Poètes et romanciers modernes de la France/M. Eugène Scribe



POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XLI.
M. EUGÈNE SCRIBE.
(LE VERRE D’EAU.)

Qu’est-ce qu’un poète ? C’est celui qui fait, qui crée, et selon une certaine forme. Être poète, créer, et avoir une forme dont votre création, grande ou petite, ne se sépare pas, tout cela se tient au fond, et les classifications reçues doivent, bon gré mal gré, s’y ranger. M. Scribe possède à la fois la fertilité dramatique et une forme qui n’est qu’à lui. Il a donc rang parmi nos poètes à aussi bon droit, je pense, que s’il avait composé dans sa vie une couple de pièces en alexandrins ; et nous n’avons pas même à demander pardon de la liberté grande aux innombrables auteurs d’élégies, à l’aristocratie désormais très mélangée des rêveurs et des rimeurs à rimes plus ou moins riches. L’imitation, l’émulation et l’industrie étant partout au comble, les genres et les manières qui pouvaient sembler les plus réservés jusqu’à présent, et qui eussent peut-être suffi autrefois pour marquer la qualité du talent, ne sont plus une garantie, s’ils l’ont jamais été ; tout le monde s’en mêle, et assez bien. La littérature entière est déclassée. Il n’est donc rien de tel en chaque genre, pour se sauver et triompher décidément, que l’esprit, et beaucoup d’esprit, et très inventif : c’est encore, après tout, la seule recette que n’a pas qui veut.

Non pas que je prétende, en faisant fi de la dignité des genres, que tous reviennent au même pour l’homme d’esprit, et que le cadre, le cercle qu’on se donne à remplir, soient indifférens. Nous verrons, à propos de M. Scribe lui-même, qu’il nous induit à penser le contraire. Il y a des scènes et des publics qui nous excitent, qui nous élèvent dès l’abord, qui nous forcent à tirer de nous-mêmes et plus constamment tout ce que nous valons. L’homme d’esprit inventif a souvent une infinité de manières possibles de se produire et de faire ; l’occasion décide ; à moins d’une volonté très haute, on se jette du premier côté qui prête ; les envieux, les routiniers, les admirateurs même, vous y confinent ; on va toujours, et on les dément. En fin de compte, quand le don d’invention est très réel et très vif, tout se retrouve, et l’on a peu à regretter. Plus ou moins tôt, toutes les qualités percent, et la dose de nouveauté qu’on avait en soi est versée dans le public. Mais les diverses manières de la mettre en dehors n’ont pas égale apparence, ne font pas également d’honneur. Le plaisir si commode qu’on procure chaque jour aux autres semble nuire même (ingratitude !) au degré de mérite qu’ils vous supposent. Et puis, en effet, on s’est trop dispersé et circonscrit à la fois d’abord ; on s’est habitué à voir les choses sous un certain angle, on garde de certains plis, même en s’agrandissant. Il y aurait bonheur à la critique, dans un sujet aussi brillant et aussi populaire que M. Scribe, à démêler et à indiquer avec soin toutes ces circonstances déliées de sa vocation, de son œuvre et de sa fortune dramatique. Trop peu compétent pour mon compte en matière si éparse et si mobile, je ne ferai que courir, relevant quelques points à peine et en hâte d’arriver au dernier succès, mais heureux au moins si j’ai montré que le propre de la critique est de n’être point prude, qu’elle aime et va quérir partout les choses de l’esprit, qu’elle tient à honneur de s’en informer et d’en jouir. Et telle que je la conçois, la critique, dans sa diversion et son ambition de curiosité, dans sa naïveté d’impressions successives et légitimes, dans son intelligence ouverte aux contrastes je consentirais qu’on lui pût dire comme à cet abbé du XVIIIe siècle, mais sans injure :

Déjeunant de l’autel et soupant du théâtre.

Elle n’aurait qu’à répondre pour toute explication : « Je suis esprit, et rien de ce qui tient aux choses de l’esprit ne me paraît étranger. »

Villon était enfant de Paris, et né vers la place Maubert, je pense. Molière est né sous les piliers des halles ; Boileau dans la Cité, à l’ombre du Palais-de-Justice ; et Béranger a joué avec les écailles d’huîtres de la rue Montorgueil. M. Scribe aussi est un enfant de Paris, et, comme tous ceux-là, à sa manière il l’a, ce semble, bien montré. Il est né le 24 décembre 1791, en pleine rue Saint-Denis[1], dans le magasin de soieries à l’enseigne du Chat-Noir, où son père fit une honorable fortune : depuis lors, la maison, en gardant l’enseigne de bon augure, s’est convertie, me dit-on, de magasin de soieries, en boutique de confiseur. Mais je ne veux pas symboliser.

Il fit de bonnes et intelligentes études au collége Sainte-Barbe ; sa mère, qui l’aimait très tendrement, le poussait à une émulation extrême qui, dans un caractère moins uni, eût pu engendrer la vanité. Il régnait alors dans les colléges et à Sainte-Barbe en particulier un esprit de famille et de camaraderie cordiale qui ne s’est pas perpétué partout. Les jeunes gens étaient plus naturellement gais, moins ambitieux qu’on ne les voit à présent, et les amitiés premières faisaient aisément religion dans la vie. Eugène Scribe suivait les cours du lycée Napoléon (Henri IV), et il s’y lia d’une étroite amitié avec les frères Delavigne. On se souvient encore à Sainte-Barbe d’une thèse soutenue publiquement par lui contre M. Bernard (de Rennes), son camarade de classe.

Mais le collége l’occupait moins déjà que le théâtre ; il y était attiré par une vocation précoce et sûre. Si, à quelque jour de congé, au spectacle, on lui avait nommé dans la salle quelque vaudevilliste illustre d’alors, il se sentait piqué au jeu comme au nom d’un Miltiade ; une ébauche de pièce ne tardait pas à suivre. Il fit ainsi bien des essais dès le collége ou dans l’étude d’avoué où il entra pour quelque temps ; car sa mère, en mourant, avait exprimé le désir qu’il fût avocat, et M. Bonnet, son tuteur, y tenait la main. M. Guillonné-Merville, l’avoué, qui, cependant, ne le voyait presque jamais, lui écrivait un jour : « Si M. Scribe passe dans le quartier, je le prie de monter à l’étude, où il y a de la besogne pressée. » Ses premières bluettes, faites la plupart de compagnie avec M. Germain Delavigne, obtenaient l’honneur d’être jouées sur le théâtre de la rue de Chartres, les Dervis dès 1811, Les Brigans sans le savoir en 1812 ; entre les deux, ou aux environs, il y eut quelques échecs. Le nom de Scribe n’était pas d’abord sur l’affiche, par respect pour la robe future d’avocat ; on ne nommait que M. Eugène. Ce ne fut qu’à un certain moment que M. Bonnet, l’honorable tuteur, se crut autorisé par le succès à laisser courir les choses et le nom.

En 1813, M. Scribe donnait seul son premier opéra-comique, la Chambre à coucher ; mais, de ce côté, la suite ne répondit pas aussitôt à cet heureux début. Le musicien collaborateur ne comprit pas tout le parti qu’il pouvait tirer d’une telle veine ; M. Scribe fut congédié, et ce n’est que plus tard, à l’appel de M. Auber, qu’il reprit possession de cette aimable scène si française, qui semble désormais ne pouvoir se passer d’aucun d’eux.

Dans le vaudeville, la vogue commença pour lui dès 1815. Une Nuit de la Garde nationale, puis le Comte Ory, le Nouveau Pourceaugnac, annoncèrent qu’un homme d’esprit de plus était trouvé pour payer son écot dans les gaietés de chaque soir. Le vaudeville fut sa première manière ; car, à travers sa production incessante et ses diversions croisées sur tous les théâtres, on distingue assez nettement en lui trois manières successives : 1o le vaudeville français pur, simplement chantant et amusant ; 2o la jolie comédie semi-sentimentale du Gymnase, où il est proprement créateur de genre ; 3o la comédie française en cinq actes enfin, à laquelle il s’est élevé dès qu’il l’a fallu, qu’il est en train de moduler selon son goût, et où il n’a pas dit son dernier mot.

En 1815, l’agréable et malin vaudeville courait encore à la légère et non dénaturé ; la démarcation même des genres l’avait sauvé dans son humble liberté sans prétention. Il y avait les grands auteurs d’alors, les écrivains qui cultivaient les parties nobles de l’art dramatique : M. Étienne dans la haute comédie, M. Arnault dans le tragique, M. de Jouy dans le lyrique, et puis, sous eux, bien au-dessous, sans qu’on pensât encore à forcer les barrières, il y avait la monnaie de Laujon, Désaugiers, Gentil, une foule d’autres : ils se contentaient d’amuser. M. Scribe fut de ceux-là en débutant. Dans sa Nuit de la Garde nationale, on a retenu ces couplets si roulans, si bien frappés :

Je pars,
Déjà de toutes parts
La nuit sur nos remparts, etc., etc.

Dans le Combat des Montagnes (1817), où se trouve ce personnage de Calicot, qui fit émeute, je distingue encore le mouvant panorama de Paris en rimes dignes de Panard :

Paris est comme autrefois,
Et chaque semaine
Amène, etc., etc.

L’auteur s’est montré moins poétique depuis dans ses couplets de sentiment au Gymnase. Ce rôle de pur vaudevilliste à saillie franche et gaie va aboutir à la très spirituelle bouffonnerie l’Ours et le Pacha (1820), dans l’idée de laquelle il faut compter pourtant M. Saintine, un homme qui, dans bien des genres, a fait preuve d’un vrai talent. Mais déjà, à travers les folies de circonstance dans lesquelles il donnait encore la main aux auteurs du Caveau, et dont le café des Variétés était le centre, M. Scribe glissait de légères esquisses de mœurs d’un trait plus pur, plus soigné. N’oublions pas que le Solliciteur, que M. de Schlegel préférait tout net au Misanthrope, est de 1817. À la fin de 1820, le Gymnase fut fondé.

Le moment décisif dans la carrière dramatique de M. Scribe date de là. Âgé de vingt-neuf ans, déjà brisé au métier, n’ayant pas encore de parti pris sur la manière d’encadrer et de découper à la scène son observation du monde, il pouvait prendre telle ou telle route. Mais, comme à Hercule, la vertu d’une part et le plaisir de l’autre ne vinrent pas en personne s’offrir à lui pour l’éprouver ; entre la grande et haute comédie et un genre sans brodequins et moins littéraire, il n’eut pas à choisir : ce dernier seul se présenta. M. Poirson, son collaborateur en plusieurs circonstances, l’avait apprécié, et pressentait de quelle fortune ce serait pour un théâtre de l’avoir pour auteur principal et chef de pièces. Il passa le traité par lequel il s’acquit cette collaboration pour plusieurs années à l’exclusion des autres théâtres rivaux. Il lui assurait toutes sortes d’avantages. Ce qu’on appelle la prime, ce bénéfice prélevé par l’auteur sur chaque pièce et avant les chances de la représentation, fut inventé au profit de M. Scribe par le directeur du Gymnase, voilà l’origine industrielle ; inde mali labes :

Et le premier citron à Rouen fut confit.

On a depuis fort abusé de la prime, chaque grand auteur l’a exigée ; mais dans le principe, comme toutes choses, elle avait un sens.

Je conçois que la Comédie-Française, à cette époque, n’ait pas fait les mêmes frais pour s’acquérir M. Scribe, qu’elle n’avait jamais vu de près ; mais du moins, et dans la mesure qui lui était convenable, s’est-elle, je ne dis pas offerte à lui, mais rendue avenante et sensible et accessible. Et ici je ne ferai qu’exprimer une idée, un regret qu’on me suggère, mais que je sais partagé par les personnes les mieux entendues de la Comédie-Française elle-même[2]. Il faut remonter plus haut. Aux approches de la révolution de 89 et dans les années du Directoire, le Théâtre-Français se montrait beaucoup moins strict qu’on ne l’a vu depuis sur la dignité des genres. On se retranchait moins habituellement dans l’ancien répertoire ; les pièces nouvelles, les noms d’auteurs nouveaux abondaient ; le chant d’opéra-comique osait s’y faire entendre. L’esprit qui circulait, c’était un peu celui de Chérubin et de Figaro. L’empereur vint, et, au théâtre comme ailleurs, la hiérarchie fut relevée. L’ancien répertoire, servi par d’admirables acteurs, sembla plus que suffire. Le public, dans sa reprise d’enthousiasme, en voulait, les acteurs tout naturellement y insistèrent ; ce leur était chose plus facile. La coutume s’établit. Il en résulta que les auteurs nouveaux furent moins encouragés, moins agréés. Cela devint surtout visible dans la comédie ; les plus spirituels, et les plus inventifs allèrent ailleurs, aux succès faciles ; mais ils s’y éparpillèrent, La Rochefoucauld l’a dit : « Les occasions nous font connaître aux autres, et encore plus à nous-même. » Combien d’aperçus comiques ainsi dépensés que l’étude et un lieu meilleur auraient pu agrandir ! M. Scribe seul s’en tira, à force de talent.

Le traité qui liait celui-ci au Gymnase permettait toutefois de travailler pour les théâtres dont la rivalité n’était pas directe, et par conséquent pour le Théâtre-Français. Pressentant que l’air du lieu n’était pas favorable, que le rebut et le dédain pourraient bien accueillir sa tentative, il resta long-temps sans user de la permission : car il faut peu compter comme début Valérie (1822), qui fut surtout un succès d’actrice, et qu’on arrangea exprès pour Mlle Mars. Ce n’est qu’après sept ans de règne populaire et incontesté au Gymnase qu’il aborda cette redoutable scène avec le Mariage d’argent (décembre 1827), « qui est enfin la comédie complète, a dit M. Villemain dans cette piquante réponse de réception, la comédie en cinq actes, sans couplets, sans collaborateurs, se soutenant par le nœud dramatique, l’unité des caractères, la vérité du dialogue et la vivacité de la leçon. » Or, malgré tous ces mérites proclamés en pleine Académie, la pièce d’abord échoua. Esprit de vaudevilliste, disait-on dans la salle dès les premières scènes ; il faut que chacun reste dans son cadre. Pindarum quisquis studet œmulari, murmurait tout haut le plus vieil habitué de l’orchestre. M. Scribe avait là contre lui ce qu’il y a contre tout homme de talent au moment où il change de lieu et de genre ; on commence par lui dire non. Vers le même temps, il est vrai, la pièce, jouée en province, à Metz, à Bordeaux, devant un public moins en garde, réussissait entièrement. Mais ce ne fut que quelques années après qu’à Paris elle eut sa pleine revanche.

Repoussé de la haute scène, mais sans perte, M. Scribe redouble de verve et de bonheur au Gymnase ; dans Malvina ou le Mariage d’inclination, dans Avant, Pendant et Après, il parut même agrandir ses dimensions, et vouloir prouver qu’il donnait à son tour carrière à ses tableaux. Que lui importait, après tout, le lieu ? Il y gagnait, dans son exception même, de paraître avec plus d’originalité, d’être un phénomène dramatique plus scintillant. La comédie contemporaine n’est plus chez vous, pouvait-il dire au Théâtre-Français, elle est toute où je suis, dans l’Héritière, dans la Demoiselle à marier, dans cette foule de pièces chaque soir écloses, que chacun nomme et que je ne compte plus. Les Trois Quartiers, votre plus vive nouveauté comique, ne rentrent-ils pas dans ce goût-là ? Voilà ce qu’aurait pu dire ou penser M. Scribe ; mais je doute qu’il soit assez glorieux pour l’avoir pris alors de ce ton. Ouvrier actif, infatigable, il continua, tout en remplissant comme par parenthèse nos deux scènes lyriques, de parfaire et de compléter son monde du Gymnase, que je voudrais bien caractériser.

La nature humaine prise du boulevard Bonne-Nouvelle n’est peut-être pas très large, très profonde, très généreuse en pathétique ou en ridicule ; mais elle est très fine, très variée et très jolie. Je la maintiens même fort ressemblante à titre de nature parisienne, dût M. Scribe nous soutenir, comme il l’a fait dans son discours d’Académie, que la comédie, pour réussir, n’a pas besoin de ressembler. Sans doute, dans le monde réel, il n’y a pas tant de millions ni tant de beaux colonels que cela ; mais cette comédie est l’idéal pas trop invraisemblable, le roman à hauteur d’appui de toute notre vie de balcon, d’entresol, de comptoir ; toute la classe moyenne et assez distinguée de la société ne rêve rien de mieux. Nul aussi bien que M. Scribe n’en a saisi et reproduit les traits distinctifs tout en nuances, l’assortiment de positif, d’intrigue et de jouissance, l’industrialisme orné, élégant. Homme heureux, il a compris de bonne heure que ce n’était plus le temps de l’élévation ni de la grande gloire, et il s’est mis à le dire sous toutes les formes les plus agréables, les plus flattées. Il y a, dans les situations qu’il offre, une gentillesse d’esprit et, le dirai-je ? de sensualité sans libertinage. Ces petites pièces servent à merveille d’accompagnement, de chatouillement et de conseil même aux gens de nos jours dans leurs propres petites passions. On raconte qu’au sortir du Mariage d’inclination, une jeune fille, se jetant tout d’un coup dans les bras de sa mère, lui avoua qu’elle devait se faire enlever le lendemain par quelqu’un qu’elle aimait. Et le lendemain la mère et la fille ensemble allaient remercier M. Scribe de sa leçon, de son triomphe. — « Nos amours ont été très courts et très purs, madame ; vous m’avez très peu donné, vous m’aviez même assez peu promis. Je n’ai donc pas à me plaindre, et vous pouvez porter très haute et très fière votre tête toujours charmante. Mais une fois pourtant, une seule fois, vous m’avez de vous-même saisi tout d’un coup et pressé bien tendrement la main ; et c’était en loge au Gymnase, à la fin d’une Faute. » J’arrache cette page d’aveu du calepin d’un ami. — Oui, c’est bien là, c’est à quelqu’une de ces jolies pièces qu’on va de préférence le soir où l’on n’est ni trop égayé, ni trop guindé ; après un dîner où l’on n’était pas seul, où l’on n’était pas plusieurs, on va voir la Quarantaine. Et l’on en sort pas trop ému, pas trop dépaysé, comme il sied à nos passions d’aujourd’hui, à nos affaires.

Mais voilà que je parle de ces impressions comme du présent, et c’est déjà du passé : le monde, pour qui peignait M. Scribe au Gymnase, était celui des dix dernières années de la restauration, monde depuis fort dérangé. Le moment d’entière fraîcheur pour le genre ne dura que tant que Madame donna au théâtre son nom.

On dira, et on l’a dit, qu’il n’y a rien de littéraire dans le genre, qu’il ne saurait y avoir rien de sérieusement vrai dans une comédie qui s’entremêle et se couronne par le couplet convenu, par le flon flon militaire ou sentimental :

Du haut des cieux, ta demeure dernière,
Mon colonel, tu dois être content[3]

Ou encore :

Que j’suis heureux ! c’ruban teint de mon sang
Va me servir pour acheter les vôtres[4].

On a relevé et souligné à la lecture quelques incorrections de dialogue qui échappent en causant. J’y relèverais plutôt bien des plaisanteries un peu banales, des bons mots tout faits et déjà entendus sur les députés, les grandes dames, les maris, les amoureux, les banquiers. Ce serait commun dans un salon ; à la scène, cela va et réussit toujours. L’auteur ne dédaigne aucun de ces traits qui courent ; il les ravive par l’emploi. Ce sont de petites pierres fausses dont, à part, on ne donnerait pas un denier, mais ici bien montées et qui font jeu. Et d’ailleurs il y en a d’autres à côté de meilleur aloi, naturelles, appropriées ; car, chez M. Scribe, la récidive est perpétuelle. Tout cela se suit, s’enchâsse, tout cela brille et remue à merveille, diamans ou verroteries, mais bien portés par une femme vive et mouvante : on y est pris. Chez Marivaux, à qui on l’a comparé, le mot courant est, je crois, beaucoup plus perlé et plus constamment neuf. La diction se soigne toujours : Marivaux a écrit Marianne.

La vraie nouveauté dramatique de M. Scribe me paraît consister dans la combinaison et l’agencement des scènes ; là est sa forme originale, le ressort vraiment distingué de son succès ; là il a mis de l’art, de l’étude, une habileté singulière, et son invention porte surtout là-dessus. Il a su nouer avec trois ou quatre personnages des comédies qui ne languissent pas un seul instant[5].

Dans sa longue et prodigieuse pratique, dans son association passagère et ses mariages d’esprit avec tant d’auteurs, il est arrivé à connaître à fond le tempérament dramatique et le faible d’un chacun. Il excelle à décomposer le ressort principal, la situation qui, plus ou moins déguisée, revient presque toujours dans chaque talent. Chez tel auteur comique (notez bien), c’est dans chaque pièce un personnage inconnu, mystérieux, qui revient et qui donne lieu à toute une variété d’incidens ; chez tel autre, c’est une épreuve, un semblant auquel on soumet un personnage ; pour le guérir d’un défaut, par exemple, on feindra de l’avoir[6]. M. Scribe, comme tous, a sa forme favorite sans doute, mais il la dissimule mieux que personne, et il déjoue par sa variété. Son théâtre, à le bien analyser, se réduirait probablement à quatre ou cinq situations fondamentales, auxquelles il a mis toutes sortes de paravens et de toilettes diverses. Mais ce serait à lui de nous donner sa clé et de nous dire son secret. Je ne m’y hasarderai pas. S’il fallait pourtant proposer absolument ma conjecture, je dirais qu’un de ses grands arts est de prendre en tout le contre-pied juste de ce qui semble et de ce qu’on attend (le plus beau Jour de ma Vie). Ainsi, dans son discours à l’Académie, n’a-t-il pas eu l’air de prétendre que le théâtre est juste le contre-pied de la société ? Là donc où d’autres ne verraient que matière à un bon mot assez piquant, lui il placera tout le pivot d’une pièce ; il fait tout pirouetter, à force de combinaisons, ingénieuses, autour d’un paradoxe extrême qu’on ne croyait pas de force à tant supporter.

La nature humaine, après cela, s’arrange comme elle peut de ces symétries de cadres, de ces entre-deux de portes, de ces revers miroitans. Vue en elle-même et prise indépendamment de la scène, l’auteur paraît en avoir assez médiocre souci. Il la taille au besoin, il la rogne en bien des sens ; mais comme c’est à la mode du jour, comme c’est dans le goût de la dernière saison, comme Mlle Palmire, si elle faisait au moral, ne couperait pas mieux, tout passe, et on fait mieux que laisser passer, on applaudit. Ce Longchamp de la scène, sous sa main, s’est déjà renouvelé bien des fois. Dites, ô vous qui vous montrez les plus sévères, une telle comédie ne ressemble-t-elle pas assez bien aux femmes de Paris elles-mêmes, à ces femmes délicates, élégantes, de haut comptoir ou de boudoir, qui n’ont rien de l’entière beauté à les regarder en détail, grêles, pâles, de complexion peu franche : mais, avec un rien d’étoffe, comme elles paraissent ! comme elles s’arrangent ! elles sont charmantes. Tel qu’il est, ce théâtre de M. Scribe au Gymnase, il a fait vite le tour du monde. On le jouera l’année prochaine à Tombouctou, disait M. Théophile Gautier. On le joue dès à présent à l’extrémité de la Russie, aux confins de la Chine. À Tromsoe, dernière petite ville du nord en Scandinavie, au milieu des montagnes de glace, chaque hiver on représente la Marraine et le Mariage de Raison. Dès qu’il y a quelque part un essai de société qui veut être moderne, élégante, on joue du Scribe. Paris et Scribe pour eux, c’est tout un.

Quelle sera la valeur finale et durable de ce théâtre à côté de ceux de Dancourt, de Marivaux, de Sedaine et de Picard ? À d’autres de prononcer. Je sais de graves admirations, des suffrages imposans. Si M. de Schlegel prisait si fort le Solliciteur, nous avons vu M. Jouffroy (qu’il nous pardonne de le trahir), au plus beau de ses platoniques leçons, et dans son esthétique de 1826, placer très haut l’Héritière. Un célèbre critique, et dont l’inépuisable saillie, nourrie d’expérience, fait désormais autorité, M. J. Janin, a semblé depuis quelque temps déclarer une guerre si vive à ce genre de comédie, que c’est pour elle encore un succès. Sans doute, Picard, qu’on oppose souvent, est de ce qu’on peut appeler une meilleure littérature que M. Scribe, d’une façon plus franche, plus ronde, plus naturelle, qui découle plus directement du Le Sage, et qui n’a pas l’air de faire niche à Molière. Mais il faut tout dire, cette espèce de bon goût qui retranche certains raffinemens, cette sorte de descendance plus légitime, plus reconnue, qui vous fait tenir avec honneur à la suite des chefs-d’œuvre du passé, n’est pas toujours une ressource en avançant : c’est même quelquefois une gêne. Son premier feu jeté, et une fois hors de son théâtre Louvois, Picard devint faible d’assez bonne heure ; il se répéta, il s’usa vite. Les ruses dramatiques de M. Scribe, ses ingrédiens, comme vous voudrez les appeler, le soutiennent bien mieux. Picard le savait ; il professait, m’assure-t-on, pour son jeune et brillant héritier, une admiration, une adoration presque naïve. Pour tout dénouement, pour tout expédient dramatique dont quelque auteur était en peine : « Allez le trouver, disait-il, il n’y a que lui pour vous tirer de là. »

Pour résumer d’un mot ma pensée sur tous deux, le Molière de Picard était tout simplement Molière ; le Molière de M. Scribe, c’est plutôt Beaumarchais.

La fertilité est une des plus grandes marques de l’esprit. Faire des pièces pour M. Scribe a pu paraître chez lui, dans les années premières, un métier en même temps qu’un talent ; mais depuis, à voir le nombre croissant et le bonheur soutenu, il faut reconnaître que c’est désormais son plaisir et sa fantaisie, que c’est devenu sa nécessité et sa nature. Dans tout ce qu’il voit, dans tout ce qu’il lit, dans l’esprit de chaque collaborateur, je me le figure guettant une pièce au passage, une situation ; c’est sa chasse à lui. Parfois il a besoin qu’on le mette sur la piste d’une idée ; il lit alors tel mauvais ouvrage manuscrit qui n’aurait nulle valeur en d’autres mains ; mais cela lui tire l’étincelle, l’idée qu’il exécute, et que souvent le collaborateur adoptif ne reconnaîtrait pas.

Prendre partout ses sujets, ses idées, ses mots, dès qu’on voit qu’ils vont à la forme, au cadre voulu, prendre partout son bien à tout prix pour le rendre ensuite sur le théâtre à tout le monde, c’est ce qu’ont fait, grands et petits, tous les vrais dramatiques, et très légitimement M. Scribe est encore bien dramatique en ce point.

Il a ainsi en réserve toujours une quantité de plans en portefeuille, une quantité de ressorts démontés dans son tiroir. Il en choisit tantôt l’un, tantôt l’autre, et dès-lors il ne pense plus qu’à celui-là. Six semaines d’un voyage en calèche à travers la Belgique ou le long du Rhin, glaces ouvertes, lui suffisent d’ordinaire pour son plus long chef-d’œuvre, pour la pièce en cinq actes et sans collaborateurs.

Il envoie quelquefois au théâtre acte par acte, tant il est sûr de son économie et de son plan. On peut même lire en marge du manuscrit la tâche de chaque journée : Je me suis arrêté là à telle heure ; ce qui trahit l’ordre, même dans la verve.

Positif et sage (ce qui est un trait de mœurs littéraires à noter), laborieux et jouissant (ce qui est un trait commun aujourd’hui), il s’est dérobé toujours aux ovations de l’engouement et de ce qu’il aurait plus le droit que bien d’autres de nommer la gloire. Il paraît de tout temps s’être très peu préoccupé de la presse, qu’on ne l’a vu braver ni solliciter. Il ne faut peut-être pas lui en faire trop d’honneur : il y a un certain degré de fécondité heureuse qui ne permet pas de s’inquiéter des critiques et des aiguillons du dehors. On est vite consolé, même d’un échec, quand on se sent en fonds de revanches ; le plaisir d’aller et de faire couvre tout. C’est quand la conscience intime nous dit qu’on va être à bout, qu’on devient regardant pour les autres et susceptible pour soi. Il a une liste de toutes ses pièces. Nous ne savons que les succès ; mais il y en a une quantité qui sont tombées, et quelques-unes à tort, dit-il. Toute victoire s’achète avec des morts. Il pourrait y avoir bien des secrets dramatiques et aussi bien de la philosophie dans le commentaire d’un tel tableau.

Nous avons laissé M. Scribe à sa seconde manière, à celle du Gymnase ; on pouvait croire, après l’échec du Mariage d’argent aux Français, qu’elle resterait chez lui définitive. Mais juillet 1830 arriva. Au milieu de tant de grandes secousses et de grandes ruines, le théâtre honoré du nom de Madame reçut un certain ébranlement. On se demanda si ce serait après comme avant, et si les mêmes nuances auraient du prix. Tout se rassit pourtant, le frais théâtre continua de fleurir ; mais M. Scribe comprit, avec son tact rapide, qu’il avait une nouvelle veine, et plus forte, à exploiter. Laissant donc cette scène gracieuse qu’il avait fondée aux soins de ses plus réels collaborateurs et de ses successeurs très dignes, M. Bayard, M. Mélesville, il revint à la charge vers le Théâtre-Français, et s’attaqua hardiment au vice politique, ce nouveau ridicule tout récemment démasqué. Il ouvrit la brèche dans Bertrand et Raton (novembre 1833), et récidiva avec plus ou moins de bonheur dans les quatre ou cinq pièces suivantes, et en particulier dans les Indépendans, dans la Calomnie, et l’autre soir en tout éclat dans le Verre d’eau. Sous la restauration, à le juger par ses œuvres, M. Scribe n’avait guère de passion politique, et son couplet libéral très léger, ses guerriers et ses lauriers, n’étaient çà et là que l’indispensable pour panacher ses pièces. Mais ici, à l’insistance, à la vivacité de son attaque, on sent une sorte d’inspiration morale, une conviction qui n’est peut-être autre que le mépris très cordial de ceux qu’il met en jeu.

La physionomie des principales pièces de lui, données aux Français, différe notablement de l’air de ses pièces du Gymnase. La grace recouvrait celles-ci ; la corruption mignonne de l’espèce y était corrigée par des teintes de sentiment, et y devenait tout avenante :

Les vices délicats se nommaient des plaisirs.

En portant décidément sur un plus grand théâtre sa manière ingénieuse et si long-temps rapetissante, M. Scribe en a changé moins le principe que l’application et les proportions ; il était difficile qu’il en advînt autrement ; même en se renouvelant, on se continue toujours. Au lieu de rapetisser de moyennes et gracieuses parties, il en rapetisse hardiment de plus grandes. Philosophiquement, a-t-il tort ? il aurait encore raison dramatiquement. Dans les proportions où son paradoxe s’est produit sur ces sujets plus graves, il a touché mainte fois à l’odieux, et, à force d’art, il a su l’esquiver. En montrant de fort vilaines choses, il ne révolte pas, comme n’ont jamais manqué de faire nos amis les romantiques ; il donne le change en amusant. Mais plusieurs de nos remarques trouveront mieux place à propos du Verre d’eau, dont il est temps de dire quelque chose.

Et d’abord, pourquoi le Verre d’eau ? M. Scribe a observé que les titres directs, les caractères affichés aux pièces tels que l’Ambitieux, les Indépendans, sont une difficulté de plus aujourd’hui, une sorte de programme proposé d’avance au public impatient qui le conçoit à sa manière, et trouve volontiers que l’auteur ne le remplit pas à souhait. La Calomnie aurait peut-être été mieux jugée s’il l’avait intitulé les Échos ; il a donc pris son titre de biais, comme il prend la comédie elle-même.

Le sujet en est historique, mais c’est à peine si on ose reprocher à l’auteur de n’avoir pas tenu compte de l’histoire, tant il est évident qu’il n’y a cherché qu’un prétexte, et n’y a taillé qu’à sa guise. L’usage et le cas que M. Scribe a toujours faits de l’histoire à la scène, lui donnent un trait d’exception de plus entre les autres auteurs plus ou moins dramatiques du jour, dont la prétention et la marotte sont d’observer la couleur dite locale, et de rester fidèles à l’époque. Chose remarquable ! tout ce mouvement soi-disant historique et romantique au théâtre et à côté du théâtre, tout ce travail estimable, ingénieux, qui a rempli et animé les dernières années de la restauration, M. Scribe ne s’en est pas plus inquiété que du torrent qui passe ; il a continué son train d’homme du métier, se laissant dédaigner des grands novateurs et sentant bien qu’il avait en lui le ressort, le seul ressort qui joue au théâtre. Tout le reste, on l’a trop vu en effet, n’était que critique, système, étude préparatoire éternelle.

Ainsi donc, que la reine Anne, qui monta sur le trône à trente-huit ans, en ait eu quarante-quatre ou quarante-cinq à l’époque où Mlle Plessy nous la rend si flattée et si jolie ; que son mari le prince George de Danemarck (effectivement très nul) soit réputé n’avoir jamais existé ; que la duchesse de Marlborough se trouve incriminée à tort sur le chapitre de la chasteté qu’elle eut toujours irréprochable, peu importe à M. Scribe, qui ne s’est servi de tous que comme de marionnettes à son dessein de la soirée. Mais une reine, mais une noble femme à gloire historique, n’est-ce pas une profanation que de les commettre ainsi après coup dans des intrigues improvisées ? Pas d’hypocrisie ; parlons franc. En tout genre, les personnages célèbres morts ne sont-ils pas des marionnettes aux mains des vivans ? Cet orateur exalte Bonaparte dont il a besoin aujourd’hui dans sa péroraison, ce critique vante fort le poète défunt dont il se prévaut pour son système. Le moraliste inexorable l’a dit : « Nos actions sont comme les bouts-rimés, que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît. » Et ce ne sont pas nos actions seulement qui sont ainsi, ce sont nos noms, quand on a le malheur d’en laisser un.

La donnée de la pièce est toute voltairienne, comme le répétait derrière moi un voisin chez qui ce mot n’était pas sans injure. Le chapitre des grands effets provenant de petites causes reparaît chez Voltaire à chaque page et brodé de toutes les variations. Dans Sémiramis même, par la bouche d’Assur il a dit :

Ce que n’ont pu mes soins et nos communs forfaits,
...................

Un oracle d’Égypte, un songe l’exécute.
Quel pouvoir inconnu gouverne les humains !
Que de faibles ressorts font d’illustres destins !

Et dans le cas présent, au chapitre XXII du Siècle de Louis XIV, parlant des rivalités de la duchesse de Marlborough et de sa cousine milady Masham : « Quelques paires de gant d’une façon singulière, dit-il, qu’elle refusa à la reine, une jatte d’eau qu’elle laissa tomber en sa présence, par une méprise affectée, sur la robe de madame Masham, changèrent la face de l’Europe. » Le grave Pascal n’avait pas pensé autre chose quand il a parlé du petit nez de Cléopâtre. À la scène, Picard a déjà tiré parti d’une idée approchante dans les Marionnettes et dans les Ricochets.

Est-il sérieusement besoin de discuter cette idée et de la réduire à ce qu’elle a de vrai ? Les petites causes seules n’enfantent pas sans doute les grands évènemens, elles n’en amassent pas la matière ; mais elles servent souvent à y mettre le feu, comme la lumière au canon : faute de quoi, le gros canon pourrait rester éternellement chargé, sans partir. Au théâtre, on exagère toujours ; on met en saillie et on isole le point voulu. M. Scribe l’a fait ici et n’a montré qu’un côté ; il a poussé au piquant, et il y a atteint. On se prête à l’exagération tant qu’elle amuse.

Nous venons trop tard pour une analyse ; nous voulons surtout constater le fait accompli, très amusant, ce qui est si rare parmi les faits accomplis. La pièce n’a pas cessé un instant de marcher, de courir, en tenant en haleine l’intérêt. Il y aurait toutes sortes de critiques à y adresser, et qui seraient justes, et on les a faites la plupart sans nous. Ce petit Masham aimé de trois femmes qui se l’arrachent, et qui n’a rien fait pour cela, est un peu bête ; mais le moyen de ne l’être pas quand on est ainsi adonisé ? Avec son protecteur inconnu, il m’a rappelé un moment le Létorière de M. Eugène Sue, dont il n’a la grace ni la fantaisie. Décidément ce petit Masham si adoré est un personnage sacrifié : en niaiserie et en bonheur il reproduit l’Edmond de Varennes de la Camaraderie. On a relevé un mot hardi et très bien placé : Au prix coûtant, comme emprunté d’ailleurs. Cet autre mot : Je n’en suis encore qu’à l’admiration, est un emprunt également. M. Scribe pique de ces mots-là tout faits dans son dialogue, comme on ferait une épingle à brillant. Mais, ainsi qu’on l’a dit plus haut, il suffit que l’épingle soit bien placée et bien portée.

Trois scènes principales, et qui font nœud, me paraissent excellentes et d’un comique très net, très vigoureux : ce sont celles de Bollingbroke avec la duchesse, au premier, au second, et au quatrième acte, lorsque, maître de son secret, il se fait fort, par trois fois, de la contraindre à le servir. Entre le roué spirituel, impudent, et la favorite, dont Mlle Mante représente parfaitement l’ambition assez robuste et peu ébranlable, le feu de riposte est vif, serré, nourri ; ils se rivent chacun leur clou, comme on dit, avec une prestesse et une justesse qui fait oublier l’ignoble du fond. L’action chaque fois en ressort comme remontée. Une plume des plus en vogue a écrit à ce propos que la comédie de M. Scribe se composait de trois vaudevilles nattés à la suite l’un de l’autre. Si c’est, comme je le crois, de ces trois scènes qu’on a entendu parler, il faut ajouter que ces endroits nattés le sont d’une bien étroite manière. Ce triple nœud fait la meilleure, la plus solide partie de la pièce, et pour prendre une image sans épigramme et plus d’accord avec l’escrime en question,

L’acier au lieu de sa soudure,
Est plus fort qu’ailleurs et plus ferme.

Il faut louer aussi, comme d’un comique très savant et pourtant naturel, cette complication de trois femmes, toutes les trois férues au cœur pour un seul, tellement que, dès qu’on les touche où l’amour les pique, l’une faiblit et les deux autres regimbent. Et celle qui faiblit, c’est la femme forte, et celles qui regimbent, qui acquièrent tout d’un coup du caractère, ce sont celles qui n’en ont pas. Quoi de plus joli et de plus franc que ce mot soudain de la reine, qu’elle lance à la duchesse, sur le chiffre des millions qu’a coûtés la prise de Bouchain, sur le chiffre des morts qu’a coûtés la victoire de Malplaquet ? Quand on lui avait raconté ce détail, elle n’avait pas écouté, ce semble, tant sa pensée était ailleurs ; mais voilà que sa jalousie en éveil a intérêt à s’en ressouvenir, et il se trouve qu’elle a entendu comme après coup ; elle se ressouvient.

Le cinquième acte est de beaucoup le moins bon, le plus factice, celui qui rappelle le plus les conclusions de vaudeville ou d’opéra-comique. Il ne s’agit plus que de pourvoir au bonheur des petits amans, et cela sans que la reine se doute qu’elle est trompée et qu’ils s’aiment. L’auteur a dépensé une grande dextérité de mise en scène, d’entrées et de sorties, de cabinets dérobés, autour de ce but qu’il obtient finalement et que le spectateur remarque assez peu. Mais le succès est décidé par les quatre premiers actes, et le cinquième roule de lui-même en vertu de l’impulsion donnée. En somme, dans cette pièce qui rejoint le brillant succès de Bertrand et Raton, et qui le mérite par l’action perpétuelle et par quelques scènes également fortes, M. Scribe achève de prouver qu’il suffit à toutes les conditions de la scène française où il a pied désormais plus que personne. Or, s’il y était entré dès 1820, si les dix années qu’il a passées ailleurs et qu’il n’a certes pas perdues, il les eut là employées en tentatives multipliées, en perfectionnemens plus larges, que serait-il arrivé ?

Profitons du moins de ce que nous avons, sans trop regretter ce qui aurait pu être, et sans chicaner notre rire, qui est si rare. La comédie devient chose bien difficile de nos jours ; il y a toutes sortes de raisons à cela. La réalité surtout lui fait une rude concurrence tout à l’entour. Si cette réalité n’était qu’affreusement triste, on trouverait encore moyen de s’en tirer ; mais elle réunit à une tristesse profonde tous les caractères de contradictions et de ridicules, et tellement en grand qu’on n’arrive au théâtre que bien blasé. Le fort du spectacle est ailleurs. Je préciserai ma pensée par un exemple. Il y a quelque temps, on jouait aux Français la pièce de Latréaumont ; à un certain endroit, les auteurs avaient mis une scène de conspiration très burlesque, où le héros seul et surpris s’empare d’une patrouille qui le devrait arrêter. Mais au même moment l’échauffourée de Boulogne avait lieu, et on la jugeait au Luxembourg. La conspiration à la scène avait le dessous, et ne paraissait plus qu’un froid plagiat. Eh bien ! à chaque instant c’est ainsi. M. Scribe, en mettant à la scène les grands effets en politique produits par les petites causes, avait à lutter tout à côté contre une concurrence presque pareille, contre les grandes causes produisant avec éclat de bien petits effets. Depuis que Voltaire a été détrôné sans retour par la philosophie de l’histoire, et qu’il est convenu que la Fronde ne saurait se reproduire sous d’autres formes, nous succombons sous les grandes causes qu’on met en avant, et selon lesquelles on fait manœuvrer après coup l’humanité : le présent seul fait défaut jour par jour à cette grandeur. Dans le drame politique qui se joue presque en regard du Verre d’eau, il y a de ces conditions réunies de tristesse et de contradictions en grand dont je parlais tout à l’heure, et qui seraient capables d’éclipser même la haute comédie. Sachons gré à M. Scribe, dans le genre qui lui appartient et qu’il augmente, de s’en être tiré avec tant d’honneur.


Sainte-Beuve.
  1. Au coin d’une autre rue moins bourgeoise, que notre parler délicat ne permet plus de nommer.
  2. M. Regnier, M. Samson, par exemple.
  3. Michel et Christine, scène XV.
  4. Mariage de raison, acte II, scène V.
  5. On a essayé d’indiquer quelque chose de ce mécanisme intérieur à propos de La Calomnie, où il est surtout apparent. (Revue des Deux Mondes du 1er mars 1840, page 734.)
  6. Vérifier ce cas, si l’on veut, sur les pièces de M. Étienne, et le cas précédent sur les pièces de M. Alexandre Duval.