Poètes et romanciers modernes de la France/Prévost



POÈTES
ET
ROMANCIERS DE LA FRANCE.

xxx.
PRÉVOST.

De tous les ouvrages de Prévost, un seul est demeuré en possession de la sympathie publique, Manon Lescaut, et c’est le seul en effet qui ait mérité de survivre. Il y a dans ce livre un charme puissant qui ne relève précisément ni de l’invention, ni du style, car l’invention et le style de Manon Lescaut sont loin de pouvoir défier les reproches, mais qui s’explique très bien par la force même de la vérité. Les sentimens qui animent ce livre, et qui circulent dans chaque page comme une sève généreuse, ne sont pas toujours choisis avec un goût très sévère, et souvent même choquent la délicatesse des esprits les plus indulgens. Mais chacun de ces sentimens est tellement pris sur le fait, et dessiné avec une franchise si évidente, qu’il est impossible de s’arrêter à moitié chemin dès qu’on a commencé la lecture de Manon Lescaut. Chose étonnante, et qui marque bien la valeur de ce livre ! Quoique le style de Manon Lescaut laisse beaucoup à désirer, il faut avoir lu plusieurs fois cette histoire touchante pour apercevoir les taches qui la déparent, c’est là sans doute un mérite singulier, qui ne réduit pas la critique au silence, qui ne lui défend pas de juger en toute liberté le chef-d’œuvre de Prévost, mais qui l’affermit dans son respect pour la vérité humaine des créations littéraires. Bien des livres empreints d’un talent d’écrivain très supérieur à celui de Prévost seront oubliés avant dix ans, et dans cent ans comme aujourd’hui Manon Lescaut sera relue avec une vive sympathie par tous ceux qui se plaisent à étudier le jeu des passions humaines. Le maniement le plus habile du langage est impuissant à protéger contre le dédain et l’indifférence les œuvres qui cherchent la pensée dans le choc des mots au lieu de ciseler les mots selon les formes de la pensée ; les œuvres telles que Manon Lescaut, revêtues du sceau de la vérité, jouissent d’une longue popularité parmi les classes lettrées et illettrées, malgré la vulgarité de plusieurs détails, malgré l’incorrection du langage ; et cette popularité n’a rien d’illégitime, car elle repose sur le fondement même de toute poésie, sur l’analyse et la peinture des passions humaines. Les caprices de la mode ne peuvent rien sur de telles œuvres ; le culte exclusif du moyen-âge peut succéder au goût de l’antiquité grecque sans discréditer la valeur de ces simples récits. Écrite avec une pureté constante, l’histoire de Manon Lescaut prendrait place parmi les plus précieux monumens de l’imagination française. Malgré les taches qu’une attention sévère ne manque pas d’y découvrir, elle doit être proposée comme sujet d’étude à tous ceux qui ont l’ambition de connaître et de retracer les joies et les angoisses du cœur.

Pour ceux qui ont pris la peine de feuilleter la biographie de Prévost, il n’est pas étonnant que Manon Lescaut ait seule conservé la popularité qui accueillit autrefois Cleveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires d’un homme de qualité, et tant d’autres ouvrages dont le nom n’est aujourd’hui présent qu’à la mémoire des bibliographes. L’histoire de Guillaume-le-Conquérant est très justement oubliée, et malgré l’intérêt qui règne dans Cleveland et le Doyen de Killerine, on ne peut se dissimuler que la lenteur de ces deux récits s’accorde mal avec l’impatience des lecteurs de notre temps. Si quelque chose a droit d’exciter notre étonnement, c’est que Prévost ait laissé un chef-d’œuvre ; car les agitations innombrables de sa vie semblaient le condamner à ne produire que des ouvrages vulgaires et dignes d’un prompt oubli. Né dans les dernières années du XVIIe siècle, et mort en 1763, à l’âge de soixante-six ans, c’est à peine s’il a eu un jour de repos et de sécurité. Il n’a subi aucune persécution éclatante, son nom ne se trouve mêlé à aucun évènement historique ; mais la mobilité de ses goûts, l’ardeur de ses passions ne lui a pas permis de suivre avec profit les diverses professions qu’il a tour à tour embrassées, et, malgré le nombre prodigieux de ses ouvrages, il n’a jamais connu le loisir. Il a passé deux fois de l’armée à l’église et de l’église à l’armée ; il a prêché avec succès, est entré dans l’ordre des bénédictins, a écrit, malgré la tournure romanesque de son imagination, un volume entier de la Gallia Christiana, un volume dont la composition effraierait aujourd’hui bien des hommes qui se donnent pour érudits, pour laborieux ; plus tard, l’amour de l’indépendance l’a forcé de fuir en Hollande, et, par respect pour les vœux qu’il avait prononcés, il a refusé d’épouser une femme jeune et belle, attachée à lui par les liens de la reconnaissance, mais qui n’était pas de la même communion que lui.

De retour dans sa patrie, après un exil de plusieurs années, il a traduit ou abrégé, pour subvenir aux besoins de chaque jour, les romans de Richardson, l’Histoire de Cicéron de Middleton ; il a mis en ordre des collections de voyages. Eût-il été capable de concevoir le plan d’un roman ou d’une comédie dans les proportions adoptées par les maîtres les plus habiles, il n’eût jamais trouvé le temps de mûrir par la méditation le germe déposé dans sa pensée par les passions qui l’avaient agité, par les ridicules qu’il avait sous les yeux. Toute sa vie s’est consumée dans un labeur ingrat ; il s’est toujours pris pour un ouvrier, et s’il lui est arrivé de faire œuvre d’artiste, ç’a été comme à son insu et presque par hasard. Il n’a jamais espéré ni souhaité les suffrages de la postérité, et sans doute, en achevant Manon Lescaut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de ce touchant récit. L’exercice de son imagination était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient troubler ni les objections de la critique, ni les rigueurs de la fortune. Avant de songer à contenter le public, il jouissait de son œuvre comme il eût joui de l’œuvre d’autrui. Habitué à tracer les premières pages de chacun de ses récits, sans savoir comment il le poursuivrait, encore moins comment il dénouerait l’action qu’il se proposait de nouer, il se laissait attendrir par le sort de ses héros et trouvait en lui-même le plus bienveillant des lecteurs. Il est impossible, sans doute, en suivant une pareille méthode, de construire une œuvre logique, dont toutes les parties soient unies entre elles par une mutuelle dépendance : car l’écrivain qui ne prévoit pas ce qu’il va dire, qui trace le caractère de ses héros sans savoir le rôle qu’il leur assignera, s’impose l’improvisation comme une nécessité, et, quelle que soit la richesse de ses facultés, se soumet à toutes les chances de l’improvisation ; quoi qu’il fasse, il ne peut échapper à l’emploi des moyens vulgaires. Pour triompher des difficultés qui se multiplient sous ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu’au mélodrame, de violer la vraisemblance, de substituer souvent les aventures au développement des caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance donne à son œuvre une fraîcheur, une vivacité singulière. Comme son œuvre est pour lui-même une perpétuelle nouveauté, comme il n’a pas eu le temps de prendre en dégoût le développement de sa pensée, de discuter, de mettre en doute la valeur des scènes qu’il raconte, s’il est richement doué, il apporte dans toutes les parties de son récit une ardeur continue qui manque souvent à la prévoyance. Il s’émeut, il s’amuse, et son esprit gagne en vivacité ce qu’il perd en logique et en précision.

Les trois personnages principaux du chef-d’œuvre de Prévost sont dessinés avec une vérité frappante. Les esprits les plus sévères ne peuvent nier la vie qui anime ces trois figures. Manon, le chevalier Desgrieux et Tiberge, méritent une admiration d’autant plus grande, qu’ils excitent notre sympathie sans le secours de la nouveauté. C’est là, si je ne m’abuse, un mérite bien rare parmi les poètes et les romanciers de nos jours. Il est plus facile de provoquer l’étonnement par la singularité des personnages et des incidens, que de produire sur la scène des personnages d’une vérité vulgaire et d’enchaîner notre attention par une action simple et facile à prévoir. Prévost n’a pas craint de se décider pour ce dernier parti, et nous devons dire que, dans le cours de son récit, il est demeuré presque toujours fidèle à son dessein. Le caractère de Manon Lescaut ferait honneur au poète le plus savant et le plus habile. Prévost n’essaie pas une seule fois de cacher les souillures et l’avilissement de ce personnage ; il se fie à la seule puissance de la vérité pour triompher des répugnances que Manon ne manquera pas de soulever, et il a raison ; car Manon, malgré ses nombreuses souillures, ne laisse pas languir l’intérêt un seul instant. Il lui arrive d’exciter la colère ; mais au moment même où elle appelle sur sa conduite le mépris de tous les cœurs généreux, la colère fait place à la compassion, et le lecteur poursuit, sans se lasser, cette douloureuse lecture. Il n’entre pas dans ma pensée de comparer le personnage de Manon aux figures idéales de Juliette, d’Ophélie, et de Desdémone ; Manon, malgré la sincérité de sa tendresse, malgré la profondeur de ses souffrances, ne peut lutter avec l’élévation et la pureté de ces poétiques héroïnes ; mais je crois qu’il serait difficile, sinon impossible, de construire avec le désordre et la débauche un personnage plus animé, plus poétique, plus digne de sympathie, que Manon. Il y a dans cette adorable fille, que je ne prétends pas justifier, un fonds de tendresse vraiment inépuisable. Au milieu de ses déréglemens, elle ne passe pas un seul jour sans éprouver le besoin d’aimer et d’être aimée ; et c’est à cette soif inapaisable d’affection qu’il faut rapporter l’intérêt qu’elle nous inspire.

L’inconstance peut-elle se concilier avec une affection vraie ? La majorité des lecteurs se prononcera, je n’en doute pas, pour la négative, et, pour ma part, je n’entreprendrai pas de justifier Manon. Je n’invoquerai pas même en sa faveur la distinction établie depuis long-temps entre l’inconstance et l’infidélité. Que Manon soit infidèle ou inconstante, peu importe. Que dans les bras des hommes qui l’achètent elle conserve le souvenir du chevalier Desgrieux, ou qu’elle oublie l’amour dans la débauche, elle s’avilit, elle se dégrade, et ne peut se réhabiliter que par le repentir. Mais Manon, avilie et dégradée, avant de se réhabiliter par le repentir, mérite notre compassion par les douleurs qui châtient chacune de ses fautes. Sans doute elle n’a, pour abandonner l’homme qu’elle aime, aucune raison que le cœur puisse avouer ; mais, dès qu’elle l’a quitté, elle est si cruellement et si promptement punie ; dès qu’elle a fui le bonheur pour chercher le plaisir, elle est si confuse et si désespérée de son égarement, qu’elle désarme les juges les plus sévères. Pour échapper à la pauvreté, elle se couvre de boue ; mais chacune des souffrances qui lui sont infligées, en lui montrant tout le prix du bonheur qu’elle a quitté, toute la profondeur de l’abîme où elle est descendue, prépare sa régénération et accroît sa valeur poétique. D’ailleurs il se rencontre parmi les femmes qui se livrent pour le seul plaisir de se livrer, qui ne peuvent expliquer leur abandon par aucune vue intéressée, des caractères qui rappellent celui de Manon. Elles ne s’avilissent pas comme elle, mais elles trompent l’homme qu’elles aiment, comme si l’inquiétude et la douleur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur qu’elles espèrent retrouver. Condamnées par leur nature à une perpétuelle mobilité, elles prennent en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est uniforme ; elles obéissent au premier caprice qui les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur bonheur. Elles vont au-devant des aventures, non dans l’espérance d’une condition meilleure, mais dans l’unique dessein de varier leur vie, comme s’il n’y avait pour le cœur aucune dignité dans le repos. Que les moralistes s’élèvent contre l’inconstance désintéressée ; quant à nous, sans essayer de la justifier, nous la posons comme un fait, et nous en concluons que Manon, malgré le caractère flétrissant qui s’attache à son infidélité, peut continuer d’aimer sincèrement le chevalier Desgrieux, même après qu’elle l’a quitté.

S’il était possible de révoquer en doute la vérité du fait que nous affirmons, si des observations nombreuses ne venaient à l’appui de notre témoignage, la sincérité du repentir de Manon, chaque fois qu’elle revient à son amant, nous autoriserait à maintenir notre conclusion. Ce qui prouve, à notre avis, qu’elle a pour le chevalier Desgrieux une affection réelle après comme avant son infidélité, c’est qu’elle n’essaie pas de jeter un voile sur sa faute, c’est qu’elle ne dit pas une parole pour détourner le mépris. Elle s’accuse elle même avec une entière franchise, et se proclame indigne de l’homme qu’elle a quitté. Elle ne cherche pas à décorer du titre de passion l’odieux marché qu’elle a signé de son déshonneur ; elle se donne hardiment pour ce qu’elle est, pour une courtisane. Mais à l’heure même où elle s’avoue coupable et dégradée, où elle encourage le mépris, elle demande grace avec une complète sécurité. Elle a pour le chevalier Desgrieux une passion si vraie, si ardente, qui se révèle par des signes si évidens, qu’elle ne doute pas un seul instant de son pardon. La sécurité de Manon, après chacune de ses fautes, est, à nos yeux, un des traits les plus remarquables de son caractère. Si la société au milieu de laquelle nous vivons, ne peut, sous peine de perpétuer le désordre, accorder à toutes les femmes infidèles l’indulgence que Manon réclame pour ses fautes, les cœurs passionnés, qui ne sont dans la société qu’une exception, se montrent moins sévères et se laissent désarmer par la franchise. Le mensonge est, en effet, plus digne de mépris que l’infidélité ; c’est ce que Manon comprend admirablement. Quand elle revient près du chevalier Desgrieux après ses honteuses équipées, elle insiste sur l’aveu de sa faute comme sur une preuve d’estime. Elle espère, elle implore l’affection de son amant, mais elle ne veut pas la surprendre, et c’est précisément à sa franchise qu’elle doit son triomphe. En voyant la sévérité avec laquelle Manon flétrit le désordre de sa vie, le chevalier n’a pas le courage de repousser sa maîtresse infidèle. Si elle tentait de se justifier, il se ferait un devoir de lui résister ; mais, une fois son orgueil mis à l’aise par l’humilité de la suppliante, il n’écoute plus que son cœur, et Manon a gagné sa cause. Je pense donc que le caractère de cette fille, si adorable et si singulière, mérite d’être étudié comme un modèle de vérité. Quels que soient ses égaremens, elle ne manque jamais de fléchir notre colère par sa tendresse et son ingénuité. La crédulité du chevalier Desgrieux n’a rien qui doive nous étonner, si nous songeons à l’âge du héros. Comme il aime pour la première fois, comme il n’a jamais été trompé, sa confiance est très naturelle. S’il avait dix ans de plus, il est probable qu’il se défierait d’une femme si facilement conquise ; et quoique la pratique de la vie aboutisse généralement à cette conclusion, il n’aurait peut-être pas raison d’estimer sa conquête selon la durée de la défense. Mais à vingt ans un homme qui aime, qui se sent aimer, accepte son bonheur sans le discuter, et ne perd pas son temps à prévoir ce que l’avenir lui réserve de douleur ou de joie. Cette confiance illimitée est assurément un des plus grands charmes du premier amour ; c’est à cette confiance qu’il faut rapporter la sérénité des ames qui n’ont connu dans toute leur vie qu’un seul amour, et dont l’espérance n’a pas été déçue. Mais je n’en conclus pas que tous les hommes qui aiment pour la seconde fois soient condamnés à la défiance. Malgré la sévérité des leçons de l’expérience, chaque fois que le cœur se passionne, il retombe sans peine dans son premier aveuglement. Aussi ne suis-je pas étonné que le chevalier Desgrieux, même après avoir été trompé, persévère dans sa crédulité. Le bonheur est pour lui un besoin plus impérieux que la clairvoyance, et s’il se croyait obligé d’épier toutes les démarches de Manon, il n’y aurait plus pour lui de bonheur possible. Goldsmith a dit quelque part : « Une femme qu’il faut garder ne mérite pas qu’on la garde. » Cette pensée me semble pleine de justesse, et peut servir à expliquer la conduite du chevalier Desgrieux. Quand il sait ce que valent les sermens de Manon, quand une cruelle expérience lui a révélé toute la mobilité de sa maîtresse, il peut, sans manquer à la vérité, continuer de se confier en elle ; car dès qu’il se résoudrait à l’épier, il se résoudrait en même temps à ne plus l’aimer, et il a besoin de l’aimer pour être heureux. Que sa crédulité amène le sourire sur les lèvres des hommes qui se croient supérieurs au danger parce qu’ils se sont réfugiés dans la solitude, qui se font de l’égoïsme un bouclier contre la perfidie, je le veux bien ; mais j’ai la certitude que tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans affection se rangeront à mon avis, et trouveront très naturelle la crédulité du chevalier Desgrieux. Pour ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou trois orages ne suffisent pas. Jeune, sûr d’être aimé, comment perdrait-il l’espérance de ramener à lui, d’enchaîner sa maîtresse infidèle ? Pour mieux jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces de l’avenir. Il a ressaisi son bonheur, il le savoure avidement, et comme le doute serait la ruine de son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages dont le cœur ne bat plus l’appellent insensé ; mais qu’ils acceptent comme vraie, comme logique, la conduite qu’ils ne tiendraient pas.

Est-il vrai, comme le répètent à l’envi certains hommes qui invoquent à l’appui de leur opinion le témoignage de leur expérience, que l’amant fasse un acte de folie en pardonnant l’infidélité de sa maîtresse ? À ne consulter que l’égoïsme, il n’y a certes pas deux manières de résoudre cette question. L’homme trompé qui pardonne a tort de pardonner, car il compromet par son indulgence l’avenir, qui trouverait une sauve-garde dans sa sévérité. Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de renouer une chaîne dont la fragilité lui est démontrée. Oui, sans doute, en pardonnant il n’agit pas selon son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un sentiment qui, au premier aspect, semble exclusivement généreux, et qui, cependant, n’est pas tout-à-fait exempt d’égoïsme : car il y a dans le pardon deux points à considérer. L’homme qui consent à garder une femme infidèle consulte son bonheur personnel presque autant que le bonheur de la suppliante. Pour ne pas se mettre en quête d’un nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou du moins à se conduire comme s’il l’ignorait. Si l’indulgence du chevalier Desgrieux pour l’infidèle Manon n’est pas justifiée par la raison, elle n’est donc pas contraire à la réalité sociale ; car elle n’est pas complètement désintéressée. Si Manon revenait à lui comme à un pis-aller, si elle venait chercher dans ses caresses confiantes l’oubli de ses tumultueuses aventures, il ferait plus qu’un acte de folie ; il s’avilirait. Mais chaque fois qu’elle le retrouve, elle le salue comme un sauveur, elle se jette dans ses bras en lui jurant qu’elle n’a jamais aimé que lui, et il croit fermement qu’elle est sincère. En le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté ; elle ne souhaitait la richesse que pour la partager avec lui. Quoiqu’il ne puisse souscrire à un pareil souhait, puisqu’il n’ignore pas à quel prix Manon veut conquérir la richesse, cependant il ne peut résister à cette fille étrange, qui se résout à le tromper pour l’aimer ensuite plus librement. Loin de trouver dans la franchise de cet aveu le courage de la repousser, il sent doubler son amour pour elle. Le pardon qu’il lui accorde n’a donc pour lui rien d’avilissant. S’il a tort de compter sur une femme qui le quittera dès que la pauvreté viendra frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas. Il est faible, il est aveugle, il pourra se repentir de sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n’aura pas à rougir. Il faut sans doute regretter que Prévost, pour montrer jusqu’où peut aller l’égarement de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques menues escroqueries. Toutefois il ne faut pas oublier que les mœurs du XVIIIe siècle étaient moins sévères que les nôtres, et que la plupart des hommes n’ont sur le juste et l’injuste que les opinions de leur temps. D’ailleurs le chevalier Desgrieux, en trichant au jeu, en devenant le complice de Manon, en l’aidant à tromper les financiers libertins dont elle veut saigner la bourse, demeure fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bonheur que dans la possession de Manon, et il s’avilit pour ne pas la perdre, comme elle s’avilissait dans l’espérance de le retrouver. Ainsi, tout en reconnaissant que le chevalier Desgrieux, dégradé aux yeux du lecteur, n’inspire plus le même intérêt que le chevalier Desgrieux entraîné vers Manon par une passion irrésistible, nous sommes forcé d’avouer que Prévost a tiré de la dégradation de son héros un parti merveilleux. Il insiste si franchement sur les causes qui amènent le chevalier à violer les lois de la probité, il a décrit si bien la pente insensible par laquelle l’amant de Manon arrive, presque à son insu, au mépris de tous les droits, que son héros, tout en perdant notre estime, conserve encore notre sympathie. L’auteur, en racontant cette crise, montre une réserve dont nous devons lui savoir gré. Entraîné par le charme de son récit, séduit comme un lecteur de vingt ans par la passion insensée dont il suit les développemens, il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui perdraient peut-être beaucoup en se révélant sous une forme plus précise. Qui sait si le chevalier Desgrieux ne se décide pas à devenir le complice de Manon pour perdre le droit de la mépriser ? Qui sait s’il ne renonce pas à la probité pour rendre plus facile le retour de l’infidèle ? Manon reviendrait-elle à lui s’il ne consentait à partager les fautes qu’elle se reproche ? Prévost n’a pas pris la peine d’affirmer l’existence des sentimens que nous indiquons. Il a craint sans doute d’affaiblir l’intérêt poétique de son récit en poussant trop loin l’analyse du cœur de Desgrieux. Nous croyons qu’il a bien fait de se fier à la sagacité du lecteur.

La lutte de Manon et du chevalier suffisait certainement à défrayer le récit de Prévost. Toutefois le personnage de Tiberge est une heureuse création. Il faut remonter jusqu’aux biographies de Plutarque pour trouver le type de cette amitié inébranlable. Tiberge est placé près de Desgrieux comme le modèle accompli de la vertu. Conseiller vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à son ami, à celui qu’il chérit comme son enfant ; mais il est indulgent pour les fautes qu’il a prévues. Résolu à sauver Desgrieux, il poursuit sans relâche, sans découragement, cette tâche difficile. Chacun de ses reproches est accompagné d’un conseil et d’un service. Si Desgrieux pouvait être sauvé, Tiberge le sauverait certainement ; car ce modèle incomparable d’amitié fait des efforts inouis pour tirer de l’abîme l’amant de Manon. Mais il manque au chevalier, pour échapper à sa ruine, un auxiliaire indispensable, la faculté de se gouverner. Il est vrai que s’il possédait cette faculté précieuse, il abandonnerait Manon dès qu’elle s’avilit ; et dès-lors le roman de Prévost deviendrait impossible.

La composition de ce livre a cela de singulier qu’elle est excellente, et qu’elle paraît cependant presque fortuite. L’art de l’auteur est tellement voilé, que la prévoyance et la volonté ne semblent jamais intervenir dans l’invention et l’ordonnance des incidens. Il règne, dans toutes les pages de cette histoire, un naturel si parfait, une simplicité si touchante, que l’auteur paraît transcrire ses souvenirs plutôt qu’inventer. Il est possible en effet que le fond de Manon Lescaut soit vrai et que Prévost se soit borné à changer les noms, à transposer quelques détails, dans l’unique dessein de dérouler la malignité. Mais n’eût-il, en racontant cette histoire, rempli que le rôle de greffier, il mériterait encore notre admiration par le choix même de la tâche qu’il s’est imposée ; car inventée ou trouvée, librement conçue ou fidèlement transcrite, cette histoire est pleine de charme et de vérité. Les premiers jours que Desgrieux passe près de Manon, sa confiance, sa sécurité, préparent très habilement les épreuves qu’il doit traverser avant de toucher le fond de l’abîme. Dès les premières pages, le lecteur pressent que Manon tient dans ses mains la destinée entière de Desgrieux. Elle s’est donnée à lui dès qu’il lui a parlé de son amour, et Desgrieux, malgré la rapidité inespérée de sa victoire, chérit et vénère Manon comme la plus chaste et la plus pure de toutes les femmes. Il est heureux de la voir, heureux de l’entendre ; il met aux pieds de sa maîtresse toute sa vie, toute sa volonté. Les caprices de Manon sont pour lui des commandemens ; il obéit sans se demander une seule fois s’il a raison d’obéir. L’amour ainsi conçu touche de près à la folie, car il paralyse, il anéantit toutes les facultés. Esclave de Manon, Desgrieux ne peut rien faire pour elle ou pour lui-même. L’oisiveté lui devient un devoir, puisque le travail l’éloignerait de Manon, ou du moins ne permettrait plus à l’amour de remplir toute sa vie. Oui, sans doute, la passion de Desgrieux est une véritable folie ; mais c’est une folie pleine à la fois de bonheur et d’angoisses, et Prévost a su la peindre avec une étonnante vérité.

Les premiers soupçons de Desgrieux, confirmés bientôt d’une manière si affligeante, caractérisent nettement la profondeur du sentiment qui l’unit à Manon. Dès qu’il doute de la fidélité de sa maîtresse, il cherche à s’étourdir, il essaie de fermer les yeux à l’évidence. L’amour de Manon est si nécessaire à son bonheur, il reconnaît si bien qu’il ne peut se passer d’elle, qu’il hésite long-temps à s’éclairer. Elle ne lui dit pas l’emploi de ses journées, il a de légitimes raisons pour croire qu’elle le trompe, et cependant une caresse suffit pour le rassurer. Il veut parler, interroger sa maîtresse, un baiser lui ferme la bouche, et il maudit la jalousie comme une injure faite à son idole ; s’il pouvait croire que Manon eût deviné son inquiétude, il tomberait à ses genoux pour implorer son pardon. Lorsque enfin l’évidence triomphe de son irrésolution, lorsqu’il ne peut plus nier l’infidélité de Manon, il verse des larmes désespérées, mais c’est à peine s’il trouve la force de maudire sa perfidie. Il songe au bonheur qu’il a perdu, à l’avenir qu’il se promettait, et quand le premier trouble de sa douleur s’est apaisé dans les larmes, il ne rêve qu’au moyen de retrouver Manon, de la rappeler, de la reconquérir. Quand elle revient près de lui, il ne lui permet pas de s’accuser, il lui pardonne sans vouloir entendre l’aveu de sa faute. Elle est revenue, que lui faut-il de plus ? Ne se rendrait-il pas coupable d’ingratitude en rappelant le passé qu’il n’a pu prévenir ? Désormais il mettra tous ses soins à la retenir près de lui. Elle l’a quitté pour échapper à la pauvreté. Pour chasser la pauvreté, pour contenter les caprices de Manon, il ne craindra pas de s’associer à des hommes qu’il méprise. Il commettra pour elle des actions que sa conscience réprouve. Mais il étouffera les murmures de sa conscience, pour ne songer qu’à la joie de sa maîtresse ; en la voyant heureuse, il oubliera ses remords. Prévost ne cherche pas à justifier la conduite du chevalier Desgrieux ; mais si le bonheur pouvait justifier l’avilissement, l’amant de Manon serait pur à tous les yeux : car chaque fois qu’il revient près d’elle, il s’applaudit d’avoir bravé la honte pour retenir sa maîtresse. Cette situation délicate a été, pour Prévost, l’occasion d’un éclatant triomphe. En nous montrant dans toute sa nudité la dégradation de son héros, il a trouvé moyen de lui concilier l’indulgence des juges les plus sévères. Desgrieux s’avilit ; il triche au jeu, mais ce n’est pas pour s’enrichir, c’est pour plaire à Manon. Que Manon se résigne à la pauvreté, qu’elle renonce à la parure et Desgrieux abandonnera sans regret sa coupable industrie. Elle a fait de lui un homme sans volonté, sans probité ; qu’elle dise un mot et il voudra, il fera le bien, s’il peut lui plaire et la retenir sans affronter la honte.

Le séjour de Desgrieux à Saint-Lazare, et la manière dont il s’échappe de sa prison, appartiennent, je le sais, au mélodrame plutôt qu’au roman. Mais je n’ai pas le courage de blâmer le moyen employé par Prévost pour amener les deux amans au dernier terme de la misère ; car dès que Manon, flétrie par son emprisonnement à l’hôpital, a perdu toute chance de se réhabiliter aux yeux du monde, l’amour de Desgrieux est soumis à une dernière épreuve plus cruelle que toutes les autres, et dans la peinture de cette dernière épreuve Prévost a déployé une admirable habileté. Désormais rangée dans la classe des filles perdues, Manon n’a plus de merci à espérer. Qu’elle commette une nouvelle faute, et elle sera déportée. L’expérience ne l’a pas instruite, le châtiment qu’elle a subi ne l’a pas corrigée ; arrêtée par ordre du lieutenant-général de police, elle partira pour la Nouvelle-Orléans, enchaînée sur une charrette au milieu de filles perdues comme elle. À cette heure suprême, Desgrieux n’abandonne pas Manon. Après avoir vainement essayé d’intéresser en sa faveur son père et le lieutenant-général de police, il se décide à la sauver par la violence au péril de sa vie. Lâchement trahi par ses complices, il achète des gardiens de Manon le droit de la suivre, de lui parler, de pleurer avec elle. Arrivé à la Nouvelle-Orléans, il goûte près de Manon un bonheur calme et sans mélange. Il oublie tous les plaisirs de la France, il oublie sa famille et la richesse qui l’attendait. Il ne regrette rien de ce qu’il a perdu pour sa maîtresse. Peu à peu le bonheur le ramène au sentiment du devoir. La fidélité de Manon ne court plus aucun danger ; elle n’a plus sous les yeux le spectacle de la richesse. Cependant Desgrieux désire que son union avec sa maîtresse soit bénie par l’église. Il espère que les paroles du prêtre effaceront de sa mémoire jusqu’aux dernières traces du passé. Il veut régler sa vie et consacrer à Manon le travail de ses journées. Quand le neveu du gouverneur, protégé par les coutumes arbitraires de la colonie, veut épouser Manon, Desgrieux défend son droit l’épée à la main ; délivré de son adversaire, il s’enfuit dans le désert avec sa maîtresse, et ne la quitte qu’après avoir recueilli son dernier soupir et enseveli pieusement ses dépouilles mortelles. Si la première et la seconde partie de cette histoire sont de nature à blesser le goût des juges sévères, si les fautes de Manon et l’indulgence empressée de Desgrieux sont parfois racontées avec une crudité que n’avoue pas la poésie, la dernière partie défie les reproches. On sent à chaque page que Desgrieux, en défendant Manon, défend sa propre vie. Manon morte, Desgrieux n’aura plus aucune raison de vivre. S’il se résigne à demeurer parmi les vivans, il se réfugiera dans le passé ; inutile à la société, inutile à lui-même, il ne jouera aucun rôle : il se souviendra.

Le style de Manon Lescaut n’est certainement pas d’une pureté irréprochable ; il est facile de relever dans les deux cents pages de ce récit des taches que Prévost connaissait sans doute, et qu’il aurait effacées si le temps ne lui eût pas manqué pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans relâche, n’ayant d’autre plaisir, d’autre souci que d’inventer presque chaque jour des épisodes nouveaux, charmé autant qu’occupé de la peinture et de l’analyse des passions, il n’a jamais eu le désir ni l’espérance de mettre le style de Manon Lescaut à l’abri des reproches. Mais le style de cet ouvrage, tel qu’il est, avec les défauts incontestables qui le déparent, est plein de puissance et d’entraînement. Il est spontané, abondant, comme la pensée même de l’auteur. Prévost prévoit bien rarement le parti qu’il pourra tirer de la pensée qui lui arrive ; il traite la parole comme la pensée, avec une imprévoyance qui passerait pour de la paresse, si chaque page ne démontrait pas que l’auteur exprime de son mieux l’idée qu’il n’a pas pris le temps de choisir. Nous sommes loin assurément de recommander l’improvisation comme une méthode littéraire, car l’improvisation, prise en elle-même, équivaut à la négation de l’art sérieux ; mais nous sommes forcé de reconnaître que Prévost, une fois en sa vie, a été admirablement servi par l’improvisation. Le style de Manon Lescaut, malgré ses incorrections, est d’un naturel constant, d’une clarté parfaite. Il est vivant, animé, riche en images, semé de comparaisons heureuses, et n’est jamais attiédi par des artifices de rhéteur. Il est né avec la pensée, il la suit partout avec une exemplaire fidélité ; inégal, désordonné comme elle, il ne laisse jamais languir l’attention. Lorsqu’il lui arrive d’appeler à son secours un rapprochement trivial, il trouve moyen de racheter, d’expier cette faute par la rapidité du récit. L’esprit, blessé par cette faute de goût, n’a pas le temps d’analyser l’impression qu’il éprouve, et oublie son déplaisir avant d’en avoir pénétré la cause. À proprement parler, les défauts et les mérites de ce livre n’ont rien de littéraire. C’est une sorte de confession plutôt qu’une œuvre d’imagination ; c’est avec le cœur plutôt qu’avec l’esprit qu’il faut le comprendre et le juger. Or, ce livre est plein d’aveux si pathétiques, si impitoyables, qu’à moins de n’avoir jamais subi l’épreuve ou le spectacle des passions, il est impossible de ne pas le proclamer souverainement sincère.

Ceux qui veulent que toute œuvre poétique porte en elle-même un enseignement moral, demanderont sans doute qu’elle est la leçon contenue dans Manon Lescaut. Si, comme nous le pensons, la moralité de la poésie ne consiste pas dans l’expression explicite, mais bien dans l’expression implicite d’un conseil applicable à la pratique de la vie, l’histoire de Manon Lescaut est éminemment morale. Lors même que Prévost n’eût pas pris la peine de placer, tantôt dans la bouche de Tiberge, tantôt dans celle du chevalier Desgrieux, des maximes et des reproches dont personne ne contestera la valeur ni l’opportunité, l’histoire de Manon et des malheurs qu’elle inflige à son amant serait encore pleine d’enseignemens et, par conséquent, pleine de moralité. Les leçons contenues dans ce livre, pour n’être pas exprimées sous la forme dogmatique, n’en sont pas moins claires ; chacune des tortures subies par l’amant de Manon parle plus haut que les préceptes de la loi morale déduits avec toute la rigueur du syllogisme. Qu’est-ce, en effet, que le roman de Prévost ? À quoi se réduit l’idée génératrice qui anime et gouverne tout le récit ? L’auteur a-t-il voulu célébrer ou flétrir la passion ? Chacune de ces deux intentions, prise dans un sens absolu, réalisée jusqu’en ses dernières conséquences, eût été absurde. Célébrer la passion comme supérieure à tous les conseils de la conscience, la proclamer plus sainte, plus grande que la réflexion et la volonté, eût été l’œuvre d’une imagination en délire. La flétrir comme coupable, comme impie, la rayer de la vie comme contraire à l’accomplissement de tous les devoirs, n’eût pas été une tentative moins folle. Prévost, sans se préoccuper de la moralité de son roman, a cependant réussi à exprimer une leçon très nette. Le malheur du chevalier Desgrieux commence le jour où il est forcé de mépriser Manon. Sa passion ne s’éteint pas dans le mépris ; mais dès qu’il voit dans sa maîtresse une fille perdue, il n’est plus pour lui-même qu’un objet de colère et de honte. Sa passion, sans se rebuter, se transforme et se dégrade. Sans le talent singulier de Prévost, elle cesserait d’être poétique et ne serait plus qu’un vice. Il est impossible d’imaginer une condition plus misérable que celle de cet enfant, rivé à la honte d’une courtisane comme un forçat à la chaîne d’un bagne. Les châtimens infligés à la passion dégradée du chevalier Desgrieux sont trop sévères, trop rudes pour que son histoire puisse être accusée d’encourager le vice. Sans avoir prévu les reproches auxquels nous répondons, Prévost les a réfutés ; car la destinée du chevalier Desgrieux ne fera sans doute envie à personne.

Il y a, dans Manon Lescaut, un mérite indépendant du style, indépendant de la moralité, le mérite de la mesure. Il n’y a pas un des épisodes de ce livre qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères, pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages. Prévost ne s’est pas attribué le droit de franchir les limites marquées par les besoins de son récit. Doué d’une imagination abondante, il a toujours su s’arrêter à temps, et s’est interdit tous les moyens qui ne devaient pas concourir directement à l’expression de sa pensée. Cette mesure, cette sobriété dans l’invention, est d’autant plus remarquable qu’elle semble ne pouvoir se concilier avec l’imprévoyance. Le procédé suivi par Prévost exclut généralement la sobriété. Mais quelle que soit la source de cette sobriété, qu’elle naisse d’un heureux instinct ou d’une volonté préconçue, nous ne saurions trop la recommander, car elle devient plus rare de jour en jour. Le public s’habitue à n’estimer la pensée que d’après ses dimensions géométriques, et les écrivains qui font profession de l’émouvoir ou de l’amuser encouragent volontiers cette habitude. Grâce à cet échange d’exigence et de servilité, le nombre et l’étendue des développemens ne sont presque jamais en harmonie avec l’importance de la pensée. L’étude attentive de Manon Lescaut pourra corriger cette prolixité contagieuse, car la mesure a joué certainement un grand rôle dans le succès de cet admirable roman,


Gustave Planche.