Poètes et romanciers modernes de la France/Benjamin Constant


XIV. — Benjamin Constant
XIV. — Benjamin Constant

POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xiv.

BENJAMIN CONSTANT.


ADOLPHE.

Si Benjamin Constant n’avait pas marqué sa place au premier rang parmi les orateurs et les publicistes de la France, si ses travaux ingénieux sur le développement des religions ne le classaient pas glorieusement parmi les écrivains les plus diserts et les plus purs de notre langue, s’il n’avait pas su donner à l’érudition allemande une forme élégante et populaire, s’il n’avait pas mis au service de la philosophie son élocution limpide et colorée, son nom serait encore sûr de ne pas périr : car il a écrit Adolphe.

Or il y a dans ce livre une vertu singulière et presque magnétique qui nous attire et nous rappelle chaque fois que nous sommes témoins ou acteurs dans une crise morale de quelque importance. Il n’y a pas une page de ce roman, si toutefois c’est un roman, et pour ma part j’ai grand’peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte d’examen de conscience. Qu’il s’agisse de nous ou de nos amis les plus chers, ce n’est jamais en vain que nous consultons cette histoire si simple et d’une moralité si douloureuse. Les applications et les souvenirs abondent. Chacune des pensées inscrites dans ce terrible procès-verbal est si nue, si franche, si finement analysée, et dérobée avec tant d’adresse aux souffrances du cœur, que chacun de nous est tenté d’y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.

C’est là, il faut le dire, un privilège inappréciable et qui n’est dévolu qu’aux œuvres du premier ordre. Comme il n’y a pas dans ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard, comme tous les mouvemens, toutes les attitudes des deux figures qui se partagent la toile, sont étudiés avec une sévérité scrupuleuse et inflexible, d’année en année nous découvrons dans cette composition un sens nouveau et plus profond, un sens multiple et variable malgré son évidente unité, qui ne se révèle pas au premier regard, mais qui s’épanouit et s’éclaire à mesure que notre front se dépouille et que notre sang s’attiédit.

Adolphe est comme une savante symphonie qu’il faut entendre plusieurs fois, et religieusement, avant de saisir et d’embrasser l’inspiration et la volonté de l’artiste. La première fois l’oreille est frappée du gracieux andante, ou du solennel adagio. Mais elle ne saisit pas bien la transition des parties. La seconde fois elle distingue dans le rondo le chant d’un hautbois ou le dialogue alterné des violons et de la flûte. Plus tard elle s’éprend d’une mélodie élégante et simple qu’elle n’avait pas d’abord aperçue, et chaque jour elle fait de nouvelles découvertes. Elle s’étonne de sa première ignorance, et sa curiosité se rajeunit à mesure que sa pénétration se développe.

Il n’y a dans le roman de Benjamin Constant que deux personnages ; mais tous deux, bien que vraisemblablement copiés, sont représentés par leur côté général et typique ; tous deux, bien que très peu idéalisés, selon toute apparence, ont été si habilement dégagés des circonstances locales et individuelles, qu’ils résument en eux plusieurs milliers de personnages pareils.

Adolphe et Ellenore ne sont pas seulement réels, ils sont vrais dans la plus large acception du mot. Sans doute il eût été facile à une imagination plus active et plus exercée d’encadrer le sujet de ce roman dans une fable plus savante et plus vive, de multiplier les incidens, de nouer plus étroitement la tragédie. Mais à quoi bon ? Qui sait si le livre n’eut pas perdu à ce jeu dangereux l’autorité lumineuse de ses enseignemens ?

Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de son âge qui ont entremêlé leurs études vagabondes de loisirs nombreux et indéfinis. Il sait, il a réfléchi, il a rêvé pour l’avenir bien des voyages dont il ne voudrait plus maintenant, bien des gloires qu’il dédaigne aujourd’hui comme s’il les avait usées ; il a vu passer dans ses songes des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait les larmes, et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de son front. Il a dévoré dans ses ambitions solitaires plusieurs destinées dont une seule suffirait à remplir sa vie ; il a vécu des siècles dans sa mémoire, et il n’est encore qu’au seuil de ses années.

Habitué dès long-temps à converser avec lui-même, familier aux grandes choses qu’il n’a pas faites, il est tout simple qu’il dédaigne la société réelle, qu’il n’a pas étudiée, et qui ne peut le deviner. L’ennui, chez les âmes élevées, chez celles surtout qui ont vingt ans, est presque toujours accompagné d’une exorbitante vanité. Comme elles aperçoivent en dedans un monde supérieur, plus grand, plus beau, plus varié, comme elles ont peuplé leur conscience des souvenirs d’une vie imaginaire, comme elles comparent incessamment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs rêveries, le dédain et l’impertinence ne sont chez elles qu’une plainte franche et douloureuse.

Adolphe est las de lui-même et de sa puissance inoccupée ; il aspire à vouloir, à dominer, à parler pour être compris, à conduire pour être suivi, à aimer pour mettre à l’ombre de sa puissance une volonté moins forte que la sienne, et qui se confie en obéissant.

S’il avait choisi de bonne heure une route simple et droite, si, au lieu de promener sa rêverie sur le monde entier qu’il ne peut embrasser, il avait mesuré son regard à son bras ; s’il s’était dit chaque jour en s’éveillant : Voilà ce que je peux, voilà ce que je voudrai ; s’il avait marqué sa place au-dessous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux ; s’il avait préféré délibérément la science, l’action ou l’amour ; s’il avait épié d’un œil vigilant le premier réveil de ses facultés, s’il avait démêlé nettement sa destinée, s’il avait tendu d’un pas sûr et persévérant vers la paix sereine de l’intelligence, l’énergique ardeur de la volonté ou le bonheur aveugle et crédule, il ne serait pas vain, il ne dédaignerait pas.

Une fois engagé dans la voie préférée, l’emploi légitime de ses forces suffirait à l’occuper. L’œil attaché sur l’horizon lointain, mais sûr d’arriver, il ne détournerait pas la tête pour regarder en arrière ; il se résignerait de bonne grâce à la continuité harmonieuse de ses efforts. Si haut que fût placé le fruit doré de ses espérances, le courage ne lui défaudrait pas avant de le cueillir.

Mais comme il n’a pas mesuré sa volonté à sa puissance, comme il a tout désiré sans rien vouloir, il s’ennuie, il dédaigne, il ne prévoit pas.

Ellenore a déjà aimé. Elle a déjà connu toutes les angoisses et tous les égaremens de la passion. Elle s’est isolée du monde entier pour assurer le bonheur de celui qu’elle a préféré. Elle a renoncé volontairement à tous les avantages de la fortune et de la naissance ; elle a déserté sa famille et son pays ; dans l’ardeur de son dévouement elle aurait voulu pouvoir renouveler autour d’elle ce qu’elle venait de détruire, afin d’agrandir à toute heure le domaine de son abnégation.

Elle croyait, la pauvre femme, que son enthousiasme ne s’éteindrait jamais. Elle espérait que le cœur en qui elle s’était confiée ne méconnaîtrait jamais la grandeur de ses sacrifices. Elle avait joué hardiment sa vie entière sur un coup de dé, elle avait gagné, elle avait conquis l’amour d’un homme, elle avait posé sa tête sur son épaule, et dans ses rêves elle avait surpris le murmure de son nom ; elle était fière et glorieuse, et ne soupçonnait pas que la chance pût tourner contre elle.

L’hostilité assidue, la vigilance envieuse de la société qui la désignait du doigt aux railleries et au dédain, n’avaient pas ébranlé son courage. Elle s’était dit : « J’ai fait un serment, je le tiendrai. La religion de la foi jurée n’est pas moins grande et moins sainte que la religion de la prière. Si ma promesse a été imprévoyante, si j’ai follement engagé mon avenir, c’est à Dieu seul qu’il appartient de me relever de mon serment en m’infligeant l’abandon. Si la malédiction paternelle m’a dégradée, me réhabiliterai-je par l’infidélité ? Si l’image menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil, la désertion de mon amour serait-elle un digne moyen de fléchir l’ombre indignée, et le pardon si obstinément dénié à la douleur échevelée sera-t-il plus facile à l’inconstance insoucieuse ?

Non. J’irai jusqu’au bout. Je boirai jusqu’au fond cette coupe d’amertume. Je subirai sans détourner la tête les affronts et le mépris de ce monde qui me conviait à ses fêtes et que j’ai quitté. Ma paupière ne s’abaissera pas devant ces mères orgueilleuses qui parlent bas à l’oreille de leurs filles en me voyant passer. Je marcherai près d’elles d’un pas ferme, je sentirai la rougeur monter à mon front ; mais je retiendrai mes larmes et je les accumulerai pour les verser à flots dans le cœur de mon bien-aimé.

Tous ces biens dont le mouvant spectacle s’agite autour de moi, je les dédaignerai pour ne plus voir qu’un seul bien, qu’un trésor unique, le trésor que j’ai choisi. Les joies paisibles de la famille, les caresses naïves des enfans, les flatteries enivrées, recueillies par les filles florissantes et rapportées fidèlement au cœur de l’orgueilleuse mère, rien de tout cela ne m’appartiendra plus. La foule ignorante comptera mes regrets par ses désirs, et je triompherai de sa méprise.

Je m’enfermerai dans mon amour comme dans une tour fortifiée, et je regarderai s’enfuir sur la route lointaine les rêves dorés de ma jeunesse, si splendides aux premiers jours, et maintenant pâlissans et confus. Je suivrai d’un œil assuré les feuilles dispersées de mes espérances, si vertes et si humides au matin, et si rapidement séchées avant l’heure du soir.

Chaque fois que je verrai se fermer devant moi les portes d’une maison joyeuse, loin de pleurer sur mon isolement, je m’applaudirai dans le silence de ma pensée du choix glorieux de mon cœur, et comparant le mensonge de cette fête à la fête perpétuelle de mon amour, je les plaindrai sincèrement de n’avoir pas comme moi le vrai bonheur.

Tous les soirs, en me souvenant de la journée accomplie, en prévoyant la journée prochaine, je bénirai la sérénité harmonieuse de ma destinée, et sur les plaisirs tumultueux des autres femmes j’abaisserai un regard de pitié. Car ma vie se partage entre la prière et le dévoûment. Et la vie leur est si facile et si bien frayée qu’elles vous oublient, ô mon Dieu !

Permettez seulement que je lui sois présente à chaque heure du jour ; permettez qu’il ne souhaite rien au-delà de mon amour, et qu’il ne regarde pas en arrière. Faites qu’il vive tout en moi comme je vis toute en lui. »

Mais un jour la mesure du sacrifice était comblée. Elle a douté de la reconnaissance qu’elle avait méritée. L’inquiétude a rongé le fruit de son amour.

Elle a pleuré, et ses larmes n’ont pas été essuyées. Elle s’est affligée de l’ingratitude, et l’accusé ne s’est pas défendu.

Alors il s’est fait un grand désert autour de son cœur, et chacun de ses soupirs s’est perdu dans le silence. Elle était forte et défiait le danger ; elle était confiante et résignée, et ne demandait au ciel que des jours pareils aux jours évanouis, et voilà que tout à coup la vaillance de cette femme s’est affaissée ; voici que son espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent qui passe.

Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses années, et voici qu’elle a vieilli en un jour. Elle avait l’œil splendide et superbe, et sur son front rayonnaient en caractères éclatans ses pensées heureuses et sereines, et voici que son regard s’est voilé, et que les rides anguleuses ont inscrit sur son front sa plainte et sa douleur.

Serait-il vrai que la destinée humaine répudie comme un rêve de jeune fille les dévouemens illimités ? Serait-il vrai que l’amour se nourrit d’inquiétudes et d’angoisses, que les tortures de la jalousie lui sont une sève généreuse et féconde, et que sa tige se flétrit dans l’atmosphère paisible et sereine de la fidélité ? Je ne veux pas le croire, car à ce compte l’amour serait le plus cruel des supplices, la plus odieuse déception, et l’égoïsme habile et désintéressé serait la première des vertus, le plus raisonnable des devoirs.

Arrivée à cette crise douloureuse, il faut qu’Ellenore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids de l’ingratitude, elle n’a plus qu’à s’endormir du sommeil éternel, si elle ne se réveille pour un nouvel amour. Elle n’a plus assez de clairvoyance pour s’interroger sérieusement. Elle n’est plus capable de justice ou d’amnistie. Celui qu’elle a condamné dans son cœur, fût-il moins coupable, ne saurait imposer silence à l’acharnement de ses soupçons. S’il n’a pas vraiment méconnu son amour, s’il n’a pas oublié ses sacrifices, s’il a seulement négligé de la bénir et de la remercier chaque jour comme il devait le faire, peu importe à celle qui souffre ; il y a des larmes que nulle prière ne peut sécher. Quand ces douleurs et ces larmes sont venues, l’amour s’éteint et se réduit en cendres.

Quand Ellenore et Adolphe se rencontrent, chacun des deux est préparé à l’enthousiasme et au dévouement. Le découragement et la vanité, qui sembleraient devoir s’exclure, se rapprochent et s’apprivoisent rapidement. Adolphe choisit Ellenore entre toutes les femmes, non pas pour la relever et la soutenir, car il ne la connaît pas assez pour sympathiser avec son chagrin, mais parce qu’elle a tenu tête à l’orage, parce qu’elle a lutté contre l’envie et la médisance, parce que les yeux sont fixés sur elle, parce que sa fidélité permanente a déjoué bien des ambitions injurieuses, parce que son dédain a humilié bien des jactances.

Ce qu’il faut au cœur d’Adolphe, ce n’est pas un amour mystérieux et timide ; si toute la terre devait ignorer qu’il est aimé, si son bonheur devait rester dans l’ombre, il n’en voudrait pas. Ce qu’il souhaite, ce qu’il appelle de ses vœux et de ses larmes, c’est une lutte publique, un triomphe éclatant, un amour qui puisse lui tenir lieu de gloire.

Or, pour réaliser le vœu d’Adolphe, pour étancher la soif de cette vanité qui le dévore, une femme belle et jeune, vivant dans le secret de la famille, élevée dans les doctrines de l’obéissance et du devoir, épargnée de la calomnie, nourrie dans un bonheur paisible, et défiant les tempêtes qu’elle ne prévoit pas, ne peut dignement lutter avec Ellenore.

Si Adolphe cédait naïvement au besoin d’aimer, il ne marquerait pas si haut le but de ses espérances. Il choisirait près de lui un cœur du même âge que le sien, un cœur nouveau, épargné des passions, où son image put se réfléchir à toute heure sans avoir à craindre une image rivale. Il comprendrait de lui-même, il devinerait cette vérité douloureuse et qui n’est jamais impunément méconnue, c’est que l’avenir ne suffit pas à l’amour, et que le cœur le plus indulgent ne peut se défendre d’une jalousie acharnée contre le passé. Il ne s’exposerait pas à essuyer sur les lèvres de sa maîtresse les baisers d’une autre bouche. Il tremblerait de lire dans ses yeux une pensée qui retournerait en arrière et qui s’adresserait à un absent.

Mais comme sa tête a voulu avant que son cœur désire, c’est Ellenore qu’il attaque, et qu’il préfère à toutes les autres.

Il y a dans la possession de cette femme un aliment magnifique pour sa vanité. Il sera envié par ceux-là même qui médisent d’elle, et qui se vengent de ses dédains en redoublant son isolement. Il sera montré au doigt par la ville comme un lutteur adroit, comme un rusé jouteur ; chaque fois qu’il entrera dans un salon, il entendra autour de lui le chuchotement glorieux de ses rivaux.

Il ne tremblera pas à la vue de ces convoitises empressées, qui, pour un cœur vraiment épris, sont un supplice de tous les instans. Il ne frémira pas devant cette profanation insultante qui ternit les plus chastes voluptés. Il ne rougira pas de honte et de colère en écoutant ces propos tenus à demi-voix, qui font du bonheur une nouvelle, où les secrets du foyer se discutent comme la marche d’une armée.

Non ; il s’applaudira de son choix et lèvera fièrement la tête.

Ellenore verra dans Adolphe un amour jeune et confiant. Déjà fléchissante et ridée, elle sera fière d’avoir été distinguée par un homme destiné à tous les succès du monde. Plus folle et plus imprévoyante qu’une jeune fille, égarée par l’isolement, elle ira jusqu’à espérer de cette aventure une réhabilitation jusqu’ici vainement essayée. Dans la crédulité de son cœur, elle attendra de ce nouvel engagement la paix et la sécurité qui ont manqué au premier. Elle croira que les autres femmes, humiliées de son triomphe, se rallieront autour d’elle.

L’intervalle des années s’effacera. L’entraînement de ces deux cœurs, si différens et si mal connus l’un de l’autre, deviendra peu à peu irrésistible. À force de penser à Ellenore et de publier partout son admiration, Adolphe se convaincra, ou croira se convaincre de la réalité de son amour ; et Ellenore tombera dans le même piège.

Mais après le dernier abandon le réveil sera terrible. À peine maître de la place, qu’il a si vivement assiégée, il ne saura que faire de sa victoire. Après avoir sanctionné par la possession un amour si ardemment désiré, il tremblera devant la durée de son engagement. En vue des années qui vont suivre, il sentira défaillir son courage et regrettera l’extase qu’il avait à peine espérée.

Ellenore, après la confusion de la défaite, ouvrira les yeux et cherchera vainement autour d’elle les félicitations respectueuses sur lesquelles elle avait compté. Au fond de son cœur, elle rougira de son inconstance, et doutera d’un bonheur si facile à changer.

Peu à peu, entre ces deux ames trompées, mais toutes deux trop fières pour l’avouer, il s’établira une intimité douloureuse et résignée, intimité de mensonge et d’hypocrisie, habile en subterfuges et en flatteries, prodigue de caresses et de baisers, cherchant à se distraire en affirmant sans cesse ce qu’elle ne croit pas.

Aucun des deux ne voudra être vaincu en générosité, et pour ne pas laisser entrevoir son désabusement, il redoublera de prévenance et d’entraînement. Il parlera de l’avenir avec de célestes espérances. Il traitera le reste du monde avec un dédain fastueux, il cachera ses larmes sous l’ironie et la jactance ; il fera de la ruse le premier de ses devoirs.

Par compassion pour sa victime, Adolphe déguisera son ennui et forcera son regard à sourire. Il étudiera ses moindres paroles pour épargner à sa maîtresse la honte d’un regret. Il s’imposera l’enjouement et la sérénité par délicatesse.

À son tour Ellenore, si elle surprend sur le visage de son amant la trace de l’ennui, craindra de se plaindre et se résignera silencieusement. De jour en jour, elle s’affermira dans cette réserve douloureuse et grimacera l’enthousiasme ;

Jusqu’au jour où tous les deux, las enfin de cette pitoyable comédie, jetteront le masque et se verront face à face.

Mais comme ils s’étaient choisis par fierté, ils ne prononceront pas encore le mot d’abandon. Ils renonceront à leur rôle, mais ils trembleront de se dégrader par une franchise trop hâtée. Ils n’exalteront plus leur bonheur, mais ils accepteront la satiété comme une expiation, et ils commenceront une nouvelle épreuve, celle de l’intimité sans amour et sans mensonge.

Et quand les choses en sont venues à ce point, quand l’amour, d’épreuve en épreuve, est arrivé à la satiété, l’enfer alors a commencé sur la terre. Les amitiés qui se dénouent, les promesses qui mentent, les reconnaissances oublieuses, les dévouemens admirés qui se flétrissent, tout cela n’est rien près de la satiété dans l’amour.

L’enthousiasme où l’âme s’est laissé emporter dans les premiers jours de l’engagement, a métamorphosé à leur insu toutes les facultés. La vie entière est changée et ne peut revenir à ses premières émotions sans d’horribles tortures. Tout ce qui se passe autour de nous avait pris un aspect nouveau, un sens imprévu. Habitués que nous sommes à écouter dans un autre cœur le retentissement de nos souffrances et de nos joies, quand cette intime fraternité, épuisée de lassitude, fléchit et s’affaisse, l’ennui fond sur nous comme un oiseau de proie.

Chaque jour, les deux forçats rivés à cette chaîne qu’ils pourraient briser, mais qu’ils gardent par ostentation et par entêtement, s’éveillent en maudissant. Chacun entrevoit la vérité et rougirait de la dire. Chose étrange ! ils s’étaient promis une mutuelle confiance, une franchise assidue, et voilà qu’ils persévèrent dans le mensonge et qu’ils se glorifient dans l’hypocrisie. Ils avaient juré de ne jamais voiler aucune de leurs pensées, et voilà qu’au-devant de leurs cœurs ils placent une triple haie de sourires, de regards et de sermens ; voilà qu’ils commandent aux yeux et aux lèvres de jouer le bonheur absent.

S’il arrive à l’un des deux d’oublier un instant la servitude où il s’est cloué, au premier mouvement de liberté, le bruit de sa chaîne le réveille en sursaut. Il se remettait en marche et commençait un nouveau pélerinage : il sent tout à coup se poser sur son épaule une main autrefois amie, qu’à peine il eût sentie, tant elle était légère, et qui aujourd’hui lui pèse et l’accable.

Mieux vaudrait cent fois la solitude avec ses découragemens et ses défaillances. Car dans l’intimité rassasiée toute la vie se ternit et se désenchante, toutes les heures de la journée contiennent des supplices prévus et inévitables. Il n’y a plus de jalousie ; car chacun des deux captifs aspire à l’affranchissement. Mais il s’établit entre ces deux colères honteuses d’elles-mêmes une sorte d’émulation ; c’est à qui inventera pour l’autre une question injurieuse, un soupçon insultant. Comme si elle se repentait d’avoir obéi, la femme donne à toutes ses prières la forme d’un commandement. Si elle surprend dans le regard qu’elle épie un projet où elle ne soit pas de moitié, elle s’empresse aux larmes comme à une vengeance, elle lui inflige comme un châtiment ses caresses menteuses. Pour justifier son ennui et son abattement, elle interroge comme un juge toutes les actions qu’autrefois elle approuvait sans contrôle. Dès qu’il fait un pas, il trouve devant lui un œil curieux qui attend sa réponse ; s’il s’échappe un instant, il trouve au retour une bouche impérieuse dont chaque baiser est un ordre sans réplique. Elle voudrait lui trouver des torts pour éviter ses reproches, et dans l’espérance de surprendre une faute, elle veut savoir toutes les minutes de sa journée.

Au moins dans la solitude, après les défaillances désespérées, après les renoncemens éplorés, il arrive à l’âme de refleurir et de relever sa tige. Elle aspire librement l’air qui l’environne, elle s’épanouit sous la chaude haleine qui ride l’eau en passant, et lui porte une vapeur féconde.

Mais dans l’intimité sans amour, rien de pareil n’est possible. Il n’y a pas une heure d’abandon et de rêverie. Le silence est une plainte et la parole une querelle. Chaque mot renferme un regret ou une invective. S’il pleure, elle l’accusera de faiblesse et de lâcheté. Si, face à face avec l’horrible vérité, il retient sur ses lèvres l’aveu prêt à lui échapper, si sa voix, suffoquée par les sanglots, balbutie une bénédiction impuissante, elle s’emporte, elle implore sa colère. Elle s’irrite de cette douleur si peu virile et lui souhaiterait de l’orgueil afin de le combattre.

Que faire contre les larmes ? Quelle défense opposer à cette affliction qui se confesse ? Quand les larmes ne se mêlent pas à des larmes amies, quand une bouche adorée ne vient pas les boire dans nos yeux et rafraîchir de ses baisers la paupière enflammée, l’homme s’avilit aux yeux de sa maîtresse. Il se dégrade, il abdique sa grandeur ; le nuage grossit et devient un orage. Si elle eût pleuré, il était sauvé. Mais elle a vu sa douleur sans la partager, elle l’a jugé, elle a mesuré sa force : il est perdu.

Après le premier apaisement, le mensonge recommence. Car il faudrait une haute sagesse, un courage bien rare pour céder sans autre combat un sol si long-temps défendu. Mais le mensonge d’abord si ingénieux à se parer, si riche en métamorphoses, si habile à se déguiser, si fécond en ressources, devient de jour en jour plus maladroit et plus facile à surprendre : il n’est plus qu’une habitude et se passe de volonté.

Le qui-vive perpétuel de cette intimité vigilante épuise enfin les dernières forces des deux adversaires. Ils n’ont plus besoin de s’interroger pour deviner leur mutuelle pensée. Ils se disent adieu dans chacun de leurs embrassemens.

Heureux, trois fois heureux ceux qui n’ont pas attendu trop tard pour se deviner, et qui se sont quittés à temps ! car ils ont au moins, pour se consoler pendant le reste de la route, le souvenir du bonheur passé ! Ils peuvent se rappeler dans une amitié durable un amour évanoui. Ils assistent muets aux funérailles de leur enthousiasme et en parlent, sans amertume, comme d’un fils emporté par la guerre.

Mais combien rompent au lieu de dénouer ! combien, s’acharnant à leur amour, bâtissent des haines implacables sur des intimités obstinées !

Si elle se séparait de lui le jour où elle est sûre de son abandon, elle pourrait encore espérer sur la terre des jours sereins et paisibles. Si elle acceptait franchement la destinée qu’elle s’est faite, si elle ouvrait les yeux et mesurait froidement la route parcourue, il y aurait encore pour elle des chances de salut. Mais elle sait qu’elle n’est plus aimée, et elle pardonne. Au lieu de réhabiliter celui qui la trompait, elle devient pour lui un objet de pitié.

S’il aimait une autre femme, s’il s’était laissé prendre à une affection passagère, je concevrais le pardon. Ce serait générosité pure, et la reconnaissance pourrait assurer la fidélité à venir. Mais pardonner l’abandon, pardonner le délaissement qui n’a pas un autre amour pour excuse, pardonner l’hypocrisie, c’est une folie sans remède, c’est s’avilir pour quelques jours de répit, c’est appeler sur soi le mépris, c’est mériter l’oubli.

Or il n’y a pas une de ces austères vérités qui ne soit écrite dans Adolphe en caractères ineffaçables. C’est un livre plein d’enseignemens et de conseils pour ceux qui aiment et qui souffrent. Quand on est jeune, on croit à peine à la moitié de ces conseils. À mesure qu’on vieillit, on s’aperçoit qu’il y en a beaucoup d’oubliés.

Et pourtant je ne suis pas sûr qu’il y ait dans notre langue trois poèmes aussi vrais que celui-là.

Gustave Planche.