Poètes et romanciers modernes de la France/Sainte-Beuve

XIII. — C. A. Sainte-Beuve. (Volupté.)
XIII. — C. A. Sainte-Beuve. (Volupté.)

POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xiii.


C. A. SAINTE-BEUVE.


VOLUPTÉ.[1]

Le roman que je viens de lire est bien ce que j’attendais ; le poète et le critique sont résumés dans ce livre et transformés sans altération notable. La connaissance des choses humaines y est plus complète et plus à nu, mais poursuivie et systématisée d’après les mêmes principes. Les sentimens et les opinions sur l’ordre social où nous vivons s’y révèlent plus nettement, mais sans troubler la continuité harmonieuse de la vie littéraire de l’auteur.

Oui, nous sommes heureux de le reconnaître, et ce bonheur est assez rare pour qu’on prenne la peine de le signaler, le roman de Sainte-Beuve ne dément pas une seule des espérances qu’il donnait il y a dix ans, à l’époque de ses débuts. C’est une conclusion logique et glorieuse dans la série des tentatives intellectuelles qu’il a courageusement abordées depuis 1824.

Aussi, pour bien comprendre et pour expliquer le sens intime de ce roman, il faut rappeler sommairement les travaux et les volontés de l’auteur. Envisagé de cette sorte, Volupté n’a plus rien d’obscur ni de mystérieux : c’est dans l’ordre humain et dans l’ordre littéraire une œuvre inévitable et prévue ; c’est, sous la forme du récit, l’expression plus familière et plus vive, plus abondante et plus accessible, des idées révélées déjà sous la forme dialectique et sous la forme lyrique. Détaché de l’unité à laquelle il se rapporte, ce livre court le danger d’être mal compris. Rapproché des prémisses dont il est le complément, il s’éclaire d’un jour lumineux et paisible.

Je répugne volontiers à publier ce que je sais des contemporains. Quand je posséderais toute la vie privée des hommes dont le nom est aujourd’hui célèbre, je me garderais bien de la révéler. Mais je crois qu’en de certaines circonstances l’homme importe à l’explication de l’artiste : et, par exemple, à moins de supposer à Sainte-Beuve un caractère spécial, choisi, exceptionnel, il est impossible de comprendre ses pélerinages et ses dévotions. Il y a en lui un mélange heureux d’enthousiasme et de curiosité qui se renouvellent à mesure qu’ils s’apaisent, et qui enrôlent son esprit et ses études au service de toutes les gloires naissantes ou méconnues. Ce n’est pas tout : cette singularité d’intelligence ne dénouerait qu’à demi le problème de ses travaux. Il est doué d’une abnégation bien rare en ce temps-ci. Quoiqu’il ait pratiqué bien des amitiés passagères et qu’il croyait durables, quoiqu’il ait foulé aux pieds bien des cendres qu’il ne prévoyait pas, il ne recule, Dieu merci, devant aucune ingratitude. Il ne perd pas son temps à supputer les oublis dont il a peuplé sa mémoire. Il dit la vérité pour le plaisir de la dire. Il popularise les noms dédaignés par l’ignorance ou la frivolité, sans trop se soucier du destin réservé à son dévouement. Le témoignage qu’il se rend à lui-même d’avoir bien fait, et courageusement, suffit à le contenter et à le soutenir dans les luttes nouvelles. Chaque fois qu’il agrandit pour la foule curieuse, moins prodigue de louanges que de railleries, le cercle de la famille littéraire, il s’applaudit et se repose, sans réclamer un prix plus glorieux et plus pur, sans demander aux disciples qu’il initie, aux dieux nouveaux qui n’avaient pas d’autels avant ses prédications, une longue reconnaissance, une solide amitié.

Il marche par le chemin qu’il a choisi, et se fait une gloire involontaire de toutes les gloires qu’il a révélées. Quand il rencontre sur sa route un poète dont la voix est à peine entendue, il s’applique sans relâche à grossir son auditoire, il construit de ses mains un théâtre, il place lui-même les vases d’airain qui doivent enfler le son et le porter aux oreilles les plus rétives. Puis, quand le peuple s’est assis pour écouter, il épie d’un œil vigilant sur les figures étonnées l’intelligence ou l’inattention, et, comme le chœur de la tragédie antique, il moralise la foule et déroule devant elle le sens mystérieux des symboles poétiques dont elle se laisse éblouir sans les comprendre.

Comptez parmi nous ceux qui se résignent au rôle du chœur antique ; comptez ceux qui suivent l’histoire et ne s’y mêlent pas ; comptez ceux qui expliquent la chute et l’élévation des trônes, et ne prétendent pas à la royauté ! et pourtant le rôle du chœur est un rôle grave et sérieux, plein d’ampleur et de majesté, mais qui va mal aux égoïsmes hâtés de notre temps. Chacun pour soi et Dieu pour tous, c’est là ce qui se lit au fond des amitiés les plus bruyantes. Triste vérité ! mais qu’il ne faut pas nier. D’ordinaire, le blâme ou l’éloge départis aux contemporains ne sont guère que des contrats passés avec la vanité. En élevant sur un piédestal ceux qui gisaient dans le sable, le plus grand nombre songe à soi et se promet bien de monter au même rang ; ceux qui chantent Hosannah sans espérer pour eux-mêmes la divinité sont rares et peuvent se nombrer.

Or, parmi les désintéressemens littéraires je n’en sais pas de plus éclatant que celui de Sainte-Beuve ; depuis dix ans, il n’a pas écrit une page qui ne rende témoignage pour lui, et malheureusement aussi contre bien d’autres. Il a tendu à bien des grandeurs chancelantes une main fraternelle dont l’étreinte s’est relâchée sans qu’il y eût de sa faute. Il a secouru bien des naufragés qui ont oublié le nom de leur sauveur en touchant le rivage. Il a couvert de la pourpre impériale bien des soldats obscurs avant son acclamation, et qui se sont éloignés de lui en disant comme un des Césars à son lit de mort : Je sens que je deviens dieu.

Mais à chaque nouvelle défaite son courage grandissait pour tenter un nouveau pélerinage, et marcher à de nouvelles découvertes. Avant lui, la critique française, lorsqu’elle n’était pas savante ou acrimonieuse, n’était guère qu’un blutage assez vulgaire de préceptes et de formules dont le sens était perdu. C’est à Sainte-Beuve qu’il faut rapporter l’honneur d’avoir mis la poésie dans la critique. C’est lui qui le premier a fait de l’analyse des œuvres littéraires quelque chose de vivant et d’animé, capable d’intéresser par soi-même, en dehors de l’œuvre qui avait servi de point de départ. Son Tableau du xvie siècle et ses Portraits prouvent assez, quoique diversement, ce que j’avance. Bien que la partie plastique de la poésie occupe, dans le premier de ces ouvrages, une place importante et presque souveraine, pourtant il est facile de deviner à chaque page que si l’auteur estime si haut la naïveté de l’expression, ce n’est pas de sa part un caprice puéril, et qu’il poursuit sous la simplicité du mot la simplicité du sentiment. D’ailleurs, lorsque parut ce premier livre, en 1828, toutes les questions de plastique poétique étaient encore flagrantes. On se battait pour des droits encore mal définis. La querelle était bariolée de blasons inexpliqués ; à ces obscures généalogies qui s’échauffaient à l’orgueil sans produire leurs titres, il fallait un d’Hosier pour les mettre d’accord. Cette tâche était réservée à Sainte-Beuve. Il a retrouvé les origines de notre poésie ; il a dressé l’arbre généalogique de nos franchises, que le temps et les commentaires avaient enfouies ; il a nommé les aïeux inconnus d’André Chénier et de Molière ; il a franchi Malherbe pour atteindre Régnier.

Il s’est chargé de légitimer historiquement l’école poétique de la restauration, que la foule prenait pour une invasion d’usurpateurs ; il a tiré de la poudre de nos bibliothèques les chartes oubliées, les constitutions méconnues de la vieille France ; il a réconcilié les novateurs avec les amis du passé, en distribuant à chacune de ces têtes plébéiennes les perles et les fleurons qui manquaient à leurs couronnes de fer.

Ce premier travail achevé, il s’agissait de juger le passé d’après les principes aujourd’hui reconnus. Après avoir rattaché le XIXe siècle au XVIe, il fallait estimer les deux siècles intermédiaires d’après leur parenté plus ou moins prochaine avec les premiers ou les derniers noms de la famille française, et surtout, ce qui était plus important et plus difficile, d’après le rang qu’ils occupaient dans la grande famille humaine. Cette seconde moitié de la tâche n’a pas été moins glorieusement accomplie que la première. Une fois résolu à chercher constamment l’homme sous l’artiste en même temps qu’à préciser la généalogie de tous les noms, Sainte-Beuve a courageusement pratiqué le double devoir qu’il s’était imposé. Chacune des individualités qu’il a choisies lui devient pour quelques semaines un monde de prédilection, une atmosphère préférée où il respire à pleins poumons, un paysage chéri dont il étudie curieusement les moindres ondulations, un fleuve bienheureux dont il suit le cours dans ses sinuosités les plus capricieuses. Chacune de ces études est un véritable voyage. Il nous revient de ses lectures aventureuses comme d’une course lointaine ; il secoue de ses pieds le sable des rivages ignorés ; il rapporte à sa main la tige des plantes inconnues qu’il a cueillies sur sa route. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, comme tous les voyageurs lointains, il s’imprègne des mœurs et des passions des peuples qu’il a visités, s’il lui arrive de vanter tour à tour les temples de Bombay, de Memphis et d’Athènes, et de confesser tant de religions, qu’on le prendrait pour un impie.

Non, cette perpétuelle mobilité n’est qu’une bonne foi constante. Sainte-Beuve ne perd jamais de vue, dans chacune de ses initiations, les paroles de François Bacon : Oportet discentem credere. Il croit à Saint-Martin et à Lamartine ; il croit à Chateaubriand et à La Mennais ; il croit à Diderot et à l’abbé Prévost ; mais croire, pour lui ce n’est qu’une manière de comprendre. Il croit pour savoir ; il étudie avec le cœur comme les femmes ; il se livre comme elles pour obtenir. La foi nouvelle qu’il accepte n’a rien de factice ni d’irrésolu ; à force de contempler son nouvel ami, il se transforme en lui ; il se met à vivre de sa vie ; il évoque les ombres d’une société qui n’est plus ; il réveille les passions éteintes ; il reconstruit les caractères et les volontés impossibles aujourd’hui, et tout cela de si bonne grâce, avec un naturel si parfait, que nous cédons à l’illusion comme lui. Chacun des modèles qu’il fait poser devant nous gagne notre affection en révélant à nos yeux des mérites inattendus.

Il se peut que des intelligences plus sévères et moins expansives répudient quelques-unes des admirations de Sainte-Beuve. Il y a des âmes sérieuses, pleines de candeur et d’austérité tout à la fois, qui ne se résignent pas à la sympathie aussi facilement que lui ; mais il désarme le blâme par la sincérité de ses opinions. Il est heureux d’admirer, comme d’autres sont heureux de comprendre.

C’est pourquoi je m’explique sans peine qu’il ait omis jusqu’ici dans ses études les natures trop distantes de la sienne, celles surtout qui se sont produites au milieu du bruit et des pompeux spectacles ; s’il lui arrive presque toujours d’aimer pour comprendre, on peut dire avec une égale vérité qu’il ne comprend guère que ceux qu’il aime.

Dans la poésie lyrique, Sainte-Beuve a eu pareillement deux momens bien distincts, mais non pas contradictoires. Dans les morceaux publiés sous le pseudonyme de Joseph Delorme, comme dans le Tableau du xvie siècle, il semble plutôt préoccupé du mécanisme de la versification que du fond même des pensées. Il s’applique, avec une curiosité amoureuse, à reproduire tous les rhythmes essayés au temps de la renaissance par Baïf, Ronsard et Dubellay. L’esprit tiède encore de cette laborieuse exploration qu’il vient d’achever, il s’empresse de consigner les résultats de ses études dans une lutte assidue avec les modèles qu’il a quittés tout-à-l’heure. C’est ainsi que faisait Warton, en étudiant l’histoire de la poésie anglaise.

Que si l’on veut pénétrer sérieusement le caractère intérieur des poésies de Joseph Delorme, on s’aperçoit bien vite que l’auteur a surtout cherché à traduire sous une forme naïve et harmonieuse le journal de ses impressions personnelles. Si l’on excepte en effet l’ode à la rime, qui, par la prestesse des évolutions et la variété des similitudes, ressemble volontiers à une gageure, on retrouve presque à chaque page le retentissement d’une pensée qui étonne d’abord par sa nudité, mais qui bientôt, lorsque les yeux sont façonnés à ce nouveau spectacle, nous attache et nous intéresse par sa nudité même.

C’est une révélation franche et hardie, dédaigneuse des réticences, pleine de mépris pour la périphrase, préférant le mot vrai aux images les plus élégantes ; c’est une causerie domestique.

Dans les Consolations, l’élément humain s’est complètement dégagé des questions de rhythme, de césure et de rime. L’artiste est sûr de l’instrument qu’il manie ; il choisit volontiers les plus simples mélodies. Il ne paraît guère songer qu’à lui-même. Ce qu’il dit, ce n’est pas pour plaire, car s’il voulait plaire, il le dirait autrement. Il connaît tous les manèges de la coquetterie poétique. Il s’est rompu de bonne heure aux ruses les plus difficiles de l’expression. S’il procède avec une austérité continue, c’est qu’il a subi depuis un an une métamorphose irrésistible ; c’est que, livré à lui-même, loin du monde qu’il a toujours mal connu, en société de ses livres chéris qu’il devait bientôt épuiser, las de mordre au fruit de la science, il est monté jusqu’à Dieu pour lui demander compte de sa misère et de son impuissance ; c’est qu’il s’est réfugié dans les mystiques entretiens pour échapper au doute qui le rongeait.

Si j’insiste délibérément sur le caractère religieux des Consolations, c’est que ce livre contient le germe entier de Volupté ; c’est qu’on y voit déjà le cœur se débattre sous les sens, et se révolter contre l’avilissement du plaisir.

Envisagées poétiquement, les Consolations, malgré l’empreinte personnelle qui les distingue en ce temps d’imitation et de prosélytisme, sont unies à l’école des lacs et en particulier à Wordsworth par une étroite parenté. Sainte-Beuve, comme le poète anglais, ennoblit par la pensée qu’il y mêle, plutôt que par l’expression dont il les décore, les sujets les plus vulgaires, les accidens les plus indifférens de la vie quotidienne.

Je sais qu’on a reproché aux Consolations de ressembler trop directement à la prose. Je sais qu’à de certains esprits habitués dès long-temps à la pompe de l’alexandrin ces confidences familières ont paru presque triviales. Mais ceci, je crois, est plutôt l’effet de la surprise que le symptôme d’un réel mécontentement. Le même dédain pourrait se manifester en présence d’un Hobbema, chez un homme qui n’aurait vu jusque-là que des Claude Lorrain.

Et puis, dans son amour pour les simples paysages de l’école flamande, Sainte-Beuve ne s’interdit pas l’essor d’une pensée plus élevée. Il y a dans les Consolations deux pièces qui se distinguent entre toutes par la naïveté du début, le progrès lent et mesuré des premières pensées, et aussi, je dois le dire, par la magnificence et la sublimité de la conclusion ; je veux parler des premières amours d’Alighieri et de Béatrice, et de la monodie désespérée de Michel-Ange. À coup sûr il est impossible de commencer plus familièrement que ne le fait Sainte-Beuve dans ces deux morceaux. Il traduit presque littéralement un sonnet de Buonarroti, une page de la Vie nouvelle. Il épèle le thème qu’il a placé sur son pupitre, il le commente et le décompose nonchalamment, on dirait qu’il promène au hasard ses doigts sur le clavier. Mais peu à peu il s’exalte, il s’enivre de sa pensée, le son grandit et monte jusqu’au faîte, le murmure qui tout-à-l’heure chuchotait à nos oreilles s’enfle jusqu’à la menace ; nous étions dans une prairie, au bord d’un limpide ruisseau, et voici que nous sommes transportés sur la crête d’un rocher, au bord d’un fleuve écumant. Ceci, qu’on y prenne garde, est une grande habileté, et très rare, je vous assure. C’est le procédé familier aux grands symphonistes de l’Allemagne.

Il y a dans ces deux morceaux assez de poésie pour défrayer bien des poèmes. Quant au caractère mystique du recueil entier, qui a paru à quelques personnes plutôt découragé que fervent, il n’y a qu’une réponse à faire, c’est que les plus fermes espérances, qu’elles s’adressent à Dieu ou bien à un cœur préféré, ont leurs défaillances et leurs abattemens, c’est qu’il n’y a pas de prière possible dans une perpétuelle glorification.

Des Consolations au roman la transition est toute naturelle. Le sujet, qui d’abord ne se révèle pas en plein, mais qui se dessine et se précise au bout de quelques pages, n’est autre que la lutte des sens et de la volonté ; c’est le duel du plaisir et de l’intelligence, de la mollesse et de la réflexion, du corps et de l’ame, et enfin le combat acharné de la volupté contre l’amour. — Ceci pourra sembler singulier aux esprits inattentifs ; mais, avec un peu de complaisance, et surtout de bonne foi, on se convaincra bien vite de la réalité de la guerre que Sainte-Beuve a choisie comme sujet d’étude poétique.

Qu’est-ce à dire en effet ? Croyez-vous que l’amour pour le poète, pour l’artiste, pour le philosophe, pour le prêtre, pour l’homme qui pense et qui veut, pour l’homme enfin qui est vraiment un homme, se réduise au plaisir et à l’effémination des sens ? Croyez-vous que l’ivresse et l’oubli, l’exaltation et l’épuisement, l’entraînement et la prostration suffisent à réaliser l’amour tel que l’ont conçu, tel que l’ont éprouvé Pétrarque et saint Augustin, ces deux grands maîtres dans la science d’aimer ? Oh que non pas ! la tâche n’est pas si facile.

Loin de là, et pour peu qu’on ait vécu pour son compte ou qu’on ait seulement regardé vivre autour de soi, on ne tarde pas à le reconnaître, les plaisirs trop hâtés, le gaspillage des sens, les ivresses trop rapides et mal choisies, avilissent l’ame, l’épuisent et l’endorment ; et quand vient l’heure d’aimer sérieusement, quand il s’agit d’engager sur un nom le reste de ses années, ce n’est qu’à grand’peine que l’ame se réveille pour essayer cette vie nouvelle et glorieuse, cette vie d’épreuve et de dévouement. Le plus souvent le courage lui manque à moitié chemin. En vue du port qu’elle aperçoit, elle ralentit la manœuvre et se laisse démâter, elle retourne paresseusement aux vagues tumultueuses de ses plaisirs.

Sans doute il y a des voluptueux qui se purifient dans un amour sérieux ; sans doute il y a des ames qui, après s’être long-temps flétries dans le plaisir, se rajeunissent et se renouvellent dans le dévoûment et l’abnégation. Mais combien, au lieu de se transformer et de dépouiller le vieil homme, flétrissent à leur image l’ame qu’ils ont choisie, qui devait les régénérer, et qui devient leur proie !

C’est qu’en effet la métamorphose est laborieuse, c’est qu’au-delà de certaines limites elle est tout-à-fait impossible. C’est que la volupté, analysée dans ses intimes élémens, n’est qu’un monstrueux égoïsme, une perpétuelle immolation aux sens inapaisables ; c’est que le plaisir irrité à toute heure, impuissant à contenter sa colère, éteint une à une toutes les facultés généreuses de notre âme ; c’est qu’il supprime d’un coup les deux tiers de notre vie, l’avenir auquel il n’a pas le temps de songer, le passé dont le souvenir troublerait sa joie au lieu de l’aviver.

Il est donc naturel que le voluptueux recule devant la tâche imposée à l’amant, qu’il palisse et trébuche devant l’abîme de résignation et de lutte ouvert à ses pieds. S’il tremble à la seule pensée de frayer la route à celle qu’il a choisie, c’est que ses pieds amollis dans le repos ne sont pas de force à saigner impunément, c’est qu’il craint pour ses pas chancelans les cailloux et les ronces, c’est que ses yeux baignés dans l’ombre d’une alcôve enivrée ne supporteraient pas la lumière éblouissante de la plaine, c’est que ses bras brisés dans les étreintes furieuses soutiendraient mal la femme préférée.

J’ai connu des caractères singuliers, d’une paix austère et permanente, à peine au seuil de leurs années, dédaigneux de la jeunesse qui s’agitait autour d’eux, empressés à vieillir avant l’âge, ambitieux de sentir sous les tresses dorées de leur chevelure les pensées qui d’ordinaire ne mûrissent que sous les fronts chauves et ridés ; ceux-là prenaient la volupté par son côté impitoyable et terrible. Ils tuaient leurs sens pour dégager leur ame. Ils déchiraient le corps pour ouvrir à l’intelligence des horizons plus larges, de plus lointaines perspectives. Au-delà du plaisir qu’ils se prescrivaient et qu’ils menaient à bout, ils apercevaient l’atmosphère sereine de la réflexion. Quand ils ont voulu se mettre à aimer, quand ils ont compris que l’intelligence livrée à elle-même, abreuvée de vérité, ne suffisait pas à remplir la vie, ils ont trouvé dans l’amour une vie nouvelle et qu’ils avaient prévue. Ils avaient mesuré la tâche, ils avaient l’œil paisible, et leur paupière ne s’est pas abaissée convulsivement. Ils avaient compris que la volupté a deux sens, l’un grossier, vulgaire, qui se révèle au plus grand nombre, c’est le plaisir des sens ; l’autre idéal, poétique, supérieur à la vie commune, c’est la volupté dans l’amour. Ils avaient pressenti que le plaisir acheté par le dévoûment et le sacrifice, préparé par la persévérance et les mutuels épanchemens, acquiert une saveur nouvelle, et que les voluptueux ne soupçonnent pas. Aussi quand ils ont essayé l’amour, ils l’avaient deviné, et sans peine ils ont triomphé de leurs sens avilis. Ils avaient conservé soigneusement l’étincelle précieuse qui devait rallumer les cendres de leur jeunesse. Au jour du réveil ils ont retrouvé ce qu’ils avaient dédaigné dans leur folie orgueilleuse, la faculté d’aimer.

Mais ce n’est pas à cette volupté réfléchie que s’en est pris Sainte-Beuve ; il sait bien que le plaisir ainsi accepté plutôt que poursuivi n’est qu’une cruelle initiation, qui mérite plus de compassion que de colère.

Amaury, le héros du roman de Sainte-Beuve, placé entre trois femmes, toutes trois dignes d’être aimées, les perd toutes trois par son irrésolution et ses caprices. Livré de bonne heure aux faciles plaisirs, il s’y amollit et s’y énerve, et lorsqu’il cherche en lui-même la force de vouloir et d’aimer, il ne la retrouve plus, il entame la destinée de trois femmes sans compléter la sienne. Tout le roman est là. De la volupté à l’impuissance d’aimer, de l’irrésolution à la nullité, la transition est logique, irrésistible. — Les trois caractères qui se dévouent à l’amour d’Amaury, et qu’il n’accepte pas, parce qu’une fois avili par l’effémination il tremble de s’engager et de vouloir, sont tracés habilement, simples, vrais et bien distincts. La première, Amélie de Linier, est une jeune fille candide et pure, attachée à ses devoirs, résignée à l’obéissance, soumise à la destinée que Dieu lui a faite, qui suivrait Amaury dans ses plus hardies entreprises, mais qui souhaite un rôle à l’homme qu’elle aime, parce qu’elle ne conçoit pas la dignité virile sans la volonté ; son ambition ne va pas jusqu’à surprendre à son profit toutes les facultés d’Amaury. Elle veut la première place dans son cœur ; mais dans le monde elle ne veut pour elle-même que le second rang. Elle est libre, elle pourrait devenir la femme d’Amaury. Mais le voluptueux demande deux années de répit. Deux ans dans la vie d’un homme sans volonté, sans prévoyance, c’est un monde pour l’oubli et les mauvais desseins. Bientôt Amélie est détrônée par Mme de Couaën. Cette nouvelle figure pour l’achèvement de laquelle le poète a dépensé le meilleur de ses forces est plus grande, plus idéale que la première. Sa mélancolie est pleine de superstitions et de pressentimens. Elle se laisse aller à aimer Amaury sans craindre un seul instant que cette nouvelle affection puisse troubler la paix de ce qui l’entoure. Elle aime saintement, pour le bonheur d’aimer ; ce qu’elle offre et ce qu’elle demande, c’est un dévoûment sans réserve, mais chaste, mais religieux, mais contenu dans les limites austères du devoir. Elle ne connaît pas l’entraînement des sens et ne songe pas à le redouter. La troisième figure, moins poétique peut-être que les deux autres, Mme de R., intéresse pourtant par la franchise même de sa légèreté. Elle est d’une coquetterie naïve, incapable d’un amour sérieux, mais capable cependant de pleurer l’abandon. Son amour, on le comprend sans peine, est plutôt dans sa tête que dans son cœur ; c’est un type qui se rencontre assez souvent, et que Sainte-Beuve a fidèlement reproduit d’après nature. Sans doute Mme de R. n’est pas digne de lutter dans le cœur d’Amaury avec Amélie ou Mme de Couaën. Mais pour l’irrésolu voluptueux c’est une occasion naturelle d’oublier son second amour comme il avait oublié le premier ; et c’est pourquoi il faut remercier l’auteur de l’avoir placée près des deux autres.

Amélie, pour un homme familier aux secrets de l’amour, représente le bonheur paisible, sans lutte, sans péripétie, l’amitié dans l’amour, la sérénité des jours pareils et prévus. Mme de Couaën résume idéalement l’amour romanesque, mêlé de larmes sanglantes et de célestes sourires ; la possession de Mme de R… ne serait tout au plus qu’une aventure de quelques semaines.

Entre ces trois amours, Amaury, on le voit bien, préfère le second, le plus grand, le plus difficile. Mais il recule devant le danger et n’offre pas le combat. Le cœur d’Amélie se laisse trop facilement pénétrer et n’offre pas à son avide curiosité assez d’élémens d’excitation. Et puis pour l’obtenir il faudrait s’engager sans retour, et le voluptueux ne veut pas même engager le lendemain. Mme de R… ne refuse pas de se livrer. Mais elle veut être dignement gagnée et s’accommoderait mal d’un cœur partagé. Elle surprend dans le cœur d’Amaury deux images rivales de la sienne, et qui rendraient son règne impossible. Elle ne peut pas se méprendre sur les vrais sentimens de l’homme qu’elle a distingué. Elle devine son hésitation et ses lâchetés. Elle serait folle vraiment de céder à des attaques si mal conçues et si mal poursuivies.

Ces trois amours sont décrits dans le roman de Sainte-Beuve avec une exquise délicatesse.

Un jour ces trois femmes se rencontrent, et sans plaintes, sans récriminations, sans aveu, elles comprennent la secrète rivalité qui les sépare ; ce jour-là est un jour décisif pour Amaury. Témoin de ces trois douleurs qu’il a faites, il s’afflige et s’apitoie sur lui-même, il maudit sa misère et son infirmité. Il s’éloigne avec un effroi religieux de ces trois plantes flétries au souffle de son amour impuissant. Il se retire de la vie où il n’a plus de rôle à jouer, il se réfugie en Dieu ; et pour que rien ne manque au châtiment de sa lâcheté, à peine a-t-il été ordonné prêtre, qu’il assiste aux derniers momens de Mme de Couaën ; il récite sur sa dépouille la prière des morts et renvoie au ciel cette âme dont il n’a pas voulu.

Il y a dans tout ceci une haute moralité. Cette histoire très simple aboutit à une conclusion lumineuse, à un enseignement sévère, à une leçon évidente : Amaury manque sa destinée faute d’avoir voulu.

Aimer, savoir, qu’est-ce après tout sans la volonté ? Une occasion de vivre, mais non pas la vie elle-même. Vérité simple, et que beaucoup pourtant révoquent en doute ou ne soupçonnent pas.

Si j’ai négligé dans cette rapide analyse toute la partie locale et historique du roman ; si j’ai omis le portrait de M. de Couaën, celui de Mme de Cursy, celui de George Cadoudal, c’est que ces trois figures ne sont pas sur le premier plan du tableau, c’est qu’elles servent plutôt à l’encadrement de l’action qu’à l’action elle-même, c’est que dans la destinée d’Amaury ces trois noms sont plutôt des accidens que des ressorts.

L’épilogue tout entier est magnifique d’élévation, d’abondance et de verve. Dès qu’Amaury, en expiation de sa jeunesse livrée aux vents capricieux de la volupté, pour racheter ses années perdues, a choisi la prière comme un dernier et inviolable asile, comme un rocher inexpugnable, et que les flots du monde baignent incessamment sans jamais l’ébranler, il se régénère et se relève, il se renouvelle et se transfigure ; le voluptueux redevient homme.

Le style de ce roman participe des qualités habituelles à l’auteur. La grâce, la pureté qui lui sont familières se retrouvent dans ce livre. Mais il y a lieu, je crois, à faire quelques remarques techniques sur la trame intérieure du langage appliqué au récit et en particulier au roman.

La forme choisie par l’auteur admet, je le sais, toutes les variétés, toutes les nuances du style, depuis le familier jusqu’au lyrique, depuis le simple et le nu jusqu’à l’épique et au pittoresque. Mais ne convient-il pas de ménager soigneusement la transition d’une nuance à l’autre ? Dans la succession même des nuances n’y a-t-il pas une loi ? Et cette loi, quelle est-elle ? N’est-ce pas la sobriété ? La nuance lyrique en particulier ne doit-elle pas se produire avec une avarice réfléchie ? Et s’il arrive qu’elle se répande avec une abondance luxuriante, n’entache-t-elle pas de mesquinerie et de nudité les nuances voisines et plus simples ? Pour le récit, par exemple, ne serait-il pas utile de s’interdire les images fréquentes et vivement accusées ? Ne faut-il pas réserver les similitudes pour la peinture du paysage, les symboles pour la révélation du monde intérieur, qui, sans le secours de la poésie, ne pourrait jamais s’éclairer que d’un jour incomplet ?

Chacune de ces questions est grave et ne se résout pas à la course. Aussi, en les faisant, nous éprouvons le besoin de les justifier. Parfois il nous a semblé que les pages les plus belles de ce livre gagneraient singulièrement à se simplifier. Il y a dans une œuvre de longue haleine une perspective poétique dont il faut tenir compte. La condensation, utile dans une ode, et qui s’accommode volontiers du mouvement des strophes, ne convient pas toujours à la prose du roman ; souvent le style trop chargé d’images plie sous le faix et ralentit la pensée. La diffusion, en atténuant la crudité des couleurs, ajoute à l’harmonie de la composition, et rend la lecture à la fois plus rapide et plus facile.

Mais s’il est nécessaire au romancier d’apporter dans l’emploi des images d’infinis ménagemens, il doit éviter avec un soin pareil de les briser en les variant, de les obscurcir en les superposant. Or je dois déclarer franchement que Sainte-Beuve a plusieurs fois mérité ce reproche. Il lui arrive de choisir des images dans des ordres de pensées souvent très distans l’un de l’autre, et de mettre une comparaison abstraite à côté d’une comparaison visible ; de cette sorte la première perd son autorité, et la seconde sa grâce.

Et puis il répugne généralement à continuer, à soutenir la similitude qu’il a choisie ; on dirait qu’il craint de la puériliser en la déroulant. Les nombreux exemples qu’il a sous les yeux expliquent sa frayeur, mais ne la justifient pas ; sans doute il est arrivé de nos jours à des artistes éminens d’abuser du style visible, et de parfiler leur pensée au point de la rendre insaisissable. C’était de leur part une grande faute d’entamer le tissu à force de l’amincir pour l’étendre ; mais le danger peut être évité, et Sainte-Beuve mieux que personne connaît le moyen de n’y pas succomber.

Cette brièveté volontaire dans les similitudes, en multipliant les facettes et les tons du style, lui ôte une partie de son unité. La prose prend alors un aspect chatoyant qui fatigue l’œil et déroule l’attention. Au lieu d’un métal poli qui réfléchirait la lumière en la brisant sous des angles simples et prévus, nous avons un métal capricieusement taillé, où les rayons se croisent en mille routes.

Ces reproches que nous croyons sérieux s’expliquent par une disposition particulière à l’esprit de Sainte-Beuve. En présence de sa pensée comme devant les caractères qu’il étudie, sa curiosité tient du tressaillement ; il aperçoit du même coup plusieurs faces diverses, également éblouissantes, et qui le séduisent avec une égale puissance ; tantôt c’est le côté sensuel, tantôt c’est le côté idéal. Dans son ardeur mobile, il ne choisit pas assez délibérément le côté qu’il veut peindre, et comme un enfant placé entre deux fruits également dorés, il va de l’un à l’autre, sans se décider pour l’idée à l’exclusion de l’image, ou pour l’image à l’exclusion de l’idée. Cette disposition est, dans l’ordre intellectuel, quelque chose qui correspond assez bien au chatoyement du style, dans l’ordre littéraire.

Malgré ces chicanes, qui sans doute sembleront niaises au plus grand nombre, à force d’être subtiles et procédurièrement déduites, Volupté est un beau livre, et comme il s’en fait peu dans ce temps-ci, un livre plein de substance, nourri de pensées et surtout de sentimens vrais, surpris sur la nature, étudiés avec une précision médicale ; c’est un livre humain où ruisselle le sang des blessures, où l’artiste a laissé les lambeaux de son cœur, comme la brebis les lambeaux de sa toison dans la haie qu’elle franchit.

Gustave Planche.
  1. Chez Eugène Renduel, rue des Grands-Augustins, 22.