonnant comme Solon et Lycurgue, comme Numa et Napoléon, les coutumes et les lois, parle à Dieu face à face, et se plaint de sa puissance et de sa solitude, solitude quand il raconte à son maître les tendresses qui le fuient, les amitiés qui s’agenouillent au lieu d’ouvrir les bras, je ne sais pas une âme sérieuse, à qui le spectacle ou la conscience d’une pareille et si poignante misère n’arrache des larmes. — Les formes et les coupes des versets hébraïques, naturalisées dans le mètre français, sont d’un bel emploi, comme dans Athalie et les Oraisons funèbres.

Dolorida est une création pathétique, un récit espagnol d’une composition simple et rapide ; les premiers vers sont d’une exquise et amoureuse coquetterie. Quand l’époux infidèle se jette aux pieds de sa femme jalouse, et confesse son crime ; quand son juge et son bourreau répond à ses angoisses et à ses humiliations par cette question terrible :

T’a-t-elle vu pâlir ce soir dans tes souffrances ?
et qu’elle se punit elle-même de sa vengeance, en prononçant ces funèbres paroles :
Le reste du poison qu’hier je t’ai versé,
on demeure muet et consterné, comme devant un chêne frappé de la foudre.

Cependant, malgré l’intérêt puissant de Dolorida, j’ai souvent regretté l’emploi trop fréquent de la périphrase poétique. J’y voudrais plus de naïveté, plus de franchise dans l’expression. Je pardonne l’élégance laborieuse et parée dans le développement d’un sentiment personnel, ou dans une action étendue où le poète peut intervenir pour son compte ; mais quand on resserre toute une tragédie dans deux cents vers, on ne saurait aller trop vite au but, et alors il convient peut-être d’employer le mot propre et d’appeler les choses par leur nom. Au reste, ce défaut, que je blâme en toute sincérité, est, pour la plupart des lecteurs, une qualité précieuse. Mais je garde mon avis.

Madame de Soubise me plaît moins que le reste du recueil. Il me semble que l’intérêt s’éparpille et s’égare dans les ambages et les puérilités de l’exécution. On dirait un pastiche de vieilles ballades écrites sur vélin et enluminées d’or et de carmin. C’est de la ciselure rhythmique, mais non pas sévère et simple comme les buis d’Albert Durer ou les médailles de Benvenuto. C’est presque un jeu de patience, un défi oisif que l’auteur se porte à lui-même, dont il se tire à merveille, mais auquel il a bien fait de renoncer.

J’aime mieux et de beaucoup la Neige et la Sérieuse. Ce dernier poème résume très poétiquement la sympsychie du marin et de son navire, comme a fait Hoffmann pour Antonia et le Violon de Crémone.

Le Déluge, malgré la gravité de quelques pages, pèche en général par la confusion. On n’y trouve ni la grandeur théâtrale et gigantesque de Martin, ni la sévérité précise et pure de Poussin, qui tous deux, sous une autre forme, ont traité le même sujet.

Symetha et le Bain d’une dame romaine rappellent la manière antique d’André Chénier.

D’où il suit que les poèmes d’Alfred de Vigny, compensation faite des défauts et des qualités, sont un recueil précieux à plusieurs titres, original dans la pensée, élégant dans l’exécution, et, selon nous, un beau et durable monument.

Cinq-Mars n’a pas conquis d’abord l’attention et la sympathie qu’il méritait. C’est pourtant, comme l’a dit une voix plus habile que la nôtre, « le roman le plus dramatique de la France. »

C’est une méthode littéraire absolument nouvelle, et qui n’a même aucune analogie avec l’école historique d’Édimbourg, quoique l’histoire forme la matière du roman. Une des femmes les plus spirituelles de la société française, et en même temps les plus sensées, a nettement indiqué la différence qui sépare Cinq-Mars des Puritains. Elle a judicieusement remarqué que dans le roman français l’histoire n’était pas seulement l’horizon du paysage, le cadre du tableau, mais bien la toile et le cadre, le tableau tout entier, plaine et vallée, champs et montagne, horizon et paysage. Ailleurs, dans tous les romans publiés en Europe depuis 1813, où les personnages historiques jouent un rôle important, il y a toujours sur le premier ou le second plan un acteur d’invention, qui relie ensemble, par sa présence et ses aventures, des événemens souvent fort éloignés l’un de l’autre, sorte de médiateur plastique, comme eût dit Cudworth, entre la réalité et la fantaisie ; démon de la fable, qui se plie à tous les caprices de l’auteur, qui va d’un camp à l’autre, de la chaumière au palais, qui plane sur tous les points de l’action, comme le spectateur placé au centre d’un panorama. Ici au contraire, il n’y a pas un rôle qui n’ait eu dans le passé sa vérité officielle. Le roman, tel que le conçoit l’auteur, n’est autre chose qu’une fraction du passé, contemplé, étudié à loisir, éclairé dans ses plus secrètes profondeurs par la lumière éblouissante de l’intuition poétique, le passé reconstruit de toutes pièces par la volonté toute-puissante de l’imagination, mais le passé sans alliage et sans clinquant, sans parure ni pierreries, austère et imposant, triste et morne, plein de misères et de deuils, tel que la tradition nous le montre.

Le sujet de Cinq-Mars est, sans contredit, un des plus dramatiques épisodes de l’histoire moderne, et si bien que l’auteur d’Ivanhoe, dont personne, je crois, ne voudra contester le goût en pareille matière, avait songé à le traiter, peu de temps après le succès de Quentin.

C’est une tragédie sanglante et sombre, mais simple et rapide. Trois acteurs seulement, qui remplissent la scène : Richelieu, Louis xiii et M. le Grand ; le reste écoute et regarde, et joue tout au plus le même rôle que le chœur antique aux théâtres d’Athènes. Le cardinal-ministre, pour combattre l’influence d’Anne d’Autriche, donne au roi qu’il gouverne un favori de sa main, Henri d’Effiat. Il en veut faire un instrument docile à ses volontés ; mais le rusé chat s’est trompé dans ses calculs ; la créature du cardinal s’ennuie bientôt de sa servitude dorée, et devient le rival de son maître. Il épie l’impatience maladive du roi, et lui confie le projet d’assassiner le ministre, de rendre à la couronne son indépendance, et de sceller les marches du trône dans le sang de Richelieu. Louis xiii, fatigué de voir tous les jours sa faiblesse traduite en volontés hautaines et despotiques par le cardinal qui règne sous son nom, laisse échapper un cri de joie, un consentement, comme un écolier qu’on délivre de la férule. Richelieu soupçonne le complot ; le roi trahit Cinq-Mars, et la tête du malheureux roule sur l’échafaud.

Rien de moins, rien de plus. Anne d’Autriche, Marie, de Thou ne viennent qu’épisodiquement, mais sont tracés de main de maître. Une reine délaissée par un roi sans maîtresse, une jeune fille aimée par un aventurier qui joue sa tête contre un trône pour l’y asseoir, une amitié antique, plus belle et plus entière que toutes celles que nous avons dans les vies de Plutarque, voilà ce qui complète le caractère éminemment humain de Cinq-Mars.

Sans ces accessoires, le drame en lui-même eût sans doute été possible. Mais il eût trop ressemblé à ces tombeaux romains dont les ruines se voient encore en Italie, et qui, dédaignant le luxe pompeux de nos modernes mausolées, n’ont qu’une inscription concise sur un sarcophage.

Urbain Grandier, qui remplit plusieurs chapitres, n’est qu’un développement du caractère de Richelieu : peut-être pourrait-on demander pour l’harmonie générale de la composition que les proportions de cet épisode fussent réduites ; mais, à ce compte, nous perdrions toutes les inquiétudes paternelles de Grandchamp. Je ferai les mêmes réserves pour l’entretien très invraisemblable, si l’on veut, de Milton et de Corneille.

Depuis madame de Staël et Châteaubriand, on n’avait pas eu en France un roman écrit d’un style aussi pur, aussi châtié que Cinq-Mars. Il semblait que la prose proprement dite, la prose littéraire, eût déserté le domaine de l’imagination, et se fût réfugiée dans l’histoire. Cinq-Mars a rappelé la prose de son exil. Si l’on peut y blâmer parfois l’exubérance des similitudes et des images, il faut reconnaître qu’en général toutes les pages de ce beau roman se distinguent par la limpidité de la parole et aussi par des négligences de bon goût, par des phrases inachevées en apparence, qui ne ressemblent pas mal aux plis paresseux d’une robe de femme, qui demeurent derrière elle, quand elle a déjà franchi la porte.

Bien qu’Othello soit un beau travail de versification, cependant, je l’avouerai, j’eusse mieux aimé de toutes manières qu’Alfred de Vigny eût abordé le théâtre en son nom, sans gaspiller sa verve et sa poésie sur des œuvres admirables sans doute, mais écrites, il y a environ deux siècles, pour une cour érudite et guindée, pour Élisabeth qui lisait l’hébreu et parlait latin. Or, à coup sûr, bien que l’illustre auteur de René ait très justement remarqué que le rire vieillit et que les larmes sont éternelles, bien qu’Aristophane et Plaute soient aujourd’hui fort obscurs, tandis qu’Euripide et Sophocle sont aussi clairs encore que s’ils avaient écrit la semaine dernière, cependant il y a dans Othello plusieurs parties hérissées de concetti très bien placés au théâtre du Globe, ou dans les Nouvelles de Giraldi, mais aujourd’hui fort dépaysés. Il faut étudier Shakespeare comme on étudie Paul Veronese, traduire Othello, comme on copie des morceaux des Noces, mais s’en tenir à l’étude et ne pas vouloir ressusciter, au dix-neuvième siècle, l’école vénitienne, ou la poésie anglaise du siècle d’Élisabeth.

Il paraît d’ailleurs qu’Alfred de Vigny a fini par être de notre avis, puisqu’après s’être consolé très spirituellement des soirées du Théâtre Français, en racontant tout au long l’histoire de nos pruderies dramatiques, il a composé la Maréchale d’Ancre.

La destinée aventureuse et tragique de Leonora Galigaï venait bien, et d’elle-même, se placer après la fin sanglante de Cinq-Mars. La pièce est bien construite, bien divisée, bien écrite. Mais les premiers actes, qui seraient excellens dans un livre, manquent d’animation et de mouvement à la scène. Il y a trois scènes qui seraient belles dans les plus magnifiques tragédies de l’Europe : l’entrevue de Leonora et de son amant, l’interrogatoire d’Isabella, et le duel qui termine le cinquième acte. Peut-être eût-il mieux valu réduire le nombre des personnages, et développer plus largement les caractères principaux. L’histoire eût été moins complète, mais l’intérêt du drame eût été plus saisissant et plus sûr. Toutefois c’est la meilleure étude que nous ayons au théâtre sur notre histoire.

Mais je ne doute pas qu’à une seconde épreuve, Alfred de Vigny ne comprenne que l’optique scénique diffère très réellement de l’optique d’un roman ; il se rappellera les masques et les échos d’airain qui donnaient aux tragédies antiques un solennel retentissement. Ce qu’on doit craindre surtout au théâtre, c’est l’éparpillement et la diffusion de l’intérêt. L’auditoire, si attentif qu’il soit, a bien d’autres distractions que le lecteur. Pour le surprendre et l’attacher, il ne faut pas prendre la vérité à la lettre. Il faut l’exagérer à propos, se conduire enfin comme font les peintres et les statuaires, comme faisaient Rubens et Michel Ange, laisser dans l’ombre les traits les moins importans, et porter sur ceux qu’on veut montrer, un jour éclatant et impossible, s’il le faut.

Le dernier ouvrage d’Alfred de Vigny, Stello, marque dans son talent une manière inattendue et nouvelle. C’est à mon sens, et l’on s’en convaincra facilement par deux ou trois lectures successives qu’il peut subir impunément, le plus personnel, le plus intime et le plus spontané de ses livres, au moins en ce qui regarde la pensée à son origine, la pensée prise à son premier développement ; car le style de Stello est plus châtié, plus condensé, plus sonore, plus arrêté, plus solide et plus volontaire encore que celui de Cinq-Mars. Quelquefois même, on regrette que l’auteur ne se soit pas contenté plus vite et plus volontiers d’une première et soudaine expression. Il a voulu, et nous l’en remercions, mettre de l’art dans chaque page, dans chaque phrase et presque dans chaque mot. Mais peut-être eût-il mieux fait d’être moins sévère pour lui-même, et de se livrer plus souvent au caprice de ses inspirations.

L’idée-mère de Stello a de lointaines, mais profondes analogies avec Moïse. Qu’est-ce autre chose, en effet, en tenant compte de l’acteur et de la scène, et des différences historiques qui les séparent, qu’est-ce autre chose que la tristesse amère et désabusée du législateur hébreu, traduite sous une autre forme ? Entre la mélancolie plaintive, quoique résignée du prophète, et le désenchantement douloureux du poète moderne, j’aperçois une parenté très réelle.

Que sont les poètes dans les sociétés modernes ? des enfans perdus. Le mot est vieux et presque vulgaire, mais il est vrai, désespérément vrai. Sous quelle forme de gouvernement les hommes de rêverie et de fantaisie trouvent-ils à satisfaire leurs sympathies inépuisables, leur soif inquiète d’émotions et d’enthousiasme ? Y a-t-il un homme, si grand et si beau qu’il soit, s’appelât-il Homère ou Byron, Eschyle ou Schiller, qui puisse être surpris en flagrant délit de poésie, sans encourir le ridicule, sans s’exposer aux moqueries des viveurs et des hommes positifs dont notre société tout entière se compose ?

Trouvez-moi, je vous en prie, à quelque prix que ce soit, à Londres, à Berlin, à Vienne ou à Paris une famille respectable, habituée à l’ordre et au bonheur, économe et sensée, entremêlant habilement les tracas du plaisir et les soucis de la fortune ; ouvrez les portes du salon, épiez avec moi le moment où la tête grave d’un artiste ou d’un poète va s’enfouir dans cette cohue bruyante qui s’appelle indifféremment bal, rout, concert ou soirée, et lisez dans les regards les sympathies qu’il inspire. Chez quelques-uns, curiosité pure, enfantine et frivole, comme pour un gilet, une écharpe, une porcelaine, un cheval de prix, ou un monstre ; chez d’autres, un sentiment généreux de compassion et de pitié. Mais comptez sur vos doigts ceux qui le comprennent et l’admirent sincèrement, qui voudraient lui ressembler et le suivre au prix de ses souffrances et de ses veilles : nous pourrons continuer ensemble, et long-temps, et très inutilement notre Odyssée, sans rencontrer ce que nous cherchons.

Oui, les poètes sont les enfans perdus de l’humanité, et je conçois très bien qu’Alfred de Vigny, pour développer le thème qu’il avait choisi, ait jeté les yeux sur trois figures solennelles et mornes : Gilbert, Chatterton et André Chénier, trois grands noms, trois noms qu’on ne peut prononcer sans douleur et sans respect, trois guides lumineux et destinés à un long éclat, éteints avant le temps.

Que répondre à ceux qui accusent l’auteur d’impuissance et d’indifférence politique, qui méconnaissent volontairement sa pensée, qui la dénaturent, pour se donner le plaisir de la blâmer, qui voient dans l’expression franche et complète d’une idée individuelle un anathème hautain contre la société moderne ? Je ne sais qu’une réponse convenable à de pareilles accusations, c’est d’inviter sérieusement le public à la lecture et à la méditation du livre.

Mademoiselle de Coulanges, Kitty Bell, mademoiselle de Coigny, la duchesse de Saint-Aignan, soutiennent hardiment la comparaison avec les plus délicieuses créations de la poésie moderne.

Mais la lecture de Stello ne s’achève pas sans une réflexion pénible. Pour des lecteurs sérieux, il y a autre chose dans un livre que le sujet pris en lui-même. La forme littéraire n’est pas non plus sans importance. Eh bien ! qu’est-ce que Stello ? est-ce un roman, une élégie, un drame ? Rien de tout cela. Il semble que l’auteur soit arrivé au désabusement poétique, en passant par le désabusement social, qu’il soit dégoûté des artifices de la composition, des ruses et des coquetteries du récit, des machines dramatiques, aussi bien que des fantasmagories qui se nomment gouvernemens.

Ce n’est pas à dire pourtant que notre érudition s’élève jusqu’à reconnaître dans Stello l’imitation authentique de Rabelais, de Sterne, d’Hoffmann et de Diderot. Que le docteur noir se joue de son auditeur, de son récit et de lui-même, comme Pantagruel, Kreisler, Tristram Shandy et Jacques le fataliste, j’en conviendrai sans peine ; mais avec un peu de mémoire, on pourrait aller plus loin. Lucien, Swift, Voltaire, Jean-Paul, Don Juan, ont le même droit que Diderot aux honneurs de la citation, pourquoi les oublier ? C’est pure ingratitude.

J’avouerai ingénument que j’avais lu une pièce de Schiller sur la destinée des poètes, sans songer à rapprocher l’idée de cette pièce de l’idée-mère de Stello. Mais je m’en console en parcourant sommairement mes souvenirs ; il y a dans Pindare, dans Simonide, dans Pétrarque, dans la Divine Comédie, des idées pareilles. Où s’arrêter ?

Pour inventer une idée dont le germe ne se trouvât nulle part, il faudrait inventer l’humanité tout entière.

Ce qu’il y a de beau, ce qu’il y a de neuf, d’éclatant et de durable dans Stello, c’est l’exquise chasteté de l’exécution, la pudeur antique du style ; en y réfléchissant plus mûrement, je conçois qu’une autre forme plus précise et plus rapide, roman, drame ou tragédie, nous eût privés de bien des pensées qui s’enchatonnent à merveille dans le triple récit, que bien des rêveries qui se trouvent serties entre les épisodes de la narration comme un rubis entre les plis d’une feuille d’argent, auraient perdu dans l’isolement l’éclat qu’elles réfléchissent, et qui double leur valeur.

Stello est dans la carrière littéraire d’Alfred de Vigny, comme un point d’orgue dans une sonate, comme une revue avant la bataille, une prière à bord du navire qui va quitter le port. C’est une consultation de l’auteur avec lui-même, et qui doit lui donner de nouvelles forces. D’ici à quelques mois, je l’espère, nous aurons sous les yeux un drame ou un roman, qui témoignera hautement de la convalescence de Stello.


gustave planche.
  1. Voyez le premier article de cette série, I. — Victor Hugo, dans la livraison du 1er août 1831.