Poètes et romanciers modernes de la France/Victor Hugo



POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xxix.
M. VICTOR HUGO.
Œuvres Complètes.

M. Hugo touche à une heure décisive ; il a maintenant trente-six ans, et voici que l’autorité de son nom s’affaiblit de plus en plus. À quelle cause faut-il attribuer ce discrédit ? Est-ce que les forces du poète s’épuisent ? ou bien le public serait-il ingrat ? Oublierait-il ceux qu’il a couronnés, par caprice, par injustice, par satiété ? Serait-il condamné à chercher constamment des émotions nouvelles ? En voyant l’inattention dédaigneuse qui accueille depuis cinq ans les recueils lyriques de M. Hugo, il est impossible de ne pas poser ces questions, ou plutôt ces questions se posent d’elles-mêmes, et la critique est forcée de les discuter. Nous savons tout ce qu’on peut dire sur l’ingratitude de la foule ; mais nous répugnons à penser que l’ingratitude soit la seule cause du discrédit où M. Hugo est aujourd’hui tombé. Tout ce qu’il y a de réel dans le talent du poète est reconnu et proclamé d’une voix unanime ; ceux même qui n’éprouvent aucune sympathie pour les strophes dorées des Orientales, pour les descriptions abondantes de Notre-Dame de Paris, ou pour les splendeurs puériles de Lucrèce Borgia, ne peuvent contester à M. Hugo une singulière puissance dans le maniement de la langue. Mais il semble que l’auteur ait besoin d’une lutte acharnée pour exciter l’attention. Depuis que la lutte a cessé, l’attention languit, et le moment n’est pas éloigné peut-être où elle s’endormira sans retour. Nous désirons que l’avenir démente nos prophéties, mais nous croyons sincèrement que nos craintes sont partagées par un grand nombre de lecteurs. Toutefois, ce n’est pas à trente-six ans qu’il est permis de renoncer à se renouveler ; il dépend donc de M. Hugo de réfuter nos craintes en commençant une série d’œuvres inattendues. Quant aux œuvres qu’il a signées de son nom depuis vingt ans, il faut qu’il se résigne à les voir disparaître bientôt sous le flot envahissant de l’oubli. Cette parole est dure, je l’avoue, et pourtant elle exprime sans exagération une pensée à laquelle se rallient déjà de nombreuses intelligences. D’ailleurs cette parole ne doit pas être prise dans un sens absolu ; si les œuvres de M. Hugo nous semblent condamnées à un prochain oubli, le nom de M. Hugo prendra place parmi ceux des plus hardis, des plus habiles, des plus persévérans novateurs, et certes cette gloire incomplète n’est pas sans valeur. Lors même que l’auteur des Orientales s’enfermerait obstinément dans le système littéraire qu’il a fondé et soutiendrait que la terre finit à l’horizon de son regard, son passage dans la littérature contemporaine mériterait cependant d’être signalé, sinon comme une ère de fécondité, du moins comme une crise salutaire. Quelle que soit la détermination à laquelle M. Hugo s’arrêtera, qu’il se continue ou qu’il se renouvelle, qu’après avoir étudié toutes les ressources de l’instrument poétique, il aborde enfin le champ de la vraie poésie, ou qu’il persiste à épeler des notes innombrables sans écrire une partition, le moment est venu d’étudier et de caractériser sévèrement les odes, les romans et les drames qui composent la collection de ses œuvres. L’auteur, malgré sa jeunesse, appartient dès à présent à l’histoire littéraire. En poursuivant la voie où il est entré, il y a vingt ans, il n’arrivera jamais à surpasser les œuvres qu’il nous a données ; nous avons la certitude qu’il a maintenant accompli, dans le cercle de sa pensée, tout ce qu’il pouvait accomplir. S’il tente une voie nouvelle, s’il se transforme, s’il se régénère, s’il renonce à l’amour des mots pour l’amour des idées, dans dix ans la critique devra se prononcer sur un homme que nous ne connaissons pas encore, et qui n’aura de M. Hugo que le nom.

Les Odes et Ballades embrassent une période de dix années ; ce recueil, formé de la réunion de trois volumes, publiés en 1822, 1824 et 1826, contient le germe évident de toutes les qualités que l’auteur devait développer plus tard sous une forme si éclatante. Cependant il se distingue nettement des recueils suivans, et il offre à la critique un curieux sujet d’étude. Nous laissons à d’autres le triste plaisir d’opposer les odes royalistes de M. Hugo aux odes démocratiques qu’il a publiées depuis sept ans. À notre avis, cette contradiction est inévitable dans la vie des hommes qui écrivent de bonne heure. Sans doute, il vaudrait mieux attendre, pour parler, l’heure de la maturité, et ne pas toucher aux questions politiques avant de les avoir étudiées ; mais nous préférons l’inconséquence à l’hypocrisie, et nous pardonnerions difficilement à M. Hugo de plaider aujourd’hui pour des croyances mortes depuis long-temps dans son cœur. Il a subi la commune destinée ; à mesure qu’il avançait dans la vie, il a vu se ternir ou s’écrouler les idoles qu’il avait adorées avec ferveur. Il a cru devoir confesser hautement la ruine de ses premières espérances ; ce n’est pas nous qui blâmerons sa franchise. Mais il y a dans les Odes et Ballades autre chose à étudier que les sentimens politiques de l’auteur pendant une période de dix années. Le cinquième livre des odes, très imparfait sans doute pour ceux qui le jugent du point de vue littéraire, exprime une série d’idées et de sentimens que M. Hugo semble aujourd’hui avoir complètement oubliés, ou qu’il dédaigne peut-être comme inutiles à la poésie ; il y a dans ce cinquième livre, dont le ton général se rapproche plutôt de l’élégie que de l’ode, de sincères espérances, des émotions réelles, des vœux ardens et partis du cœur. Mais la parole du poète, encore inhabile, inexpérimentée, traduit confusément les sentimens et les idées que le poète lui confie. Les stances marchent d’un pas timide ; les strophes osent à peine déployer leurs ailes et rasent d’un vol boiteux le champ d’où elles sont parties. Aussi faut-il une véritable persévérance pour démêler dans ce cinquième livre la grâce et la naïveté de l’émotion, la ferveur et la confiance qui animent le poète.

Mais si la forme est imparfaite, si le vers bégaie, si l’image trébuche, le cœur du moins joue un rôle réel dans ces modestes élégies. Si nous lui souhaitons un meilleur interprète, nous sommes heureux en même temps de voir que ces stances ne sont pas construites avec des mots, et que le poète a vécu et senti avant de parler. Fécondé par l’étude attentive de la conscience, ce cinquième livre, qui est plutôt un germe qu’un fruit mûr, pouvait s’épanouir en moissons abondantes ; mais il n’a reçu ni soleil, ni rosée, et ce germe a disparu comme s’il n’avait jamais été.

Il n’y a rien à dire des odes royalistes de M. Hugo, car ces odes, écrites de seize à vingt-six ans, sont empreintes d’une telle inexpérience, qu’elles seraient depuis long-temps effacées de toutes les mémoires, si l’auteur, en poursuivant sa course lyrique, n’eût reporté naturellement l’attention sur ses premiers débuts. Sans être dépourvues d’intérêt, elles ont plus d’emphase que d’élévation. Les images s’y croisent au lieu de s’entr’aider, et le fracas des mots y déguise rarement la ténuité ou le néant de la pensée. Je n’hésite donc pas à placer les odes que l’auteur appelle politiques fort au-dessous du cinquième livre, car ces odes n’ont rien d’original, ni de personnel. Signées d’un nom qui fût demeuré obscur, elles ne mériteraient aucune attention ; signées du nom de M. Hugo, elles prouvent ce qui était prouvé depuis long-temps, qu’il faut avoir vécu avant de publier sa pensée, et que les convictions monarchiques, pas plus que les convictions démocratiques, ne peuvent dispenser du commerce des livres ou des hommes.

Les quinze ballades ajoutées aux trois recueils précédens et publiées, pour la première fois, en 1828, marquent dans la carrière de M. Hugo le déplorable passage de la pensée incomplète à l’abolition de la pensée. La Chasse du Burgrave et la Passe d’armes du roi Jean dépassent en puérilité, en vacuité, tout ce que l’imagination la plus dédaigneuse pourrait rêver. Les autres pièces ont quelquefois l’air de chuchotter une pensée ; mais elles ne tiennent pas leurs promesses.

Ce que présageaient les ballades s’est accompli dans les Orientales avec une rigueur effrayante. Les convictions ignorantes mais sincères qui circulaient dans les odes politiques, les sentimens confus qui se laissaient deviner sous le voile brumeux du cinquième livre, ont disparu sans retour, et n’essaient pas même de lutter contre les préoccupations pittoresques ou musicales qui dominent l’auteur. Entre la langue des Odes et Ballades et la langue des Orientales, il y a un abîme. Autant le poète vendéen et le rêveur de Chérizy sont inhabiles à traduire ce qu’ils veulent ou ce qu’ils sentent, autant le poète des Orientales est sûr de sa parole. Il dit tout ce qu’il veut, mais je dois ajouter qu’il n’a rien à dire. Tout entier aux évolutions de ses strophes, occupé à les discipliner, à les faire marcher sur deux, sur trois rangs de profondeur, à les dédoubler, à les diviser en colonnes, il n’a pas le loisir de se demander si ces rangs dorés qui éclatent au soleil sont prêts pour la guerre ou pour la parade. Fier de leur docilité, il les contemple d’un œil joyeux, il les couve de son regard, et il oublie, dans ce puéril plaisir, la première, la plus impérieuse de toutes les lois qui président à la poésie. Il chante pour chanter, il vocalise, il prodigue les notes graves et les notes aiguës, de minute en minute il change d’octave, et il méconnaît la substance même de la poésie ; il oublie de sentir et de penser. Chez lui, cet oubli est volontaire et se formule en système. Émerveillé de l’agilité qu’il sait donner à sa parole, il arrive bientôt à croire que la poésie peut se passer d’idées et de sentimens. Peu à peu il se persuade que le talent poétique consiste à développer indéfiniment la ductilité de la parole ; et je suis forcé de reconnaître que cette croyance singulière est devenue contagieuse. Les Orientales ont paru long-temps aux disciples de M. Hugo le triomphe le plus complet que la poésie pût obtenir. Sans méconnaître la richesse et l’éclat de ce recueil, nous pensons que la poésie proprement dite, la poésie vraie, ne joue aucun rôle dans les Orientales, car la poésie qui ne s’adresse ni au cœur, ni à l’intelligence, qui n’excite aucune sympathie, qui n’éveille aucune méditation, ne mérite pas le nom de poésie, et n’est qu’un jeu d’enfant. Or il n’y a pas une page dans les Orientales qui émeuve ou qui instruise, pas une page qui témoigne que l’auteur ait senti ou pensé, qu’il ait vécu de la vie commune, qu’il fasse partie d’une famille, d’un état, qu’il soit capable de joie ou de tristesse, qu’il ait pleuré sur l’isolement ou l’abandon, ou qu’il connaisse le bonheur des intimes épanchemens. Les strophes reluisent et se déroulent avec une agilité merveilleuse ; mais le plaisir de cette lecture est un plaisir stérile et ne laisse aucune trace dans la mémoire. En admirant le versificateur, nous cherchons le poète.

Si M. Hugo, instruit par l’expérience, mécontent de n’être pas compris, se fût proposé l’assouplissement de la strophe comme un moyen et non comme un but ; s’il eût multiplié les formes du rhythme poétique dans l’intention de donner à sa pensée plus de grâce ou de légèreté, nous serions le premier à le féliciter de cette résolution courageuse. Mais il est évident que dans les Orientales la strophe est tout et la pensée rien. L’auteur bâtit des moules innombrables, et quand ces moules sont bâtis, il y verse le métal ardent pour le seul plaisir de le voir couler. Qu’arrive-t-il ? le métal se refroidit et se fige ; mais le bronze en se figeant n’est pas devenu statue.

M. Hugo professe pour la rime un respect religieux, et nous croyons qu’il a raison, car la prosodie de notre langue est trop vague et trop incertaine pour suffire à la mélodie du vers français ; mais M. Hugo se laisse emporter par le respect de la rime bien au-delà de la vérité, car il attribue évidemment à la rime la faculté d’engendrer la pensée. L’analogie ou l’identité de désinence lui suggère les plus étranges caprices ; les pensées qu’il énonce ressemblent à une perpétuelle gageure, mais n’ont rien à démêler avec l’intelligence. On dirait que l’auteur n’a d’autre dessein que d’étonner, et qu’il appelle à son aide, pour réaliser ce dessein, l’alliance des idées les plus contraires. La rime ainsi comprise soumet la pensée à toutes les chances de la loterie, et pourtant c’est la rime seule qui a rempli les moules que M. Hugo avait bâtis pour les strophes des Orientales. C’est la rime qui a convoqué des points les plus éloignés et réuni dans une étreinte inattendue des idées qui ne s’étaient jamais rencontrées. Si M. Hugo s’est proposé l’étonnement comme terme suprême de la poésie, il a pleinement réussi, et les Orientales ont réalisé sa volonté. Mais nous croyons que la poésie, soit qu’elle s’adresse à l’Orient, soit qu’elle cherche dans l’histoire des nations occidentales le thème de ses chants, est obligée de tenir compte du cœur et de l’intelligence ; aussi les Orientales sont-elles pour nous un solfège et rien de plus. Nous voyons dans ce recueil un livre utile à consulter pour tout ce qui regarde la partie extérieure de la poésie, et sous ce rapport, nous ne saurions trop le recommander ; mais la partie intérieure de la poésie, la partie la plus sérieuse et la plus difficile, celle qui relève de la mémoire, de la réflexion, n’a rien de commun avec les Orientales. Entre les quarante pièces de ce recueil, il n’y en a pas une qui soit inspirée par le cœur ou par la pensée, pas une qui soit poétique dans le sens le plus élevé du mot. Toutefois il a fallu un talent singulier pour écrire quatre mille vers où le cœur et l’intelligence ne jouent aucun rôle, et je comprends que M. Hugo s’admire et s’applaudit dans les Orientales ; car il voulait éblouir, et ses vœux sont comblés.

Si la rime a livré les Orientales à toutes les chances de la loterie, la doctrine de l’auteur sur la valeur des images n’est pas non plus étrangère à ce malheur. Éclairé par la lecture des poètes lyriques, M. Hugo a compris que les images, pour venir en aide à la pensée, doivent obéir aux lois de l’analogie ; il avait méconnu cette vérité en écrivant ses odes politiques, mais la pratique de la versification ne pouvait manquer de la lui révéler, lors même qu’il n’eût pas consulté les monumens de la littérature antique. Il a donc respecté fidèlement l’analogie des images en construisant les strophes des Orientales. Mais il s’est bientôt exagéré la valeur de l’analogie, comme il s’était exagéré la valeur de la rime. Au lieu de voir dans l’image le vêtement de la pensée, il a fait de l’image quelque chose d’égoïste et d’indépendant ; il a suivi l’exemple des statuaires qui ordonnent capricieusement les plis d’une draperie sans tenir compte du nu que la draperie doit traduire en le couvrant. J’avoue que M. Hugo, une fois décidé à suivre cette doctrine, a su la mettre en œuvre avec une rare habileté. Si les images prodiguées dans les Orientales ne servent de vêtement à aucune idée, elles sont d’une richesse éclatante, et l’auteur ne leur donne jamais congé avant de les avoir présentées sous les faces les plus variées. À mon avis, il se méprend complètement sur la valeur et le rôle des images ; mais il tire parti de son erreur avec une prodigieuse adresse, et je conçois sans peine que son exemple ait trouvé de nombreux imitateurs. Le succès n’absout pas l’erreur. Si l’image pouvait avoir par elle-même une valeur indépendante, il faudrait rayer de la mémoire humaine toutes les lois de la pensée, toutes les lois de la parole. Les premiers écrivains de la Grèce, de l’Italie et de la France auraient ignoré les élémens du style poétique, et l’admiration unanime qui les a couronnés serait une admiration ignorante ; mais la doctrine de M. Hugo ne résiste pas à l’examen. Il est évident que l’image doit obéir à la pensée, lui servir d’ornement et de parure, et qu’elle n’a par elle-même aucune valeur indépendante.

L’application de la doctrine que nous combattons est empreinte à chaque page des Orientales, aussi bien que la théorie de la rime féconde ; or, l’égoïsme de l’image et la fécondité de la rime ne pouvaient engendrer qu’une série de tableaux capricieux, sans relation logique, sans enchaînement, et tel est en effet le caractère général des Orientales. Non-seulement les récits qui veulent être dramatiques se nouent et se dénouent sans acteurs ; mais le paysage même où figurent ces acteurs sans ame est un paysage impossible.

Dans les Feuilles d’Automne, M. Hugo a voulu réhabiliter la pensée et réduire le vocabulaire au seul rôle qui lui appartienne, à l’obéissance ; mais il n’était plus temps. Les sentimens naïfs et vrais qui respirent dans le cinquième livre des odes, étouffés sous le branchage touffu d’une langue ambitieuse, n’avaient pu ni se développer, ni se transformer ; l’amant, devenu père, cherchait en vain au fond de son ame les joies et les espérances qu’il avait chantées. Les Feuilles d’Automne sont une noble tentative, mais une tentative avortée. Cependant je n’hésite pas à déclarer ce recueil supérieur à toutes les œuvres lyriques de M. Hugo. Quoique l’auteur n’ait réalisé qu’à moitié le dessein qu’il avait conçu, quoiqu’il n’ait pu réhabiliter la pensée selon son espérance et ramener la langue à la docilité, il y a dans le caractère général des Feuilles d’Automne un aveu honorable que nous devons enregistrer. M. Hugo, malgré le succès éclatant des Orientales, a senti qu’il y a, au-delà de la poésie extérieure, une poésie moins éclatante, mais d’une beauté plus sérieuse, et il s’est proposé d’atteindre le but qu’il avait entrevu. À notre avis, il est demeuré bien loin de ce but glorieux ; mais la justice nous commande de louer son courage et son espérance.

Le cercle parcouru par l’auteur des Feuilles d’Automne embrasse un immense horizon ; car le poète ne se propose rien moins que de chanter les joies de la famille et d’enseigner à l’humanité les devoirs qui la régissent et la destination qui lui est assignée. Si jamais sujet fut vaste et capable d’emporter la pensée dans les plus hautes régions, à coup sûr c’est le sujet des Feuilles d’Automne. Pourquoi donc M. Hugo est-il demeuré au-dessous de la tâche qu’il avait choisie ? Pourquoi les joies de la famille et la destination providentielle de l’humanité ne trouvent-elles, dans les Feuilles d’Automne, qu’un écho confus et à peine saisissable ? Pourquoi les pensées que le poète a voulu nous révéler, sont-elles traduites dans une langue obscure dont nous cherchons vainement la clé ? Il nous semble que l’achèvement d’un édifice tel que les Orientales ne pouvait demeurer impuni. M. Hugo venait d’élever un temple à la parole et d’adorer la rime en toute humilité. Il venait de s’agenouiller devant l’image égoïste et de rayer la pensée du livre de la poésie ; il fallait que cette idolâtrie fût châtiée tôt ou tard. Le jour où il a voulu écrire les Feuilles d’Automne et chanter les joies de la famille et le but assigné à l’humanité, le châtiment a commencé. Vainement il essayait d’interroger son cœur, son cœur refusait de répondre, et sa lèvre, prodigue de paroles, imposait silence à sa pensée engourdie. C’est là, certes, un enseignement qui mérite d’être médité. Le germe caché dans le cinquième livre des odes n’avait pu être deviné que par un petit nombre de lecteurs. Mais il était permis d’espérer que ce germe se développerait et arriverait à maturité. L’heure de la maturité est venue, et le germe avait disparu. La composition des Orientales avait imposé à M. Hugo des habitudes désormais invincibles ; le culte exclusif du vocabulaire avait altéré sans retour la pensée du poète, et l’avait détournée de la vie commune : lorsqu’il a tenté de rentrer dans la famille humaine qu’il avait abandonnée, lorsqu’il a revendiqué son droit de cité parmi les idées qu’il avait désertées, il a trouvé toutes les portes fermées, et c’est à peine s’il a pu entrevoir les hôtes parmi lesquels il voulait être admis. Les idées refusant de l’accueillir, il est retourné parmi les mots.

Et pourtant, je préfère les Feuilles d’Automne à tous les recueils lyriques de M. Hugo. Ma préférence est facile à expliquer. Si l’auteur, en effet, a été vaincu dans la lutte qu’il avait engagée, sa défaite n’a pas été sans gloire. S’il n’a pas dit ce qu’il voulait dire, ou plutôt si sa parole trop prompte a souvent étouffé, sous son bruyant murmure, les premiers vagissemens de sa pensée, nous devons lui tenir compte du vœu qu’il avait formé, de l’espérance qu’il avait conçue. Venues après le cinquième livre des odes, les Feuilles d’Automne seraient une énigme impénétrable ; l’esprit se refuserait à comprendre comment le rêveur adolescent, parvenu à la virilité, a si tôt perdu la mémoire de ses premières espérances, comment il a si tôt abandonné le monde de la conscience pour le monde des yeux ; mais les Orientales, placées entre le cinquième livre des odes et les Feuilles d’Automne, répondent à tous les doutes, et nous expliquent nettement les angoisses intellectuelles de M. Hugo. Si quelque chose nous étonne encore dans les Feuilles d’Automne, c’est que M. Hugo, après un si long séjour chez le peuple des mots, ait retrouvé dans son cœur quelques traces des sentimens qu’il avait oubliés.

La lecture des Feuilles d’Automne est féconde en leçons, et projette une vive lumière sur toutes les œuvres de l’auteur. Après avoir étudié d’un œil attentif ce recueil lyrique, dont l’intention générale est si vraie, dont l’exécution est demeurée si incomplète, il est facile de comprendre pourquoi les romans et les drames de M. Hugo offrent des personnages si singuliers. Puisque l’auteur des Feuilles d’Automne a si mal réussi dans l’analyse de ses propres sentimens, nous n’avons pas le droit de nous étonner qu’il ait échoué, lorsqu’il a tenté d’inventer des hommes, de ranimer les cendres de l’histoire. Lorsqu’il écrivait les Feuilles d’Automne, il avait en lui-même le modèle qu’il voulait copier ; il n’avait à interroger que sa conscience pour traiter complètement le sujet qu’il avait choisi ; et pourtant, c’est à peine s’il a esquissé le tableau qu’il avait entrepris ; c’est à peine s’il nous a montré un coin de l’horizon immense qu’il nous annonçait. Se connaissant si mal lui-même, comment connaîtrait-il les autres hommes ? Impuissant à recueillir les révélations de sa conscience, comment deviendrait-il l’écho du passé ? De toutes les formes de la poésie, s’il en est une qui doive atteindre facilement à la vérité, c’est à coup sûr la forme lyrique ; car le poète qui écrit une ode, une élégie, trouve en lui-même, en lui seul, tous les élémens de son œuvre. Qu’il célèbre la gloire de son pays, une bataille gagnée, ou la chute d’une dynastie parjure, il ne prend conseil que de son émotion ; il a sous les yeux le modèle qu’il se propose de reproduire. Nulle forme poétique n’est donc plus voisine de la vérité que la forme lyrique. Eh bien ! dans les Feuilles d’Automne, M. Hugo est demeuré bien loin du modèle idéal qu’il avait accepté. Habitué à peindre la couleur qui éblouit les yeux, à mêler dans ses strophes l’azur du ciel et l’azur de la mer, la verdure des chênes centenaires et la verdure des prairies, les sabres damasquinés et les housses brodées d’or des cavales numides, lorsqu’il a tenté de sonder les mystères de sa conscience et d’interroger le monde invisible, lorsqu’il a cherché le thème de ses chants dans la région des idées, le livre qu’il consultait est resté sourd au plus grand nombre de ses questions ; c’est à peine s’il a pu épeler quelques phrases de ce livre mystérieux qui n’était pourtant que lui-même. J’ai donc raison d’affirmer que les Feuilles d’Automne expliquent les romans et les drames de M. Hugo.

Les Chants du Crépuscule expriment un découragement que ne présageaient pas les Feuilles d’Automne. Las de la lutte qu’il a soutenue contre sa pensée rebelle, le poète retourne à ses puériles habitudes. Il n’essaie plus de peindre le monde intérieur ; ou s’il lui arrive de nommer une idée, il se hâte de l’ensevelir dans une draperie de mots innombrables ; et sans retrouver l’éclat des Orientales, il demeure bien loin de la vérité des Feuilles d’Automne. L’unité manque absolument aux Chants du Crépuscule ; l’auteur avait annoncé un recueil de poésies politiques, ce recueil est encore à naître ; mais il y a çà et là dans le volume publié en 1835, plusieurs pièces qui appartiennent évidemment au recueil que nous n’avons pas. Cependant M. Hugo a tenté de rallier à une pensée unique les élémens contradictoires de ce volume, et d’éclairer d’un jour égal toutes les parties de ce monument lyrique. Mais il a eu beau faire ; l’évidence a été plus forte que sa volonté, et les Chants du Crépuscule ont frappé tous les lecteurs par leur confusion. La préface et le prélude destinés à expliquer l’intention du poète n’ont fait qu’épaissir les ténèbres qui enveloppaient toutes les pièces de ce volume. Pour le juger, il convient d’étudier successivement trois morceaux de nature diverse qui résument toutes les qualités et tous les défauts du recueil. L’ode dictée après juillet 1830 démontre clairement que M. Hugo ne comprend pas l’état mieux que la famille. Il y a dans cette pièce un grand nombre de vers très habilement faits, mais il est impossible de deviner quelle pensée régit l’ode entière ; depuis le commencement jusqu’à la fin, ce n’est qu’un entassement confus d’images sans signification. Dans ces strophes si abondantes où les mots disciplinés exécutent si bien toutes les évolutions que le poète leur commande, je n’aperçois aucune sympathie sincère pour la gloire des armes ou la gloire de la tribune, pour les conquêtes pacifiques ou les conquêtes militaires, pour le développement de la puissance ou de la liberté. Les regrets donnés à la dynastie exilée offraient à l’auteur un point de départ naturel. M. Hugo, qui a chanté les combats de la Vendée, ne devait pas brusquement passer du dévouement royaliste à l’exaltation démocratique ; mais il a complètement omis cette transition si nécessaire, il s’est complu capricieusement dans une série de tableaux qui pourraient être déplacés sans inconvénient. En un mot il a écrit sur les trois journées de juillet une ode très habile et très insignifiante, pleine de paroles et sans idées. Si toutes les pièces du recueil politique qu’il nous avait promis devaient ressembler à cette ode, nous sommes loin de le regretter.

La pièce adressée à Louis B. a été généralement admirée pour la richesse et l’abondance que l’auteur a su y déployer. Sans m’inscrire contre le jugement de la majorité, je crois devoir cependant énoncer des réserves importantes. Oui, sans doute, l’homme qui a écrit cette pièce manie la langue avec une puissance singulière, et dispose à son gré de la césure, de la rime et de l’image ; il trouve pour une idée unique des métamorphoses nombreuses, qui attestent chez lui une connaissance complète du vocabulaire. Mais n’y a-t-il pas parmi les images qu’il emploie un grand nombre d’images triviales ? Les passions comparées aux passans qui viennent troubler l’homme pieux dans son asile, la débauche et l’impiété comparées au couteau qui raye le nom inscrit sur la cloche, peuvent-elles être acceptées comme des figures dignes de la poésie lyrique ? je ne le pense pas. L’idée première était heureuse, et si M. Hugo n’a pas le mérite de l’avoir trouvée, s’il l’a empruntée à Schiller, il a du moins fait preuve de discernement. Mais cette idée, pour devenir vraiment poétique, demandait un ordre de développemens que le poète français ne semble pas même avoir entrevu. Dans cette pièce, comme dans les Orientales, la rime, que M. Hugo paraît gouverner souverainement, l’a souvent emporté bien loin de l’idée qu’il poursuivait ; elle a souvent rapproché, sans raison, des images qui ne s’étaient jamais rencontrées dans le même vers. Il est facile, en lisant cette pièce, de se convaincre que M. Hugo, pour disposer de la rime, accepte de son esclave des conditions humiliantes. La rime consent à lui obéir et ne se laisse jamais appeler deux fois ; mais elle prescrit à M. Hugo d’abandonner sa pensée à la première sommation. Elle lui obéit ; mais, ce qu’elle veut, il faut que le poète le veuille à son tour. Dès qu’il l’invoque, elle arrive ; mais elle chasse l’idée qu’elle devait encadrer. Une pareille autorité ressemble singulièrement à la servitude ; je pense donc que la pièce adressée à M. Louis B. est loin de mériter l’admiration qu’elle a excitée. Elle est, je l’avoue, versifiée avec une rare habileté ; mais cette habileté coûte trop cher à M. Hugo pour que nous puissions la louer sans restriction. Plus d’élévation et en même temps plus de sobriété, un choix d’images plus sévère, telles sont les qualités que je voudrais trouver dans cette pièce, et qu’il m’est impossible d’y découvrir. La rime qui prescrit l’oubli de l’idée n’est pas, quoi qu’on puisse dire, une rime obéissante, et l’habileté qui mène à de pareilles concessions n’est pas une habileté complète.

L’avant-dernière pièce des Chants du Crépuscule, adressée à Mlle Louise B., Que nous avons le doute en nous, mérite les mêmes reproches. Le sujet choisi par le poète n’est pas traité. Ce qu’il plaît à M. Hugo d’appeler doute pourrait très bien s’appeler d’un autre nom. Les images que l’auteur appelle à son aide pour éclairer sa pensée, manquent d’élévation, de sévérité, et font de la douleur qu’il veut raconter une sorte d’enfantillage. Il est impossible, en parcourant les stances de cette élégie, de croire que le poète ait réellement éprouvé ce qu’il tente de peindre. Il y a tant de coquetterie et de caprice dans les comparaisons qu’il emploie, les mots jouent un si grand rôle, et l’idée un rôle si mince, que le cœur se refuse à toute sympathie. Cependant le doute, poétiquement compris, est un beau sujet d’élégie ; mais pour traiter un pareil sujet, il faudrait prendre au sérieux les angoisses du doute, et surtout il faudrait distinguer clairement les doutes du cœur et les doutes de l’esprit, car l’incertitude des vérités poursuivies par la science n’est pas une douleur, mais un noviciat ; tandis que la ruine des croyances que la science ne peut établir sur de solides fondemens, mais dont le cœur a besoin, est un tourment digne de pitié. M. Hugo semble n’avoir entrevu aucune des conditions du sujet ; il est impossible de démêler, dans la pièce adressée à Mlle Louise B., s’il s’agit de l’incertitude des vérités scientifiques ou de la ruine des croyances consolantes. À parler franchement, le doute n’est qu’un prétexte dont M. Hugo se sert pour rimer quelques stances ; mais il n’y a chez le poète aucune douleur sincère, aucun regret cuisant, aucun besoin d’épanchement et de confiance. Le doute vague, indéfini, sur lequel il brode des comparaisons ingénieuses, mais choisies au hasard, au lieu d’inspirer l’attendrissement, éveille chez le lecteur un sentiment contraire. On se demande avec dépit s’il est permis de traiter si légèrement une idée si grave, s’il est permis d’assembler, à propos de la douleur, tant d’images coquettes et puériles, et l’on arrive à croire que M. Hugo ne regrette aucune croyance, que toute croyance lui est inutile ou indifférente, qu’il chante pour chanter, sans avoir à nous révéler aucune douleur sincère. Déplorable conclusion que je voudrais pouvoir effacer, mais dont l’évidence me paraît irrécusable ! Voilà pourtant où mènent l’amour et le culte des mots.

Les Voix intérieures, publiées l’année dernière, ressemblent à un arrêt prononcé par M. Hugo contre lui-même. Ce recueil, en effet, envisagé littérairement, est certes supérieur aux Chants du Crépuscule. S’il ne se recommande pas au lecteur par une parfaite unité, du moins il ne révèle pas la même indécision, la même hésitation intellectuelle, que les Chants du Crépuscule. Mais nous devons le dire, et sans doute M. Hugo le sait mieux que personne, les Voix intérieures sont bien loin des Feuilles d’Automne sous le rapport de la vérité humaine, et bien loin des Orientales sous le rapport de l’éclat lyrique. Deux sentimens dominent et remplissent ce recueil : l’orgueil et la colère. Assurément il eût été possible de trouver dans l’orgueil et la colère des inspirations sérieuses ; mais à quelles conditions ? Ne fallait-il pas que l’orgueil fût légitime, et la colère dirigée contre un ennemi réel ? Or, sur quoi se fonde l’orgueil de M. Hugo ? à qui s’adresse sa colère ? M. Hugo s’admire, et se plaint de n’être pas admiré comme il voudrait l’être ; il accuse de jalousie et de perversité les esprits sincères qui se permettent de l’avertir lorsqu’il s’égare. Si M. Hugo se contentait d’applaudir de ses propres mains le talent qu’il a montré, nous aurions le droit de sourire à ce puéril délassement ; mais son orgueil, tel qu’il l’avoue, tel qu’il l’affirme dans les Voix intérieures, mérite une réprimande plus sévère ; car il n’exige pas moins que l’adoration ; il prétend à la toute science, et voit dans toutes les admirations paresseuses ou rebelles l’ignorance ou l’impiété. Arrivé à ces cimes terribles que le regard peut à peine mesurer, M. Hugo devait rencontrer le vertige, et il l’a rencontré. C’est le vertige qui a dicté l’ode à Olympio, c’est le vertige qui a épelé toutes les strophes insensées de cet hymne idolâtre ; c’est lui qui a fait de M. Hugo deux personnes, dont l’une s’agenouille devant l’autre : un prêtre qui brûle l’encens, un dieu qui le respire. Pour ceux qui étudient d’un œil attentif les maladies de l’ame humaine, c’est là sans doute un curieux, un attendrissant spectacle ; mais en présence d’une pareille métamorphose, en présence de cet homme dieu et prêtre tout à la fois, la critique n’a pas d’arrêt à prononcer, car le malade s’est jugé lui-même. Sans doute, avant de se diviniser, avant de placer son génie sur l’autel et de s’agenouiller devant lui, il a cruellement souffert ; avant de s’avouer l’insuffisance de la gloire humaine et de briser la couronne que la foule avait placée sur sa tête, il a dû lutter avec de terribles visions. Le jour où il s’est cru dieu, il avait épuisé toutes les angoisses de l’orgueil blessé, et il s’est décerné la divinité comme un baume destiné à fermer toutes ses plaies. Le poète qui se résout à l’apothéose, qui se réfugie dans la divinité, ne relève pas de la critique, qui le plaint sans le juger.

Et pourtant la colère de M. Hugo ne connaît d’autre ennemi que la critique ; c’est à cet ennemi seul qu’elle adresse toutes ses invectives, c’est contre lui qu’elle lance ces apostrophes véhémentes qui voudraient exprimer le mépris et qui ne peignent que l’orgueil saignant. Si jamais colère fut injuste et insensée, c’est à coup sûr la colère de M. Hugo ; si jamais invectives furent imméritées, c’est les invectives que M. Hugo adresse à la critique. Jamais poète en effet n’a été traité par la critique avec plus de révérence et de ménagemens. Si l’on veut bien oublier les premières années de sa carrière, et certes à cette époque il n’était pas encore digne de soulever une discussion sérieuse, on sera forcé de reconnaître que depuis dix ans, c’est-à-dire depuis qu’il a trouvé pour sa pensée un docile interprète, M. Hugo a rencontré pour chacune de ses œuvres une attention unanime, un auditoire courageux, désintéressé, clairvoyant, tel enfin que pourrait le souhaiter le plus beau génie. Il s’est fait autour de chacune de ses œuvres un grand silence, puis un grand bruit ; la multitude a écouté dans un recueillement respectueux, puis, après avoir entendu, elle a battu des mains ou protesté par ses clameurs contre la valeur des paroles qu’elle venait d’entendre. Mais cette protestation même est un glorieux hommage rendu au poète ; car la multitude ne dédaigne pas celui qu’elle combat, et bien des poètes, qui ne se plaignent pas, échangeraient, contre la destinée orageuse de M. Hugo, la destinée silencieuse que leur a faite l’indifférence. Sans les tempêtes qu’il a traversées, le nom de M. Hugo n’aurait pas eu le retentissement dont le poète se plaint aujourd’hui avec une ingratitude singulière. S’il voulait la paix, il devait ne pas quitter la plaine ; il a voulu vivre dans la région où vivent les aigles, qu’il se résigne aux périls de son ambition.

L’orgueil et la colère ont été, pour M. Hugo, de mauvais conseillers. Malgré sa rare habileté, le poète n’a pu donner à ses plaintes furieuses, à ses hymnes agenouillés, un accent capable d’éveiller les sympathies de la multitude. C’est à peine si quelques oreilles empressées ont recueilli ses hymnes et ses plaintes. Toutefois on aurait tort d’attribuer cette indifférence à la nature même des sentimens exprimés par M. Hugo, car chacun de ces sentimens, exprimé avec sincérité, ne manquerait pas d’émouvoir. Mais la forme que leur a prêtée l’auteur des Voix intérieures est tellement verbeuse, tellement prolixe, que la sympathie devient impossible. La parole est si abondante, la pensée si rare, les strophes se précipitent à flots si pressés sur l’idée qu’elles devraient porter, qu’elles l’engloutissent et la dérobent au regard. À proprement parler, la poésie, telle qu’elle se révèle dans les Voix intérieures, est un fleuve sans source et sans rivage. Il n’y a, pour elle, aucune raison d’être ou de s’arrêter. Le lit qu’elle se creuse est indéfini, sans fond et sans limite. Les lignes qu’elle décrit sont tellement capricieuses, tellement contradictoires, que l’œil le plus persévérant ne peut découvrir d’où elle vient, où elle va. Quand l’ode furieuse ou plaintive commence à bégayer les sentimens du poète, on dirait qu’elle achève une phrase commencée depuis long-temps, qu’elle récite la péroraison d’une harangue dont les premiers points ne sont pas venus jusqu’à nous, et quand elle s’arrête, quand elle ferme ses lèvres, nous attendons encore, pour la comprendre, les paroles qu’elle ne prononcera pas. Cette impression, que je traduis avec une fidélité scrupuleuse, dépend évidemment de la forme poétique adoptée par M. Hugo. C’est aux Orientales qu’il faut rapporter l’inattention et l’indifférence qui ont accueilli les Voix, intérieures ; c’est aux strophes amoureuses de leurs ailes bigarrées qu’il faut demander compte du silence et du dédain infligés à l’orgueil et à la colère du poète. S’il eût prêté à des sentimens injustes un accent simple et franc, il eût été réprouvé, mais écouté.

L’opinion que nous exprimons ici sur les œuvres lyriques de M. Hugo, paraîtra sévère à ses nombreux admirateurs ; cependant il nous semble difficile que la réflexion ne les amène pas à notre avis car personne plus que nous n’est disposé à louer ce qui est louable dans les œuvres lyriques de M. Hugo. Mais, malgré notre prédilection hautement avouée pour cette partie de ses œuvres, malgré le mérite éminent des odes qu’il a prodiguées depuis vingt ans, nous ne pouvons fermer nos yeux à l’évidence, et nous sommes forcé de reconnaître que les plus belles odes de M. Hugo n’ont qu’une beauté superficielle et incomplète. Le maniement le plus admirable de la parole ne supplée pas et ne suppléera jamais la sincérité, la profondeur de l’émotion. Or, dans toutes les œuvres lyriques de M. Hugo, où trouver une page qui respire une émotion sincère ? Le cinquième livre des Odes semble répondre à la question que nous posons. Mais M. Hugo consentirait-il à être jugé d’après le cinquième livre des Odes ? Assurément non. Bien qu’il professe pour toutes ses œuvres un respect religieux, bien qu’il soit décidé à ne rayer, à n’oublier aucun des vers qu’il a signés de son nom, il doit sentir, mieux que nous, que le cinquième livre des Odes est plutôt bégayé que chanté. Les sentimens qui circulent dans ce livre sont des sentimens vrais et deviendraient facilement poétiques sous la plume d’un artiste consommé ; mais M. Hugo, lorsqu’il essayait de les traduire, était encore trop inexpérimenté, trop étranger à toutes les difficultés de la langue, à toutes les ruses de la versification, pour exprimer nettement ce qu’il avait dans le cœur. Les vagues espérances, les mélancoliques rêveries du vallon de Chérizy, confiées au même interprète cinq ans plus tard, seraient sans doute comptées aujourd’hui parmi les monumens les plus purs de la poésie française. Ébauchées par une main inhabile, ces rêveries demeurent comme un enseignement, comme un conseil, et montrent ce que fût devenu M. Hugo, s’il eût acquis la connaissance complète de l’instrument poétique, avant de chanter ses émotions et ses pensées. Oui, sans doute, le cinquième livre des Odes mérite d’être médité ; mais, parmi les admirateurs de M. Hugo, en est-il un seul qui voie dans ces Odes une série d’œuvres achevées ? je ne le crois pas.

Ainsi les premières années de l’adolescence de M. Hugo, c’est-à-dire l’espace compris entre seize et vingt-deux ans, sont représentées d’une façon très incomplète dans ses œuvres lyriques. Le rêveur et l’amant n’ont trouvé dans l’artiste qu’un écho infidèle. L’époux et le père ont-ils été plus heureux ? Les feuilles d’Automne sont là pour répondre. Ce recueil nous paraît supérieur à toutes les œuvres lyriques de M. Hugo ; mais si le style des Feuilles d’Automne surpasse en clarté, en éclat, le style du cinquième livre des Odes, qu’il y a loin de l’émotion sincère de l’adolescent aux émotions factices du chef de famille ! Amant, agité de troubles sans nombre, face à face avec un avenir incertain, acharné à la poursuite d’un bonheur qui fuit devant lui, dévoué à des croyances qu’il n’a pas eu le temps de discuter, M. Hugo, de seize à vingt-deux ans, prend la poésie au sérieux, et cherche dans l’art des vers plutôt un soulagement qu’une profession. Il ne dit pas nettement ce qu’il veut dire ; mais du moins il ne parle qu’à son heure, ses vers vont de son cœur à ses lèvres. Plus tard, en écrivant les Orientales et les Feuilles d’Automne, il a mis son cœur et son imagination au service de sa parole impérieuse ; il a voulu que l’émotion et la pensée jaillissent du choc des mots comme la lumière du choc des cailloux. Séduit par le murmure de ses strophes harmonieuses, il a cru qu’il avait asservi la poésie à ses caprices, et qu’à toute heure, dès qu’il lui plairait de chanter, il la trouverait docile et empressée comme les cordes d’une harpe. Applaudi, enivré, il a pris en pitié les hommes qui se donnent la peine de vivre, de sentir et de penser, qui se résignent à toutes les épreuves de l’étude et de la passion, avant de s’adresser à la foule. Mais cette erreur, partagée d’abord par de nombreux disciples devait avoir un terme, et aujourd’hui les plus fidèles admirateurs de M. Hugo n’essaient pas de soutenir la vérité humaine et vivante des Orientales et des Feuilles d’Automne. Ils ne répudient pas leur premier enthousiasme, ils continuent de louer en toute équité la valeur musicale de ces deux recueils ; mais ils regrettent avec une entière bonne foi que ces deux magnifiques palais soient inhabités, que l’émotion et la pensée n’animent pas ces chants mélodieux.

Il était permis de croire que M. Hugo comprenait toute la puérilité de la poésie exclusivement musicale. La lutte courageuse qu’il avait engagée contre lui-même, en écrivant les Feuilles d’Automne, semblait donner à cette opinion le caractère d’une vérité démontrée. Pris au dépourvu, lorsqu’il avait voulu célébrer les joies de la famille, n’était-il pas naturel qu’il rompît brusquement ses habitudes, et qu’il répudiât, avec une abnégation courageuse, la gloire illégitime qui l’avait perdu ? En passant de la poésie domestique à la poésie politique, ne devait-il pas se résigner à dépouiller le vieil homme, ou plutôt à recommencer l’apprentissage de la vie humaine, qu’il avait désapprise ? Oui, sans doute, il devait, mais il n’a pas voulu se renouveler. Il a traité la patrie comme la famille, avec une légèreté qui pourrait s’appeler dédain, si elle ne méritait pas le nom d’ignorance. Les Chants du Crépuscule et les Voix intérieures, où brillent çà et là quelques lueurs de pensée philosophique ou politique, ne sont cependant ni moins puérils ni moins vides que les Orientales, et rappellent à peine, d’une façon confuse, l’intention sincère mais impuissante des Feuilles d’Automne. Cette décadence n’a rien, assurément, qui doive nous surprendre. Si le maniement de la strophe n’avait pu dispenser le poète de l’étude attentive de la vie domestique, comment la pratique de plus en plus savante de la versification l’aurait-elle initié à la connaissance des intérêts politiques ou des droits généraux de l’humanité ? Si M. Hugo a espéré un seul jour, un seul instant, qu’il arriverait, par la seule puissance de sa volonté, à comprendre les questions qu’il n’avait jamais étudiées, il est coupable de folie. Or, les Chants du Crépuscule et les Voix intérieures nous autorisent à croire qu’il a dédaigné l’étude des questions philosophiques et politiques. Quels fruits ce dédain a-t-il portés ! Le poète s’est débattu dans les ténèbres, comme un navire sans pilote et sans boussole. Il a déclamé, sans savoir où l’emportait sa parole ; mais il n’a rencontré qu’un auditoire inattentif et indifférent, et le silence de la foule a dû lui montrer qu’il avait épuisé tous les trésors de son ignorance. Il a tiré de la parole tout ce que la parole contenait ; s’il ne veut pas se survivre, il est temps qu’il appelle à son aide les idées qu’il a jusqu’ici négligées.


Quoique les trois romans qui ont précédé Notre-Dame de Paris soient très loin d’avoir la même importance littéraire que ce dernier ouvrage, cependant il est indispensable de les étudier avec une sérieuse attention pour comprendre et pour expliquer les transformations successives du talent poétique de M. Hugo. Ces transformations, je le sais, sont plutôt apparentes que réelles, plutôt superficielles que profondes. Sous la diversité se cache l’identité. Il est facile de remonter de Notre-Dame de Paris aux exploits de Han d’Islande et de conclure de Han d’Islande Notre-Dame de Paris. Toutefois il n’est pas hors de propos de caractériser la physionomie des trois premières tentatives qui ont signalé l’entrée de M. Hugo dans la carrière du roman ; car ce travail n’est pas moins riche en enseignemens que l’analyse de ses œuvres lyriques. Si l’auteur de Notre-Dame publiait aujourd’hui Han d’Islande, il est certain qu’un tel livre n’obtiendrait aucun succès et ne soulèverait pas même une dédaigneuse opposition. Ce roman n’est, en effet, qu’un mélodrame du troisième ordre, et sans doute il serait oublié depuis long-temps, sans la curiosité qui s’attache aux premiers bégaiemens d’un écrivain devenu célèbre. Han d’Islande et Spiagudry sont des monstres hideux et n’inspirent que le dégoût. Toutefois il est juste d’ajouter qu’Ethel et Ordener jettent sur le récit, d’ailleurs très vulgaire et très monotone, qui remplit les neuf dixièmes du livre, une sorte d’intérêt poétique. Assurément il s’en faut de beaucoup qu’Ethel et Ordener puissent passer pour des créations neuves, pour des personnages inventés ; telles qu’elles sont pourtant, ces deux figures excitent chez le lecteur une réelle sympathie, car, du moins, ces deux figures appartiennent à la famille humaine, tandis que les autres personnages du livre résument à plaisir tous les genres de difformité. Si les amours d’Ethel et d’Ordener rappellent à la mémoire la plus paresseuse tous les romans anonymes feuilletés au collége, du moins ces amours sont possibles, et cette qualité, si insignifiante en apparence, mérite d’être signalée dans un livre de M. Hugo ; car l’auteur de Notre-Dame a commencé de bonne heure à poser sa fantaisie comme supérieure et même comme contraire à la raison. Quand un de ses personnages est conçu de façon à pouvoir vivre de la vie commune, il faut remercier le poète de sa généreuse condescendance, de son respect pour le modèle humain. La lecture de Han d’Islande ne suscite aucune question sérieuse ; le sujet, la conception et l’exécution échappent à la fois à la louange et au reproche ; et malgré son admiration avouée pour ses œuvres, sans doute M. Hugo n’ignore pas que ce livre est digne, tout au plus, de prendre place à côté de Barbe-Bleue. Il y aurait donc de l’injustice à insister sur la nullité de ce roman ; mais il importe de remarquer que la prédilection de M. Hugo pour les monstres s’est signalée pour la première fois dans le roman de Han d’Islande.

Dans Bug Jargal, nous retrouvons cette prédilection traduite sous une forme moins hideuse, mais avec une persévérance qui indique un système arrêté. Il est impossible en effet de méconnaître l’intime parenté qui unit Han d’Islande et le nain Habibrah. Il y a, j’en conviens, plus de nouveauté, plus d’originalité si l’on veut, dans le personnage d’Habibrah ; mais cette originalité, ramenée à sa plus simple expression, n’est, à tout prendre, que l’union de la laideur morale et de la laideur physique. Si Habibrah excite moins de dégoût que Han d’Islande, c’est que la ruse domine chez lui la férocité, c’est qu’il met au service d’un corps incomplet un esprit d’une vivacité, d’une souplesse singulière, c’est qu’il y a dans sa scélératesse un côté savant qui soutient l’attention. L’amour du capitaine d’Auverney pour Marie n’est guère plus neuf que l’amour d’Ordener pour Ethel ; mais, grâce à la richesse du paysage qui encadre cet amour, nous acceptons comme inventé ce que nous avons déjà lu cent fois. Le dévouement et la générosité de Bug Jargal méritent seuls d’être loués, comme un ressort habilement mis en œuvre. Le personnage de cet esclave sublime se distingue par l’animation et la simplicité. Le style de Bug Jargal est évidemment supérieur au style de Han d’Islande ; mais il ne faut pas oublier que Bug Jargal, composé à l’âge de seize ans, a été remanié et refait en grande partie huit ans plus tard, lorsque l’auteur avait atteint vingt-quatre ans : à cet égard, la déclaration de M. Hugo ne laisse aucun doute. Nous avons donc le droit de juger Bug Jargal, non comme une ébauche, mais comme une œuvre corrigée à loisir. Or, la conception de ce roman, bien que supérieure à celle de Han d’Islande, ne mérite cependant pas de grands éloges. Biassou et le planteur sang-mêlé sont des types de cruauté, de niaiserie poltronne, très maladroitement dessinés. Le style seul, par sa rapidité, par son élégance, par la sobriété des ornemens, donne à Bug Jargal une valeur littéraire qu’on chercherait vainement dans les personnages.

Le Dernier Jour d’un Condamné, écrit presque en même temps que les Orientales, résume malheureusement les défauts et les qualités de ce recueil lyrique. Le sujet, pris au sérieux, semblait promettre une étude psychologique ; M. Hugo, sans avoir complètement méconnu les conditions du sujet, a cependant trouvé moyen de le traiter à peu près constamment par le côté visible, extérieur, en indiquant à peine et d’une façon confuse le côté intérieur, invisible, c’est-à-dire le côté le plus important, le seul qui soit véritablement poétique. Il s’est proposé de peindre les tortures morales de l’homme condamné à mort, qui compte, dans son cachot, les heures, les minutes, les secondes qui lui restent à vivre. Certes, une pareille donnée était de nature à corriger la prédilection de M. Hugo pour le monde extérieur ; il y avait lieu d’espérer qu’en fouillant dans les entrailles de cette idée féconde, il oublierait peu à peu son amour pour le bruit, pour la couleur ; qu’il désapprendrait le culte des mots, et reviendrait à la pensée, à l’émotion, par l’étude patiente, par l’analyse assidue du thème qu’il avait choisi. Il y aurait de l’injustice à dire que le récit du dernier jour d’un condamné a été pour M. Hugo un travail sans profit ; mais, pour être vrai, nous devons dire qu’il n’a pas tiré de ce travail tout le profit que nous pouvions espérer. Un seul épisode mérite d’être loué sans restriction, c’est l’épisode de Pepita ; or, cet épisode se rattache précisément au côté négligé par M. Hugo dans le reste du récit. Le tableau de cet amour si frais et si pur, si ardent et si chaste à la fois, contraste douloureusement avec la condition désespérée du condamné, et nous devons regretter que l’auteur n’ait puisé qu’une seule fois à cette source d’émotion. Ce n’est pas moi qui contesterai l’habileté singulière, l’abondance descriptive, que M. Hugo a montrées dans le Dernier Jour d’un Condamné ; il est évident, pour tous les hommes lettrés, que l’écrivain à qui nous devons ce monologue éloquent manie la langue avec une sécurité magistrale, et qu’il dit ce qu’il veut sans embarras, sans trouble, sans hésitation. Mais, si la langue obéit, elle reçoit bien rarement des ordres qui relèvent de la pensée. La peinture du préau de Bicêtre et du ferrement des galériens, le voyage de Bicêtre à Paris entre le gendarme et l’huissier, le sermon de l’aumônier, la séance des assises et la toilette du condamné appartiennent plutôt au mélodrame qu’à la poésie proprement dite, et le talent incontestable de l’auteur ne peut masquer la vulgarité de ces tableaux. Ce livre est certainement une preuve de puissance ; mais la donnée choisie par l’auteur promettait un poème que nous n’avons pas : nous espérions assister aux tortures de la conscience ; et nous n’avons sous les yeux que les frissons de la chair.

Le personnage de Han d’Islande et d’Habibrah ne reparaît pas dans le Dernier Jour d’un Condamné ; il est vrai qu’il eût difficilement trouvé place dans ce lugubre monologue. Cependant M. Hugo ne pouvait se passer d’un monstre, et il a réalisé son type de prédilection dans la personne du ministère public. La justice humaine, telle qu’il nous la montre, n’est pas moins altérée de sang que Han d’Islande, ou Habibrah. Le magistrat n’est pas moins cruel que le brigand ou le nain ; il n’y a entre ces deux cruautés que la différence qui sépare l’emphase de la bizarrerie. La colère de M. Hugo contre la magistrature est aujourd’hui devenue un lieu commun qui reparaît dans tous ses livres ; si ce lieu commun avait quelque utilité, nous le subirions volontiers ; mais nous avouons sincèrement qu’il nous est impossible de voir dans cette colère un plaidoyer contre la peine de mort. Si telle est l’intention de l’auteur, c’est une intention traduite bien maladroitement. Si la loi est mauvaise, c’est la loi qu’il faut attaquer et non la magistrature, qui ne l’a pas faite, et qui l’applique selon la mesure de ses lumières.

Dans Notre-Dame de Paris, nous retrouvons en pleine maturité toutes les qualités littéraires qui n’existaient qu’en germe dans les trois ouvrages précédens. Pour être juste envers M. Hugo, il faut le juger comme romancier d’après Notre-Dame de Paris, et ne consulter ses autres romans qu’à titre de renseignemens. Le roman de Notre-Dame, écrit à l’âge de vingt-neuf ans, peut être considéré, sinon comme le dernier mot de l’auteur, du moins comme l’expression d’une volonté long-temps discutée, soumise à toutes les épreuves de la réflexion. Les personnages de ce livre appartiennent-ils à la famille humaine ? Nous ne le croyons pas. Le talent littéraire de M. Hugo s’est-il montré dans cette œuvre plus riche, plus varié que dans les romans précédens ? Assurément oui. Le style de Notre-Dame est incontestablement supérieur au style de Han d’Islande, de Bug Jargal, du Dernier Jour d’un Condamné ; mais ce style, j’ai regret à le dire, s’est enrichi aux dépens de la pensée. Éthel, Ordener, Marie, d’Auverney, Pepita, ont disparu sans retour, et fait place à des figures habilement dessinées, j’en conviens, mais dont le modèle n’existe nulle part. L’écrivain est devenu plus habile, mais le poète s’est éloigné de plus en plus de la vérité humaine, sans laquelle il n’y a pas de poésie possible.

Gringoire, destiné, dans la pensée de l’auteur, à personnifier les misères de la condition poétique au XVe siècle, n’est qu’une caricature grimaçante, et n’excite, il faut bien le dire, ni le rire, ni la pitié. Il y a dans ce personnage un tel amour de l’avilissement, une dégradation si ardemment acceptée, un si parfait mépris pour toute dignité, que toute sympathie pour lui est impossible. Comment, en effet, s’intéresser à un homme qui n’a ni volonté, ni respect pour lui-même, ni force pour combattre la pauvreté, ni confiance dans un pouvoir supérieur au pouvoir humain ? Un tel acteur, si toutefois un tel acteur a jamais existé, est indigne d’occuper la poésie. C’est un peu plus qu’un animal domestique, un peu moins qu’un laquais. En vérité, plus je pense à Gringoire, et plus j’ai de peine à comprendre comment M. Hugo a pu être amené à personnifier la poésie dans cette espèce de mendiant qui voudrait être bouffon.

Phœbus de Chateaupers, amoureux de ses éperons et de son épée, charnel, égoïste, arrogant, a sur Gringoire un avantage positif. S’il n’intéresse pas, du moins il a pu être, et c’est un mérite qui n’est pas à dédaigner. Mais que vient faire, dans un roman, un pareil personnage ? Si l’oisiveté peut à ce point dégrader les facultés humaines, ce que je ne veux pas nier, à quoi bon mettre en scène un homme qui n’a plus d’humain que le nom ? Que Phœbus ressemble à bien des héros de garnison, je ne le nie pas ; mais je ne crois pas que de pareils héros puissent jamais exciter aucune sympathie. Je comprends très bien que Phœbus de Chateaupers n’aime pas Fleur-de-Lys Gondelaurier, mais je ne comprends pas que la Esmeralda aime Phœbus de Chateaupers ; car la beauté, qui suffit à éveiller l’amour, ne suffit pas à l’entretenir, et dès les premiers mots, la Esmeralda doit deviner que Phœbus est un homme sans cour, un homme indigne d’amour.

Claude et Jehan Frollo, le diacre et l’écolier, ne sont pas si loin de la vérité que Gringoire ; mais ces deux personnages, comme celui de Phœbus, me paraissent incapables d’exciter aucun intérêt sérieux. Qu’est-ce en effet que le diacre ? Un prêtre que la continence a rendu fou, un malheureux chez qui la chasteté agit comme le vin, que le cri de la chair pousse à la luxure, qui ressemble bien plus à une bête fauve qu’à un homme, sujet digne d’étude pour un médecin, indigne d’occuper la poésie. De telles souffrances sans doute ne manquent pas de réalité ; mais toutes les faces de la réalité n’appartiennent pas à la poésie, et si Claude Frollo était accepté comme un personnage poétique, l’imagination, une fois engagée dans cette voie, se flétrirait bientôt. Quant à l’écolier Jehan Frollo, il n’a rien dans son caractère qui égaie le lecteur. Plus rusé que Gringoire, il n’est pas moins avili. Sa gourmandise et sa paresse entêtées qui se comprendraient chez un enfant de douze ans, deviennent monstrueuses chez un homme qui touche à la virilité. À proprement parler Jehan Frollo n’est qu’un reflet de Gringoire. Les espiégleries qu’il conçoit et qu’il exécute, sont plus grossières qu’amusantes ; il n’a dans la bouche qu’un vocabulaire emprunté à la joie des halles et ne parvient pas à dérider les plus indulgens. Je ne devine pas quelle a pu être la pensée de M. Hugo en créant cette figure d’écolier.

Je n’ai rien à dire de Fleur-de-Lys Gondelaurier, car l’auteur a dessiné avec une négligence très pardonnable ce personnage passif. Cette blonde jeune fille, fière de sa beauté, joue un rôle si peu important dans le roman, que M. Hugo était naturellement dispensé d’insister sur le caractère qu’il lui prête. Toutefois il me semble que sans se rendre coupable de pruderie, elle pourrait reprocher à Phœbus de Chateaupers la grossièreté insolente de ses manières. Une jeune fille élevée sous les yeux de sa mère ne peut prendre pour une marque d’amour la familiarité qui réussit tout au plus auprès d’une aventurière aguerrie.

La Esmeralda et Quasimodo sont évidemment les deux principaux acteurs de Notre-Dame de Paris ; c’est sur eux que M. Hugo a voulu concentrer notre attention et notre sympathie ; c’est donc à eux surtout que l’analyse doit s’adresser pour estimer le mérite humain de Notre-Dame. Or, il me semble que ces deux personnages, qui, rapprochés l’un de l’autre, ou plutôt opposés l’un à l’autre, produisent une impression plus voisine de l’étonnement que de la sympathie, supportent difficilement l’épreuve d’une étude individuelle. Je ne reproche pas à M. Hugo d’avoir reproduit dans la Esmeralda, Fenella et Mignon. Loin de là ; je lui reproche d’avoir oublié, dans la création et dans la mise en œuvre de ce personnage, le naturel qui respire dans Peveril du Pic et dans Wilhelm Meister. La bohémienne de M. Hugo est une figure pleine de fraîcheur et de grace quand elle entre en scène, mais presque toujours insignifiante, inanimée, dès qu’elle agit et qu’elle parle. Une seule fois il lui arrive d’émouvoir, c’est lorsqu’elle donne à boire à Quasimodo, dans la scène du pilori ; quand elle résiste à Claude Frollo, quand elle veut se donner à Phœbus, elle n’a ni la dignité de la pudeur, ni l’énergie de l’amour. C’est une figure peinte, ce n’est pas une femme. Quant à Quasimodo, qui régit le livre entier, c’est une transformation de Han d’Islande et d’Habibrah, transformation puissante, mais fidèle au type que M. Hugo ne perd jamais de vue ; c’est un monstre soumis à l’inspiration de la bonté, mais c’est un monstre, et nous ne pouvons consentir à croire que les monstres aient droit de bourgeoisie dans le domaine poétique. L’amour de Quasimodo pour la Esmeralda n’est pas un amour humain, c’est le dévouement d’un chien de Terre-Neuve pour son maître. Entre la bohémienne gracieuse et agile comme une abeille, et le sonneur qui résume en lui tous les élémens de la laideur visible, placer l’amour, comme l’a fait M. Hugo, c’est croire que l’étonnement peut remplacer l’émotion, c’est poser l’antithèse comme loi suprême de la poésie. Or, une pareille théorie ne mérite pas même d’être discutée, car elle se réfute d’elle-même.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas dans Notre-Dame de Paris un mérite éminent ? Telle n’est pas notre pensée. L’histoire de Paquette Chante Fleurie, quoique racontée peut-être avec une simplicité artificielle, est cependant pleine d’émotion, et n’appartient pas au monde qu’habitent les personnages du roman. La folie de la Sachette n’est pas moins pathétique. Le dirai-je, cependant ? il me semble que dans la peinture du Trou aux Rats, M. Hugo a souvent dépassé les limites de la poésie. Engagé dans une voie vraie, il n’a pas su s’arrêter à temps. Je suis loin de partager l’admiration générale pour la Cour des Miracles ; toutefois je reconnais que cette scène étrange est décrite avec une singulière puissance ; je ne crois pas que toute cette fange, où s’agitent tous ces mendians et tous ces voleurs, malgré toute l’habileté du narrateur, mérite les éloges qu’elle a obtenus ; mais je n’hésite pas à proclamer l’énergie des facultés que M. Hugo a gaspillées dans ce tableau. Je regrette qu’il ait repris, dans Notre Dame de Paris, le plaidoyer qu’il avait commencé dans le Dernier Jour d’un Condamné. Le chapitre qui s’intitule pompeusement : Coup d’œil impartial sur la magistrature, n’est qu’une déclamation ampoulée, verbeuse, inutile au roman, et réprouvée par le bon sens.

Ce qui domine dans Notre-Dame de Paris, ce qui fait le succès de ce livre, c’est le spectacle. Ce livre a réussi, et cependant il s’en faut de beaucoup que ce soit un bon livre. Il ne s’agit pas de contester un fait accompli, mais bien de l’expliquer. Or, à notre avis, la puérilité de l’œuvre du poète a trouvé, dans la puérilité du goût public, un puissant auxiliaire. M. Hugo, en écrivant Notre-Dame de Paris, a consulté les instincts de son temps, et c’est pour les avoir consultés qu’il a réussi. Il est très vrai que la France, il y a sept ans, aimait le spectacle, et préférait la poésie qui se voit à la poésie qui se comprend. C’était là, sans doute, un goût dépravé, un goût que les hommes éclairés combattaient de toutes leurs forces ; mais ce goût était celui de la majorité, et la majorité devait applaudir Notre Dame de Paris. Aujourd’hui, le goût public a changé ; la majorité, instruite par la discussion, s’est ralliée à l’opinion de la minorité, et demande à la poésie autre chose que le plaisir des yeux. Aussi le mérite poétique de Notre-Dame de Paris est-il remis en question.

Cependant il ne faudrait pas se laisser emporter trop loin par cette réaction. Si Notre-Dame, en effet, n’est pas un beau livre dans le sens le plus élevé de ce mot, il ne faut pas oublier les qualités éclatantes qui distinguent cette œuvre ; il y aurait injustice à les méconnaître. À parler franchement, la pierre et l’étoffe sont les principaux, je devrais dire les seuls acteurs de ce livre. Mais jamais la pierre et l’étoffe n’ont été mises en scène avec plus de splendeur, plus de magnificence ; jamais la langue n’a trouvé pour les peindre des ressources plus abondantes, plus variées. Si la pierre et l’étoffe ne peuvent remplir le cadre d’un roman, ce n’est pas une raison pour méconnaître le mérite pittoresque de M. Hugo. Dans la peinture, comme dans la poésie, dans toutes les grandes écoles, depuis la florentine jusqu’à la flamande, l’homme joue le premier rôle ; la pierre et l’étoffe ne sont, pour Raphaël, Paul Véronèse et Rubens, que des parties secondaires de la peinture. Oui, sans doute ; mais il est juste de proclamer que M. Hugo a traité ces parties secondaires avec une habileté de premier ordre.

L’importance accordée à la pierre et à l’étoffe devait inévitablement entamer, sinon effacer, l’importance de la personne humaine ; et, en effet, dans Notre-Dame de Paris, l’homme n’est qu’un point sur la pierre ; il remplit l’étoffe et sert à la montrer. Il est évident que l’auteur s’accommoderait bien plus volontiers de la cathédrale sans le diacre et le sonneur que du diacre et du sonneur sans la cathédrale. Quasimodo et Claude Frollo sont d’un bon effet sous les voûtes de l’église, sur la galerie qui unit les deux tours, sur la dentelle qui les couronne ; il les dessinera donc pour compléter le tableau. Mais ne lui dites pas de placer plus près de vous ces points qu’il a baptisés du nom d’homme ; car, en les rapprochant, il diminuerait l’effet pittoresque de son église ; la pierre et l’étoffe reprendraient le rang qui leur appartient, et le plaisir des yeux, le seul qu’il ait en vue, ne serait plus tel qu’il l’a voulu, exclusif, souverain. C’est là, si je ne m’abuse, le véritable mérite, et aussi le vice réel de Notre-Dame de Paris. Dans cette œuvre si singulière, si monstrueuse, l’homme et la pierre sont confondus et ne forment plus qu’un seul et même corps. L’homme sous l’ogive n’est pas plus que la mousse sur le mur ou le lichen sur le chêne. Sous la plume de M. Hugo, la pierre s’anime et semble obéir à toutes les passions humaines. L’imagination, éblouie pendant quelques instans, croit assister à l’agrandissement du domaine de la pensée, à l’envahissement de la matière par la vie intelligente. Mais, bientôt désabusée, elle s’aperçoit que la matière est demeurée ce qu’elle était, et que l’homme s’est pétrifié. Les guivres et les salamandres sculptées au flanc de la cathédrale sont restées immobiles, et le sang qui courait dans les veines de l’homme s’est glacé tout à coup ; la respiration s’est arrêtée, l’œil ne voit plus, l’acteur est descendu jusqu’à la pierre sans l’élever jusqu’à lui. Sans doute, pour produire cette singulière illusion, pour agrandir, même pendant un instant, le domaine de la vie intelligente, il faut une grande habileté. Aussi sommes-nous loin de contester l’habileté de M. Hugo ; mais cette illusion, quoique passagère, est funeste à la poésie ; elle détourne la foule des plaisirs sérieux, des plaisirs de l’intelligence, et l’habitue à de puérils délassemens.

Et non-seulement la poésie a beaucoup à souffrir de ce renversement des rôles qui appartiennent à l’homme et à la pierre ; mais la langue elle-même ne peut impunément se prêter à l’expression de cette monstruosité. Dès que la pierre occupe la scène, dès que l’homme n’est plus qu’un point, il s’opère dans la langue un renversement de même nature. La partie matérielle de la langue, c’est-à-dire le vocabulaire, réduit en servitude la partie intellectuelle, c’est-à-dire la syntaxe. La poésie, réduite à la pure description, a surtout besoin de synonymes, d’épithètes ; il lui faut des phrases touffues, dont le branchage soit impénétrable ; préoccupée de mille détails qu’elle rencontre sur sa route, animée du désir de représenter tout ce qu’elle aperçoit, comment aurait-elle le temps de chercher les lignes principales d’une idée, de les dessiner nettement ? Le vocabulaire s’offre à elle avec des richesses inépuisables ; quoi qu’elle veuille peindre, il est toujours là pour répondre à l’appel. C’est donc à lui, à lui seul, qu’elle s’adresse en toute occasion : elle trouve dans le vocabulaire des mots qui traduisent tous les caprices de la lumière, toutes les formes des corps, toutes les nuances, tous les rayons, toutes les ombres. Abusée par la complaisance et la docilité du vocabulaire, elle arrive bientôt à croire que la langue est tout entière dans les mots ; et, le jour où elle a besoin d’exprimer une idée étrangère au monde visible, le jour où elle veut parler à l’intelligence de l’intelligence elle-même, elle s’aperçoit, mais trop tard, que le vocabulaire réduit à ses seules ressources, ne suffit pas à remplir cette tâche. Elle appelle à son secours la syntaxe qu’elle avait si long-temps dédaignée ; mais cette alliée si injustement oubliée refuse de répondre, et la poésie bégaie au lieu de parler. Ce que j’énonce ici sous une forme générale, il est facile de le vérifier en lisant Notre-Dame. Il est évident que M. Hugo, en maniant le vocabulaire, a mis en lumière plusieurs faces de notre langue qui jusqu’ici étaient demeurées dans l’ombre, ou qui, après avoir brillé quelque temps, étaient tombées en oubli. Mais il a négligé les lois qui président au maniement du vocabulaire, parce que la connaissance et l’application de ces lois avaient à peine un rôle à jouer dans la peinture de la pierre et de l’étoffe. S’il eût mis les hommes sur le premier plan et l’église à l’horizon, bon gré, mal gré, il eût été amené à invoquer le secours de la syntaxe ; renfermé dans le domaine des choses, il a dû manier exclusivement la partie matérielle de la langue. C’est pourquoi la prose de Notre-Dame de Paris est une prose éclatante, mais d’une beauté très incomplète.


Les drames de M. Hugo, sont, à notre avis, la plus faible partie de ses œuvres. Si ce que nous avons dit de ses œuvres lyriques et de ses romans, a été bien compris, personne, sans doute, ne s’étonnera de notre sévérité. Le drame est, en effet, de toutes les formes littéraires, celle qui exige le plus impérieusement la connaissance des hommes, et nous avons quelque raison de croire que M. Hugo ne les a jamais étudiés. Nous ne croyons pas, nous sommes loin de croire qu’il ait accompli toutes ses promesses ; mais lors même qu’il les eût accomplies tout entières, il n’aurait pas encore satisfait à toutes les conditions de la poésie dramatique. La préface de Cromwell, où il exposait, en 1827, sa théorie du drame, prouve clairement qu’il a sur la poésie, en général, et sur le drame en particulier, des idées fort incomplètes et très peu précises. Il affirme que partout l’ode a précédé l’épopée, et l’épopée le drame. La seule preuve qu’il apporte à l’appui de cette affirmation, c’est que la Bible est antérieure à Homère, et Homère antérieur à Shakespeare ; or, sans parler du drame de Job et du Livre des Rois, qui peut à bon droit passer pour une épopée, nous trouvons dans la seule patrie de Shakespeare la réfutation de la théorie exposée par M. Hugo ; car Shakespeare est venu avant Milton, qui est venu avant Byron. Le premier est né en 1563, le second en 1608, et le troisième en 1788. M. Hugo ne contestera, sans doute, ni la valeur épique de Milton, ni la valeur lyrique de Byron. Que devient donc, en présence de ces deux poètes éminens, la théorie exposée dans la préface de Cromwell ? Il serait facile de trouver dans plusieurs littératures de l’Europe une série d’argumens pareils à ceux que nous fournit l’Angleterre, et de montrer, l’histoire à la main, toute la puérilité des idées que M. Hugo prend pour générales. Mais la critique, en insistant sur le néant de cette théorie, se rendrait elle-même coupable d’enfantillage ; il vaut mieux croire que M. Hugo, désirant écrire pour la scène, a voulu démontrer la supériorité du drame sur toutes les autres formes poétiques. Pour se contenter, pour se prouver à lui-même qu’il avait raison d’abandonner l’ode et le roman et d’aborder la forme dramatique, il lui a paru commode d’affirmer que le drame résume et contient la substance de l’ode et de l’épopée. En vérité, nous aurions mauvaise grace à le chagriner pour une joie qui ne fait de tort qu’à lui-même. L’histoire n’est pas de son avis ; mais les idées générales de M. Hugo ne relèvent ni du temps, ni de l’espace, et sont par conséquent supérieures à l’histoire. Elles expriment un ordre de vérités qui échappe à tout contrôle, et dont les élémens ne se trouvent que dans la pensée de l’auteur. Bornons-nous donc à énoncer le démenti donné par l’histoire à M. Hugo, et abstenons-nous de juger le différend.

Arrivé à la théorie du drame, M. Hugo affirme que le drame doit contenir la réalité tout entière, et à ce propos, il trouve bon de nier la valeur dramatique du théâtre grec en se fondant sur l’absence du grotesque. Le grotesque est, selon lui, un élément indispensable de la réalité dramatique, et toute tentative qui a pour but de restreindre l’importance du grotesque, viole une des lois les plus impérieuses du drame. Il y a bien eu en Grèce un certain poète appelé Aristophane ; mais, dans la pensée de M. Hugo, Aristophane a tout au plus entrevu l’importance et le rôle du grotesque dans la poésie dramatique. Pour que ce rôle se révélât pleinement et fût compris par les poètes et par la foule, il fallait que l’humanité eût été gouvernée pendant quinze siècles par la loi chrétienne. Avant Shakespeare et Rabelais, le grotesque n’existait qu’à l’état d’ébauche ; et ce qui le prouve victorieusement, c’est la mesquinerie des œuvres que nous a laissées Aristophane. M. Hugo ne nomme pas ces œuvres ; mais tout le monde sait que les Nuées et les Guêpes sont d’une timidité sans pareille. Il n’y a pas un homme de vingt ans, familiarisé avec la littérature grecque, qui ne comprenne très bien que Pantagruel et les gaies Commères de Windsor surpassent en hardiesse les Nuées et les Guêpes. Si quelqu’un se permettait d’énoncer un avis contraire à celui de M. Hugo et de dire qu’Aristophane est aussi hardi que Rabelais et Shakespeare, qu’il a poussé la moquerie aussi loin que la satire et la comédie modernes, M. Hugo, nous n’en doutons pas, aurait une réponse toute prête ; il se bornerait à dire que sa théorie du grotesque, aussi bien que sa théorie générale de la poésie, est supérieure à l’histoire. L’histoire, en effet, qu’elle s’occupe d’Aristophane ou d’Homère, n’est qu’un pur accident, tandis que les théories de M. Hugo sont nécessaires et ne peuvent pas ne pas être. Quoiqu’il lui plaise de dire qu’il a toujours dédaigné de donner à ses œuvres ses préfaces pour bouclier, cependant nous croyons que ses théories dramatiques n’ont été forgées que pour la défense de Cromwell, et voilà pourquoi nous refusons de les prendre au sérieux. Ainsi, lorsqu’il ne voit dans la tragédie grecque tout entière qu’un démembrement de l’épopée homérique, nous lui pardonnons de grand cœur de confondre les Titans d’Eschyle, les hommes de Sophocle et les personnages sentencieux d’Euripide. Après avoir traité les Nuées et les Guêpes comme des œuvres sans importance, il était naturel qu’il mit sur la même ligne le Prométhée, l’Œdipe roi et l’Hippolyte. Dans une discussion vraiment littéraire, de pareilles bévues mériteraient sans doute d’être signalées ; mais il ne faut pas oublier que M. Hugo, en écrivant la préface de Cromwell, n’a voulu prouver qu’une seule chose : à savoir, que la poésie dramatique est la première de toutes les poésies, et qu’avant Shakespeare cette poésie n’existait pas. Pour arriver à cette conclusion, il n’a pu se dispenser de contredire l’histoire ; mais il est arrivé à la conclusion qu’il avait formulée d’avance, à laquelle il ne pouvait renoncer sans porter atteinte à l’inviolable dignité de sa pensée.

Après avoir balayé, comme une poussière inutile et sans valeur, la tragédie et la comédie antiques, il lui restait à établir l’identité du drame et de la réalité. Arrivé à ce point, sa tâche devenait plus difficile. Mais il a trouvé moyen d’éluder la difficulté en supposant que cette affirmation est implicitement contenue dans sa théorie générale de la poésie et dans sa théorie du grotesque. Si quinze siècles de christianisme ont été nécessaires au développement du grotesque et de la poésie dramatique, si le grotesque est un élément nécessaire de toute réalité, et si le drame, pour demeurer fidèle à son origine, pour se conformer à l’esprit chrétien, doit reproduire tous les élémens aperçus et mis en lumière par le christianisme, il ne peut se dispenser de mêler le grotesque à toutes ses créations. Une argumentation ainsi conçue n’est certainement pas à l’abri de toute blessure et serait frappée à mort par le premier coup sérieux. Qu’il nous suffise de rappeler que les prémisses sur lesquelles s’appuie M. Hugo sont fausses et ne reposent sur aucun témoignage. Il est inutile de nier la conclusion. Sans doute le christianisme a modifié profondément la forme dramatique comme toutes les autres formes de la poésie ; mais, entre la vérité de cette modification et la réalité posée comme but suprême du drame, il y a un abîme, et, pour combler cet abîme, il faudrait d’autres argumens que la préface de Cromwell. Pour notre part, nous croyons sincèrement qu’identifier le drame et la réalité n’est pas moins que nier la condition fondamentale de toute poésie, c’est-à-dire l’interprétation.

L’intervalle qui sépare la réalité de la poésie a été si souvent démontré, qu’il serait puéril d’insister sur cette vérité depuis long-temps acquise à l’évidence. M. Hugo croit que le triomphe du drame est de compléter l’histoire, de restituer les parties perdues ; ni les historiens ni les poètes ne souscriront à cette affirmation ; mais la théorie du drame réel pourra du moins nous servir à juger les drames de M. Hugo. Si les drames de M. Hugo étaient réels, dans le sens le plus rigoureux du mot, s’ils tenaient toutes les promesses de la préface de Cromwell, ils seraient encore, selon nous, très loin de la beauté poétique ; toutefois ils mériteraient une estime sérieuse. Malheureusement il est facile de prouver qu’ils sont aussi étrangers à la réalité qu’à l’interprétation.

Ce que nous pourrions dire de Cromwell s’applique avec une égale vérité aux trois premiers drames destinés à la scène par M. Hugo : aussi trouvons-nous plus convenable d’aborder sur-le-champ Marion de Lorme, Hernani et le Roi s’amuse. À notre avis, Marion de Lorme est de tous les drames de M. Hugo, le seul qui renferme quelques-uns des élémens de la poésie dramatique. Marion et Didier, qui occupent le premier plan, expriment leurs pensées sous une forme exclusivement lyrique ; mais la nature même de leurs pensées, de leur caractère, pouvait donner lieu à des développemens dramatiques. Louis XIII et le marquis de Nangis méritent la même louange et le même reproche. Ils récitent des couplets lyriques, ils ne vivent pas, mais ils pourraient vivre. Quant à la réalité historique de ces personnages, elle ne peut devenir le sujet d’une discussion. Dans la première moitié du xviie siècle, le caractère de Didier n’existait pas et ne pouvait exister. Pour qu’un tel caractère devienne possible, il faut que la poésie lyrique ait créé Werther et René, Lara et Childe-Harold, il faut qu’Uhland et Lamartine aient touché les dernières limites de la rêverie. Marion n’est pas seulement infidèle à l’histoire, mais bien aussi au type même de la courtisane. Son malheur se comprend à peine, tant elle paraît avoir oublié ses premiers désordres. Pour que ce personnage fût humainement réel, sinon historiquement, il eût fallu que le spectateur assistât aux premiers développemens de l’amour de Marion pour Didier, et vît la passion effacer peu à peu les souillures de la débauche, rajeunir et purifier l’ame de la courtisane. La fierté féodale du marquis de Nangis, sans violer directement l’histoire, n’est cependant pas dessinée d’après la réalité. Il est très vrai que l’aristocratie portait la tête haute dans les premières années du règne de Louis XIII ; mais elle résistait à Richelieu en levant des armées, et lorsqu’elle avait une grace à demander, elle ne se présentait pas escortée comme un prince du sang. Loui XIII a été l’esclave de Richelieu, et s’il lui est arrivé de songer à secouer le joug, ce désir chez lui ne s’est jamais élevé jusqu’à la volonté ; mais si faible qu’il fût, il n’avait pas renoncé à l’exercice de son intelligence, et il se dédommageait avec ses favoris de l’autorité despotique du cardinal ; s’il ne gouvernait pas dans le sens le plus élevé du mot, il ne s’interdisait pas la raillerie contre le maître de la France. Le Louis XIII de Marion de Lorme ne ressemble pas au Louis XIII de l’histoire.

Dans Hernani, nous retrouvons tous les personnages, toutes les situations, et je dirais volontiers tous les couplets lyriques de Marion de Lorme. Didier devient Hernani, Marie doña Sol, le marquis de Nangis don Ruy de Silva ; quant à don Carlos, qui, dans la seconde moitié de la pièce, s’appelle Charles-Quint, il est permis de le considérer comme formé de la réunion de Saverny et de Laffemas. Lorsqu’il court les aventures, il continue Saverny ; quand la luxure le pousse à la cruauté, il continue Laffemas. Lorsqu’il pardonne, il ne continue ni l’un ni l’autre, et il est supérieur aux deux personnages dont il procède. Si M. Hugo, fidèle aux théories de la préface de Cromwell, se fût vraiment proposé, dans Marion de Lorme et Hernani, de compléter la réalité historique, de restituer les parties perdues, en un mot de ressusciter le passé, certes il n’eût pas écrit deux fois la même pièce, avec des variantes à peine saisissables. Il y a si loin de Louis XIII à Charles-Quint que, pour tirer Hernani de Marion de Lorme, il a fallu méconnaître la réalité historique de Louis XIII et de Charles-Quint, et c’est en effet le parti auquel s’est arrêté M. Hugo. Après avoir proposé aux poètes dramatiques la réalité comme but suprême du drame, après avoir proclamé au nom de cette réalité la mesquinerie de la tragédie et de la comédie, il a traité l’Espagne du xvie siècle et la France du xviie avec un mépris absolu. Ainsi M. Hugo lui-même ne prend pas ses théories au sérieux. Étudiées séparément, les différentes parties d’Hernani sont supérieures aux différentes parties de Marion de Lorme sous le rapport du style, de la versification. Mais la représentation d’Hernani excite moins d’intérêt que celle de Marion. Les personnages et les situations des deux pièces se ressemblent d’une façon frappante ; mais, dans Hernani, l’ode a ses coudées plus franches, et l’homme presque tout entier disparaît sous le poète.

Dans le Roi s’amuse, l’ode remplace, comme dans Hernani et dans Marion de Lorme, la réalité historique et la réalité humaine. Mais on voit poindre dans cette pièce une idée qui devait plus tard emporter M. Hugo aussi loin de la poésie que de l’histoire. Cette idée consiste à prendre l’antithèse pour pivot de l’action dramatique. Il ne s’agit, en effet, dans le Roi s’amuse, ni de la peinture de la cour de François Ier, ni du tableau des passions religieuses qui agitaient la France du xvie siècle ; le seul but que se propose le poète est de montrer la débauche sur le trône et la grandeur d’ame sous la livrée d’un fou. Ces deux antithèses résument toute la pièce, et pour les mettre en œuvre, M. Hugo ne craint pas de violer l’histoire, comme il l’a fait dans Hernani et Marion, pour acclimater l’ode sur la scène. Si, dans cette troisième tentative, il a méconnu, comme dans les deux premières, la condition fondamentale de toute poésie dramatique, le développement des caractères sous la forme d’une action vraisemblable, je dois dire qu’il a déployé dans les couplets récités par Triboulet une grande richesse de versification. Mais cette habileté toute extérieure ne saurait effacer le défaut capital de la pièce, la violation simultanée de la réalité historique et de la réalité humaine. Les personnages du Roi s’amuse n’ont pas vécu et ne pourraient pas vivre.

Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo marquent, dans la carrière dramatique de M. Hugo, un mépris de plus en plus hardi pour l’histoire et pour la poésie elle-même. Il n’y a pas un écolier de quinze ans qui ne soit en état de relever les erreurs historiques volontaires ou involontaires qui abondent dans ces trois ouvrages, et ce serait folie de vouloir les récapituler ; mais il y a dans ces trois pièces, dont la troisième vaut moins que la seconde, et la seconde moins que la première, un défaut plus grave que le mépris ou l’ignorance de l’histoire, c’est le mépris ou l’ignorance de la nature humaine ; c’est l’antithèse substituée constamment au développement des caractères. L’amour maternel sous les traits d’une femme incestueuse et adultère, un aventurier entre l’alcôve royale et la hache du bourreau, l’amour chaste, idéal dans le cœur d’une femme qui vend ses caresses, telles sont les antithèses que M. Hugo a prises pour thèmes dramatiques et qu’il a développées avec le secours du poignard et du poison, du décorateur et du machiniste. Ces trois drames n’appartiennent ni à l’histoire ni à l’humanité, et ne rachètent pas même l’invraisemblance des caractères par la sève lyrique qui circulait dans Marion de Lorme, dans Hernani, dans Triboulet. Une fois engagé sur cette pente de plus en plus glissante, où s’arrêtera M. Hugo ?

Tombé de l’ode à l’antithèse, de l’antithèse au spectacle, M. Hugo consentira-t-il a se renouveler ? trouvera-t-il moyen d’appliquer les richesses de son vocabulaire à des œuvres durables, à des monumens vraiment beaux, qui excitent chez le lecteur autre chose que l’étonnement, qui éveillent les sympathies de la multitude et obtiennent l’approbation des hommes lettrés ? Il possède aujourd’hui un admirable instrument ; il a prouvé depuis vingt ans, dans des œuvres nombreuses, mais incomplètes, toute l’étendue, toutes les ressources de son habileté : le temps est venu pour lui d’employer cet admirable instrument autrement qu’il n’a fait jusqu’ici. Ses odes, ses romans et ses drames, sont écrits avec des mots, et ne relèvent ni de l’intelligence ni du cœur. Cette vérité, si évidente pour nous, deviendra, nous en avons l’assurance, de plus en plus populaire ; avant un an peut-être, la critique n’aura plus besoin de la répéter ; la conviction qui nous anime à cette heure sera partagée par les disciples mêmes de M. Hugo. Ses plus fervens, ses plus fidèles admirateurs, comprendront que la poésie n’est pas tout entière dans les évolutions de la parole, et abandonneront le chef qu’ils ont suivi jusqu’ici, s’il persiste à se renfermer dans le culte exclusif du vocabulaire. Mais ce n’est pas à trente-six ans qu’il est permis de renoncer à se renouveler. Les métamorphoses que nous conseillons, que l’évidence prescrit à M. Hugo, sont d’ailleurs de telle nature, qu’il n’aura qu’à vouloir pour se transformer. Il est maître de la langue, il dit tout ce qu’il veut ; que lui manque-t-il ? d’avoir quelque chose à dire. Pour atteindre la véritable éloquence, pour rebâtir sa gloire chancelante sur une base solide, il faut qu’il se résigne à vivre dans la société des livres et des hommes. La vie proprement dite, la pratique des passions humaines ; l’analyse des intérêts qui dirigent la multitude ignorante, des espérances qui soutiennent les esprits éclairés, est la première épreuve qu’il doit s’imposer. La versification n’a plus de secrets pour lui ; le cœur de l’homme est plein de mystères qu’il n’a pas même entrevus. S’il a le courage de sonder ces problèmes, dont il ne paraît pas soupçonner l’existence, s’il se résout à étudier la conscience humaine, où se nouent et se dénouent tant de drames ignorés et terribles, je ne doute pas qu’il ne parvienne promptement à se régénérer, à rallier les admirations infidèles. Quand il aura vécu de la vie commune, quand il se sera mêlé aux mouvemens qui entraînent la société, aux luttes qui divisent les familles et les états, il reparaîtra dans la poésie lyrique, dans le roman, dans le drame, avec des forces nouvelles, et nous ne serons plus obligé de le gourmander sur sa puérilité.

Toutefois la pratique de la vie commune ne suffirait pas à compléter la régénération que nous espérons. Cette première épreuve pourrait tout au plus servir à transformer le talent lyrique de M. Hugo. Puisque l’auteur de Notre-Dame de Paris et d’Hernani paraît décidé à mettre en scène les personnages qui ont joué un rôle dans le passé, il faut qu’il se résigne à étudier le passé. Les disciples de M. Hugo font grand bruit de l’érudition historique de leur maître ; mais, à moins de croire qu’il oublie volontairement tout ce qu’il sait, dès qu’il prend la plume, nous sommes forcé de penser qu’il sait vraiment très peu de chose ; car, toutes les fois qu’il a touché à l’histoire, il a fait preuve d’un grand dédain ou d’une parfaite ignorance. Que M. Hugo méprise ou ignore la réalité historique, peu nous importe. La critique n’a aucun intérêt à résoudre cette question. Mais nous devons dire à l’auteur d’Hernani que le mépris et l’ignorance sont également de mauvais goût ; toutes les fois que le poète introduit dans un roman ou dans un drame un personnage historique, son devoir est de le connaître. Il peut le modifier en l’interprétant ; mais il ne lui est pas permis de le dénaturer. Or, tous les drames de M. Hugo contredisent formellement les données de l’histoire ; et si Notre-Dame de Paris paraît respecter davantage la réalité historique, c’est qu’il est plus facile de connaître la forme d’une pierre ou la couleur d’un vêtement que la vie et le caractère d’un roi. L’étude du passé est aujourd’hui généralement honorée, et l’érudition attribuée à M. Hugo par ses disciples sera soumise à un contrôle sévère. Si l’auteur d’Hernani veut emprunter à l’histoire le baptême de ses romans et de ses drames, il faut qu’il lui demande autre chose qu’un baptême inutile et trompeur ; il faut qu’il étudie l’homme caché sous le nom qu’il a choisi. À cette condition seulement il pourra continuer de mettre l’histoire en scène. Qu’il n’espère pas abuser plus long-temps la crédulité des intelligences oisives ou paresseuses ; car les plus ignorans savent aujourd’hui que ni Lucrèce Borgia, ni Marie Tudor, ni Charles-Quint, ni François Ier, ni Louis XIII, ni Richelieu, ni Cromwell, n’ont joué dans l’histoire le rôle singulier que M. Hugo leur attribue. Les plus ignorans savent que l’auteur de Notre-Dame de Paris se croit dispensé de l’étude par la toute-puissance de son génie, et sont très décidés à ne pas accepter cette prétention. Il n’y a pas de science possible sans étude, et si M. Hugo veut tirer tout de lui-même, il sera bientôt condamné à subir le dédain public.

Pratiquer la vie commune, étudier l’histoire, telles sont donc les deux épreuves auxquelles M. Hugo doit se résigner, s’il ne veut pas assister vivant à la mort de son nom. Appliquée tantôt à l’analyse de l’homme, tantôt à la connaissance du passé, son intelligence, qui ne demande qu’à être fécondée, produira bientôt les plus riches moissons. L’histoire serait pour le romancier, pour le poète dramatique, un enseignement incomplet ; mais l’histoire interprétée par la vie de chaque jour, éclairée par l’étude générale de l’humanité, offrirait à M. Hugo une source inépuisable de créations. À l’heure où nous parlons, il doit sentir mieux que nous combien il lui importe de se renouveler. Ses invectives furieuses contre la critique, ramenées à leur plus simple expression, ne signifient pas autre chose. S’il avait la conviction d’être dans le vrai, s’il ne doutait pas de lui-même, il ne se laisserait pas emporter à tous ces mouvemens de colère imprudente ; s’il était sincèrement pénétré de l’injustice des attaques dirigées contre lui, il abandonnerait au temps, à la vérité, le soin de le venger. Sa colère, bien comprise, n’est qu’un aveu. Depuis vingt ans, il combat pour la célébrité, pour la popularité de son nom ; il croyait avoir touché le but, et il comprend qu’il s’était trompé. Il avait pris pour la poésie une ombre vaine, qu’il a long-temps poursuivie et qui lui échappe. Il faut recommencer la lutte ; il faut, à trente-six ans, s’engager dans une voie nouvelle. Sa colère contre ceux qui lui annoncent la vérité, n’a donc rien d’étonnant ; c’est un cri d’angoisse, un cri de révolte ; la douleur est féconde en enseignemens, et nous sommes sûr que M. Hugo, rentré en lui-même, comprendra comme nous toute la puérilité de ses œuvres. Les hommes qu’il accuse de méchanceté ne seront bientôt pour lui, que des amis sincères, mais sans pitié pour l’erreur ; Après les avoir maudits ; il les remerciera. Il a connu la gloire à l’âge où des poètes du premier ordre hésitaient encore à publier leur pensée ; oublier cette gloire, qu’il croyait si solidement assise, sera sans doute pour lui un cruel sacrifice. Mais quel homme à trente six ans désespère de l’avenir ? Les œuvres que M. Hugo produira dans la seconde moitié de sa vie le consoleront de la guerre qu’il a soutenue. Qu’il renonce à la puérilité, qu’il grandisse en se régénérant, C’est notre vœu et notre espérance ; nous oublierons sa défaite et nous applaudirons à sa victoire.


Gustave Planche.