Poètes et romanciers modernes de la France/Eugène Sue



POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XL.
M. EUGÈNE SUE.
JEAN CAVALIER.[1]

On commença à répéter souvent, parce qu’en effet cela devient chaque jour plus sensible, que la littérature de ces dix dernières années se sépare de celle de la restauration par des traits fort tranchés et par une physionomie qui marque véritablement une nouvelle époque. Sous la restauration, il y avait plus de régularité et de prudence, même dans l’audace, ce qui faisait scandale était encore relativement décent. L’antagonisme régnait assez exactement entre les écoles littéraires comme entre les partis politiques ; c’étaient des batailles à peu près rangées ; l’on y pouvait remarquer de la discipline et une sorte d’évolution dans l’ensemble. Les questions de forme ne se séparaient pas des questions de fond ; la joûte se passait dans un camp tracé. Il est arrivé au moment de la rupture ce qui arrive dans l’orage à un lac ou à un bassin que l’art ne défend plus. Toutes les écluses ont été lâchées, et les ruisseaux aussi. La haute mer a fait invasion, et les bas-fonds ont monté. Il a fallu quelques années pour que, dans les flux et reflux de cette étendue confuse, on retrouvât un niveau et de certaines limites. En attendant, une foule de pavillons plus ou moins aventureux ont fait leur entrée, ont imposé et illustré leurs couleurs. Aujourd’hui, quand on veut reconnaître cette rade immense (si rade il y a), l’aspect a tout-à-fait changé.

Dès les premiers jours de 1831, sous la rubrique assez énigmatique de Plik et Plok, un nouveau venu se glissait, un peu en pirate d’abord ; mais qu’importe ? Une fois entré, il le disait lui-même, il était bien sûr de s’y tenir, d’y jeter l’ancre ; et il l’a prouvé.

Depuis 1831, M. Eugène Sue n’a cessé de produire ; ses nombreux romans se pourraient distinguer en trois séries : romans maritimes, par lesquels il a débuté (Atar-Gull, la Salamandre, etc., etc.), romans et nouvelles de mœurs et de société (Arthur, Cécile, etc., etc.), romans historiques enfin (Latréaumont, Jean Cavalier). Le roman maritime l’ayant mené à étudier l’histoire de la marine française, cette histoire elle-même l’a conduit bientôt à se former, sur le règne et le personnage de Louis XIV, certaines vues particulières. Ce sont ces vues qu’il poursuit et met en action dans Latréaumont et dans Jean Cavalier. Nous avons à examiner aujourd’hui ce dernier ouvrage, remarquable, intéressant, et traité avec conscience. Ce nous est une occasion, trop retardée, de tâcher auparavant de saisir en général le caractère du talent de M. Sue.

M. Sue représente pour moi assez fidèlement ce que j’appellerai la moyenne du roman en France depuis ces dix années ; il la représente avec distinction, mais sans un cachet trop individuel et sans trop d’excentricité, tellement que c’est l’époque même qui semble plutôt lui imprimer son cachet à elle. M. de Balzac certes, en de curieuses parties d’observation chatoyante et fine, offre un échantillon incomparablement exquis du genre (bon ou mauvais) du moment ; mais ce n’a été que par endroits qu’il a paru saisissable, et il échappe vite par des écarts et des subtilités qui ne sont qu’à lui. Parmi les romanciers féconds, M. Frédéric Soulié encore a trouvé bien des veines (quelconques) du genre actuel, et les a poussées, les a labourées avec ressource et vigueur ; mais chez lui, trop souvent, à travers le mouvement incontestable, où est la finesse ? M. Sue, si l’on prend l’ensemble de ses œuvres et si l’on se représente bien la famille de romans dont il s’agit, se trouve en combiner en lui l’esprit, la mode, la fashion, l’habitude, avec distinction je l’ai dit, avec sang-froid, avec fertilité, avec une certaine convenance. À tel ou tel de ses confrères célèbres, il a laissé le droit de déraison ; lui, s’il se jette dans l’excès de crudité, c’est qu’il l’a voulu. Sa plume se possède, et il possède sa plume. Sans prendre la peine d’entrer précisément dans la conception laborieuse de l’art, il s’est trouvé par position à l’abri du mercantilisme littéraire. S’il n’a pas d’ordinaire composé avec une concentration très profonde, il a presque toujours fait avec soin. Il n’a obéi à d’autre nécessité qu’à son goût personnel d’observer et d’écrire ; jusque dans ses productions les moins flatteuses, on sent de l’aisance.

Sa première spécialité semblait être le roman maritime, mais il ne s’y est pas renfermé. Il s’agissait pour lui, à son début, de se faire jour dans le monde littéraire par quelque chose d’original et qui attirât l’attention. Il savait la mer, du moins il l’avait tenue à bord d’un vaisseau de l’état durant six mois[2] ; il avait rangé bien des côtes. Il exploita, en homme d’esprit et d’imagination, ses rapides voyages et les impressions dont sa tête était remplie. Le Pilote et le Corsaire rouge de Cooper avaient mis le public français en goût de cette vie de périls et d’aventures ; on admirait à chaque salon Gudin. M. Sue se dit que, lui aussi, il pourrait arborer et faire respecter le pavillon. Le genre qu’il importait chez nous fut à l’instant suivi et pratiqué avec succès par plusieurs ; les juges compétens paraissent reconnaître que de nos romanciers de mer le plus exact à la manœuvre est M. Corbière. Je crois que M. Sue ne visait d’abord qu’à une exactitude suffisante ; il écrivait avant tout pour Paris ; son ambition était moins de remplir le Havre que de remonter la Seine. Ce n’est jamais pour les vrais bergers qu’on écrit les idylles. Depuis il a fortifié ses études de marine en les dirigeant sérieusement sur l’histoire de cette branche importante. Par malheur l’historien doit être comme la femme de César, ne pas même pouvoir être soupçonné d’infidélité. M. Sue avait été trop évidemment et trop habilement conteur pour ne pas mériter un premier soupçon. On ne lui a peut-être pas assez tenu compte jusqu’ici de son second effort. Nous-même, en ce moment, nous n’irons pas avec lui au-delà du romancier. À celui-ci du moins l’honneur d’avoir le premier risqué le roman français en plein Océan, d’avoir le premier comme découvert notre Méditerranée en littérature !

Mais, encore une fois, ce n’était là pour lui qu’un acheminement, qu’une forme d’introduction, et M. Sue visait surtout à exprimer certains résultats de précoce et fatale expérience, certaines vérités amères et plus qu’amères que l’excès seul de la civilisation révèle ou engendre. Parmi ses amateurs de mer, ceux de sa prédilection comme Zsaffie, Vaudrey, l’abbé de Cilly, Falmouth, sont des hommes déjà brûlés par toutes les irritations des cités. Ainsi, bien vite chez lui, et dès la Salamandre, le vaisseau ne devint autre chose qu’une diversion et un cadre au spleen, un yacht de misanthropie ou de plaisance, une manière de vis-à-vis du Bois ou du Jockey-Club.

La génération spirituelle, ambitieuse, incrédule et blasée, qui occupe le monde à la mode depuis dix ans, se peint à merveille, c’est-à-dire à faire peur, dans l’ensemble des romans de M. Sue. Lord Byron était un idéal ; on l’a traduit en prose ; on a fait du don Juan positif ; on l’a mis en petite monnaie ; on l’a pris jour par jour à petites doses. Beaucoup des personnages de M. Sue ne sont pas autres. Le désillusionnement systématique, le pessimisme absolu, le jargon de rouerie, de socialisme ou de religiosité, la prétention aristocratique naturelle aux jeunes démocraties et aux brusques fortunes, cette manie de régence et d’orgie à froid, la brutalité très vite tout près des formes les plus exquises, il a exprimé tout cela avec vie souvent et avec verve dans ses personnages. L’espèce très exacte, et avec ses variétés, si elle se perdait un jour, se retrouverait en ses écrits ; et voilà comment je dis qu’il représente à mon gré la moyenne du roman en France.

Sans se faire reflet ni écho de personne en particulier, il s’est laissé couramment inspirer des divers essais et des vogues d’alentour, et en a rendu quelque chose à sa manière. En un mot, la gamme du roman moderne est très au complet chez lui, et en même temps aucun ton trop prédominant n’y étouffe les autres.

Est-ce une nature vraie, légitime, une société saine qu’a exprimée M. Sue ? Non assurément, et il le sait bien. Mais j’ose affirmer que c’est une société réelle. De braves gens qui vivent en famille, des hommes sérieux régulièrement occupés, des personnes du monde tout agréables et qui ne veulent pas être choquées, peuvent dire « Où trouve-t-on de tels personnages ? Ils n’existent que dans le drame moderne ou dans le roman. » Je ne nie pas qu’il n’y ait maintefois de la charge et du cumul dans l’expression ; mais, pour prendre le meilleur selon moi, le plus habile et le plus raffiné des romans de mœurs de M. Sue, Arthur par exemple, je dis que le personnage est vrai et qu’il y a de nos jours plus d’un Arthur.

Et, avant tout, qu’on me permette une remarque que j’ai eu très souvent occasion de faire en ce temps où la littérature et la société sont dans un tel pêle-mêle, et où la vie d’artiste et celle d’homme du monde semblent perpétuellement s’échanger. S’il devient banal de redire que la littérature est l’expression de la société, il n’est pas moins vrai d’ajouter que la société aussi se fait l’expression volontiers et la traduction de la littérature. Tout auteur tant soit peu influent et à la mode crée un monde qui le copie, qui le continue, et qui souvent l’outrepasse. Il a touché, en l’observant, un point sensible, et ce point-là, excité qu’il est et comme piqué d’honneur, se développe à l’envi et se met à ressembler davantage. Lord Byron a eu depuis long-temps ce rôle d’influence sur les hommes ; combien de nobles imaginations atteintes d’un de ses traits se sont modelées sur lui ! Depuis ç’a été le tour des femmes ; l’émulation les a prises de lutter au sérieux avec les types, à peine apparus, d’Indiana ou de Lelia. Je me rappelle avoir été témoin, certain soir et dans un hôtel de la meilleure compagnie, d’un drame domestique réel très imprévu, et qui justifiait tous ceux de Dumas. Un magistrat m’a raconté qu’ayant dû faire arrêter une femme mariée qui s’enfuyait avec un amant, il n’en avait pu rien tirer à l’interrogatoire que des pages de Balzac qu’elle lui récitait tout entières. Au temps de D’Urfé une société allemande se mit à vivre à la manière des bergers du Lignon. C’est toujours le cas de dire, même quand ce sont si peu des Ménandre : Ô vie ! et toi Ménandre, lequel des deux a imité l’autre ?

Beaucoup des personnages de M. Sue sont donc vrais en ce sens qu’ils ont, au moins passagèrement, des modèles ou des copies dans la société qui nous entoure. Mais, pour l’aborder plus à l’aise avec ma critique, je la concentrerai d’abord sur Arthur, qui est un roman tout-à-fait distingué et où il y a fort à louer, tant pour la connaissance morale que pour la façon. Arthur, doué de toutes les qualités de la naissance, de la fortune, de l’esprit et de la jeunesse, Arthur, doué d’une puissance rare d’attraction et du don inappréciable d’être aimé, a reçu de bonne heure, d’un père misanthrope, un ver rongeur, la défiance ; la défiance de soi et des autres. Les mortelles leçons de ce père trop éclairé et inexorable d’expérience ne sont, selon moi encore, que trop vraies (je parle en général) ; c’est du La Rochefoucauld développé et senti, c’est du Machiavel domestique ; bien des pages du chapitre intitulé le Deuil ont même de certains accens de morose éloquence. Mais cette science amère, ce résidu et comme cette cendre de la vie, que ce père imprudent de sa main mourante sème au cœur de son fils, va petit à petit l’empoisonner. Ce scepticisme corrosif, distillé goutte à goutte dans le vase récent, se retrouvera au fond de tout. Avant de quitter le château paternel, Arthur aimait sa cousine Hélène, pauvre, mais belle, digne et pure, et qui elle-même l’aimait. Il s’enchante insensiblement près d’elle ; tous deux s’entendent sans se le dire ; puis vient l’aveu : ils vont s’épouser. À ce moment une fatale pensée traverse l’ame d’Arthur ; les avis funèbres de son père se réveillent, le germe de méfiance remue en lui : n’est-il pas dupe d’une feinte intéressée ? Est-ce bien lui en effet, ou sa fortune, qu’aime sa cousine Hélène ? Et Arthur tout d’un coup brise ce tendre cœur de jeune fille, sans pitié, avec un sang-froid odieux. Ce n’est là que le premier acte. Arthur vient à Paris ; il connaissait déjà la haute compagnie de Londres, et du premier jour il n’a rien de neuf dans notre monde élégant. Que de piquans et de gracieux portraits d’hommes et de femmes, M. de Cernay, Mme de Pënâfiel ! Celle-ci, adorable figure, femme à la mode aussi calomniée que courtisée, captive bientôt Arthur. Dès la première scène de l’aveu qu’elle-même lui fait (comme déjà avait fait Hélène), sa méfiance, à lui si poli, éclate presque brutale ; cela pourtant se répare ; il est aimé, il croit, il est heureux : les jours de soleil se succèdent. Puis tout d’un coup, au comble du bonheur, cette méfiance incurable, cette peur d’être dupe, revient plus féroce, et il renverse comme d’un coup de pied l’idole. Cette espèce de crime se renouvelle encore deux autres fois, et dans l’une des deux à propos non plus d’un amour de femme, mais d’une amitié d’homme. Les analyses qui précèdent et expliquent ces réveils frénétiques d’égoïsme sont parfaitement déduites et dans une psychologie très déliée, surtout pour les deux premiers cas : « C’était enfin une lutte perpétuelle entre mon cœur qui me disait : Crois, — aime, — espère…, et mon esprit qui me disait : Doute, — méprise, — et crains ! » Je ne puis indiquer en courant tout ce qu’il y a de parfait de manière et de bien saisi dans les observations et les propos de monde jetés à travers[3]. Arthur lui-même, à part ces cruels momens, est accompli de façon et presque charmant de cœur ; et cependant le dirai-je ? comme Vaudrey dans la Vigie, comme les moins bons des héros de l’auteur, il a de l’odieux ; on ne peut le suivre jusqu’au bout sans une impression écrasante ; après la récidive, et dès qu’on le voit incorrigible, il devient intolérable[4]. C’est qu’il ne suffit pas que le personnage et le caractère soient réels pour avoir droit à être peints. M. Sue me pardonnera de lui proposer toute ma pensée. Non, il n’est jamais permis à l’art humain d’être vrai de cette sorte ; quand même on aurait le sujet vivant, l’espèce sociale en personne sous les yeux, c’est là encore, si l’on peut dire, de l’art contre nature. Les grands et éternels peintres qui certes savaient le mal aussi, les Shakspeare, les Molière, l’ont-ils jamais exprimé dans ces raffinemens d’exception, dans cette corruption calculée ? Le mal tient-il cette place, à la fois première et singulière, dans leurs vastes tableaux ? La saine nature n’est-elle pas là tout à côté qui rejaillit aussitôt, qui retrempe et qui console ? Arthur n’est pas né méchant, mais il s’est rendu méchant. Or ce que Bossuet dit des héros de l’histoire, je le redirai à plus forte raison des héros du poème ou du roman : « Loin de nous les héros sans humanité ! Ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, comme font tous les objets extraordinaires, mais ils n’auront pas les cœurs. Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il mit premièrement la bonté, comme propre caractère de la nature divine, et pour être comme la marque de cette main bienfaisante dont nous sortons. La bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur et devait être en même temps le premier attrait que nous aurions en nous-mêmes pour gagner les autres hommes… Les cœurs sont à ce prix. » Ce qu’ici je traduirai de la sorte : la vraie gloire de l’art humain légitime est à ce prix.

Ce n’est pas à dire peut-être que le bien plus que le mal fasse le fond de l’humaine vie ; tout n’est que confusion et mélange. Non-seulement il y a le mal à côté du bien, mais l’un sort même souvent de l’autre. Pourtant l’art a été donné et inventé précisément pour aider au départ de ce qui est mêlé, pour réparer et pratiquer la perspective, pour orner et recouvrir de fresques plus ou moins récréantes le mur de la prison. On peut avoir, par devers soi bien des observations concentrées et comme à l’état de poison ; délayez et étendez un peu, vous en faites des couleurs ; et ce sont ces couleurs qu’il faut offrir aux autres, en gardant le poison pour soi. La philosophie peut être aride et délétère, l’art ne doit l’être jamais. Même en restant fidèle, il revêt et anime tout ; c’est là sa magie ; il faut qu’on dise de lui : C’est vrai, et pourtant que ce ne le soit pas.

D’abord jeune, en écrivant, si l’on est déjà piqué d’amère ironie, on voudrait étreindre toute la vérité, dire tout le mal qu’on devine, le proférer à la face du ciel et de la société avec dédain et colère. Plus tard, en avançant dans la vie, on voit qu’on ne peut dire assez, que le fond échappe toujours, que c’est inutile de trop presser. On se détend alors ; on consent, après avoir dit beaucoup, à s’envelopper, si on le peut, dans la grace, dans une sorte d’illusion idéale encore. Voyez la Colomba de Mérimée ; toute l’ironie s’y est voilée et y est redevenue comme virginale.

M. Sue sait tout cela aussi bien et mieux que nous, lui qui, dans Arthur même, nous a si bien motivé en deux endroits sa préférence pour Walter Scott sur Byron[5] ; lui qui nous dit encore par la bouche de son héros que, « si le monde pénètre presque toujours les sentimens faux et coupables, jamais il ne se doute un instant des sentimens naturels, vrais et généreux. » M. Sue ne nie pas les bons sentimens, mais plutôt leur chance de succès ici-bas. Il nous a permis au reste de suivre les diverses transformations de sa pensée sur cette question même. Il a débuté par une crudité systématique ; dans Brulart d’Atar-Gull, il a exprimé le mécompte violent poussé jusqu’à la rage contre l’humanité ; dans Zsaffie de la Salamandre, il a rendu l’ironie calculée qui va à tout flétrir. Avait-il bien dessein en cela, comme il le déclare dans la préface de la Vigie, d’amener, d’induire, par les critiques même qu’on lui ferait, le parti libéral et philosophique à reconnaître qu’il n’est pas de bonheur pour l’homme sur la terre si on lui arrache toute illusion ? C’était prendre une voie bien indirecte, on l’avouera, pour reconstruire ces illusions ; c’était frapper trop fort pour qu’on lui dît : N’allez pas si loin. Méthode scabreuse de faire marcher l’ilote ivre devant le Spartiate pour dégoûter celui-ci de l’ivresse ! Il faut être, avant tout, bien Spartiate pour être sûrement guéri. Quoi qu’il en soit, dans la préface d’Arthur, et auparavant dans celle de Latréaumont, l’auteur semble près de s’amender ; il ne croit plus au mal absolu ni à son triomphe inévitable sur le bien ; du point de vue plus élevé d’où il juge, « les illusions du vice lui paraissent, dit-il, aussi exorbitantes à leur tour que lui paraissaient jadis celles de la vertu. » L’auteur arrive évidemment à sa maturité d’éclectisme et de scepticisme. Ce progrès, cette rectification qui se manifeste déjà avec sincérité dans Arthur, doit profiter à M. Sue pour les futurs romans de mœurs qu’il produira. Tout en continuant de peindre les tristes réalités qu’il sait, il évitera de les forcer, de les trancher outre mesure ; sa manière, dans le détail même, y devra gagner en fusion.

Nous n’avons pris M. Sue jusqu’à présent que sur le type fondamental qu’il a presque constamment affecté et reproduit dans ses plus longs ouvrages. Dans une foule d’opuscules et de nouvelles, il s’est montré plus libre et a obéi à des qualités franches. M. Sue a une veine de comique naturel ; il en use volontiers et même surabondamment. Dans M. Crinet de la Coucaratcha, dans le Juge de Deleytar[6], il a poussé un peu loin la pointe, il a grossoyé et charbonné à plaisir la raillerie ; mais l’entrain certes n’y manque pas. Il se plaît encore et réussit fort bien à un comique plus sérieux et contenu, à un comique d’humour, comme dans mon ami Wolf. Ce Wolf est un original qui, s’étant laissé aller un soir d’ivresse à faire une confidence indiscrète à un ami qu’il n’avait jamais vu jusque-là, va le forcer le lendemain matin à se couper la gorge avec lui, pour que le secret ne soit plus partagé. Dans un autre genre, et visant au petit livre, M. Sue a esquissé la nouvelle de Cécile, histoire analytique d’une mésalliance morale. Toute la partie de la femme y est délicatement traitée ; mais Noirville, l’époux de Cécile, a paru de beaucoup trop chargé et d’un comique par trop bas. Mme de Charrière, dans les lettres de mistriss Henley, a su exprimer cette même mésintelligence intime par des contrastes qui sont encore des nuances, et qui n’ont rien de désagréable au lecteur. Ce n’est pas à dire pourtant qu’il n’y ait dans Cécile bien des mots touchans et vrais : « Aussi qu’elle est heureuse ! dit le monde… Le monde !… ce froid égoïste, qui vous fait heureux pour n’avoir pas l’ennui de vous plaindre, et qui ne s’arrête jamais qu’aux surfaces, parce que les plus malheureux ont toujours une fleur à y effeuiller pour cacher leur misère aux yeux de ce tyran si ingrat et si insatiable ! »

J’en viens aux romans historiques de l’auteur. — Au moment même où, dans la préface de Latréaumont, M. Sue semblait en voie de rétracter ses précédentes assertions pessimistes trop absolues, il lui arrivait, peut-être à son insu, de ne pouvoir s’en débarrasser du premier coup et de s’en tirer par un détour. Dans le corps humain, on le sait trop, une humeur âcre, qui est restée long-temps vague et générale, menaçant et affectant toute l’organisation, ne se guérit guère qu’en se jetant et se fixant en définitive sur un point déterminé. De même au moral (que M. Sue me passe la comparaison), de même chez lui ce pessimisme déjà ancien, qui s’en prenait à l’humanité entière, ne pouvait disparaître et fondre un peu dans son ensemble qu’en se concentrant vite sur quelque objet. M. Sue abordait le XVIIe siècle et l’époque de Louis XIV ; au moment donc où il avait l’air de se corriger, son pessimisme se déplaçait et se reportait sur la personne même de Louis XIV, sur cette auguste et égoïste figure qui était censée représenter à elle seule toute l’époque. De là cette grande querelle qu’il s’est faite, et que nous allons, bien que plus modérément, continuer. C’est déjà, ce nous semble, atténuer le tort de M. Sue que de l’expliquer ainsi, d’en bien saisir la transition, et de le montrer à son origine presque naturel et ingénieux.

Dans Latréaumont, M. Sue s’est attaqué à Louis XIV de 1669 à 1674, c’est-à-dire au cœur de sa gloire, comme s’il l’avait voulu humilier et rabaisser dans sa personne même jusque sur son char de triomphe. Dans Jean Cavalier il s’est attaqué à la grande erreur politique de ce règne, à la révocation de l’édit de Nantes, et a retracé les révoltes et les désastres qui s’en suivirent. Dans les deux romans, il est naturellement du parti des opposans à Louis XIV, dans Latréaumont, du parti de M. de Rohan et des libertins, dans Jean Cavalier du parti des puritains et des religionnaires.

Latréaumont, à titre de roman, a de l’intérêt et de l’action : le talent dramatique de M. Sue s’y déploie avec combinaison et développement. Si le personnage de Latréaumont y est chargé à la Stentor, celui du chevalier de Rohan n’y est pas trop idéalisé et a de la vraisemblance dans ses contraires. Si dans bien des scènes, dans celles par exemple de la marquise de Villars et du chevalier Des Préaux, on peut s’étonner de retrouver la phraséologie amoureuse moderne, il en est d’autres, telles que la conversation des filles d’honneur de la reine, où une couleur suffisamment appropriée se joue en grace exquise. Mais une question, une querelle, je l’ai dit, domine tout le reste, et il est déjà fâcheux, eût-on raison, de se faire une querelle à travers un roman, c’est-à-dire dans un écrit fait pour distraire et pour séduire. Louis XIV était-il en effet un bélâtre assez niais et rengorgé[7] ? Les termes de personnalité sordide et de grossière fatuité[8], que j’ose à peine transcrire, expriment-ils (solennité et perruque à part) le fond exact de sa nature ? Est-ce trop peu encore de qualifier à ce taux son égoïsme en bonnes fortunes et en toutes choses, faut-il aller avec lui jusqu’aux lâches méchancetés[9], et le bélâtre vise-t-il en de certains momens au Néron[10] ? M. Sue a évidemment compromis son paradoxe en le poussant aux extrêmes. Saint-Simon de son temps, Lemontey du nôtre, ont beaucoup dit sur le grand roi ; j’en pense volontiers tout le mal qu’ils articulent, à l’endroit de l’égoïsme qui chez lui était monstrueux et que soixante années d’idolâtrie cultivèrent. Mais est-ce une raison de méconnaître ses qualités et sa grandeur, un sens naturel et droit, un haut sentiment d’honneur et de majesté souveraine, l’ordonnance de son règne si bien comprise, le discernement des hommes, de ceux qui ornent et de ceux qui servent, la part faite à chacun des principaux et assez librement laissée, l’art du maître, le caractère royal enfin, indélébile chez lui, et l’immuabilité dans l’infortune ? Que Louis XIV vieillissant se donnât des indigestions de petits pois ; qu’au temps de sa jeunesse il se montrât un sultan jaloux et sans partage ; qu’il fût dur avec ses maîtresses et avec les princesses de sa famille ; qu’il fît courir en carrosse à sa suite avec toutes sortes de cahottemens Mme de Montespan ou la duchesse de Bourgogne enceintes, au risque de les blesser : ce sont là des inhumanités de roi ou des infirmités d’homme. Mais Napoléon, par exemple, n’était-il donc pas dur aussi et inexorable d’étiquette avec les femmes de sa cour ? Après le désastre de Russie, ne fallait-il pas que toutes les dames du palais fussent sous les armes en habits de fête ? Ne fallait-il pas que les quadrilles du château se reformassent au complet malgré les pieds gelés des hommes et les larmes dans les yeux des femmes et des mères ? Voilà qui est atroce assurément ; mais qui ferait un portrait de Napoléon sur ce pied-là ne se montrerait-il pas à son tour souverainement injuste ? Pareille méprise est arrivée à M. Sue. Il n’a vu, il n’a voulu voir qu’un côté, le petit et le vilain, d’un grand règne ; il a parlé de Louis XIV en opprimé presque, en homme lésé ; il s’est mis passionnément de la cabale des gens d’esprit et des libertins contre le grand roi ; il a fait cause commune avec Vardes, Bussy, Lauzun, Rohan, les Vendôme, avec tous ceux qui regrettaient ou qui appelaient la précédente ou la future régence ; durant une oraison funèbre de Bossuet, durant les chœurs d’Athalie ou d’Esther, il a continué de chanter à la cantonade quelque noël satirique. À la bonne heure ! la vivacité de son injustice témoignerait au besoin de l’intimité de ses études sur le grand règne. On n’en veut jamais de cette sorte à un homme et à un roi sans avoir de très proches raisons.

La contre-partie du paradoxe l’a conduit dans sa spirituelle fantaisie de Létorière à faire de Louis XV à diverses reprises le plus adorable maître et à ne l’appeler que cet excellent prince. C’est peut-être un des droits piquans du roman historique que de risquer ces reviremens soudains de jugemens. Ils y sont du moins plus de mise que dans l’histoire, qui en a tant abusé de nos jours. Tel n’a rabaissé Charlemagne que pour faire à Louis-le-Débonnaire un pavois.

Latréaumont, malgré l’habileté de l’agencement, manquait d’un genre de ressources : la tentative de livrer Quillebeuf aux Hollandais et de soulever la Normandie en 1674, était par trop dénuée de raison ; une telle échauffourée n’allait même pas à se colorer selon les perspectives du roman. Il en est autrement dans Jean Cavalier : la révolte des Cévennes, qui ensanglanta les premières années du XVIIIe siècle, fut sérieuse ; elle sortit du plus profond des misères et du fanatisme des populations ; elle coïncida avec les grands évènemens de la guerre de la succession ; elle fit ulcère au cœur de la puissance déclinante de Louis XIV. Villars, vainqueur d’Hochstedt, y fut employé, et y parut tenu en échec un moment. Enfin cette révolte désespérée produisit son homme, son héros, héros assez équivoque sans doute, figure peu achevée et très mêlée d’ombre, mais par cela même un commode personnage de roman, Jean Cavalier.

Il faut rendre d’abord à M. Sue cette justice qu’il a sérieusement étudié son sujet, et non-seulement dans les sources ouvertes et faciles, mais dans les plus particulières. On lui doit, à la fin de son quatrième volume, la publication de lettres manuscrites d’une sœur Demerez de l’Incarnation, véritable gazette où sont notés au fur et à mesure par une plume catholique les principaux contre-coups et les terreurs de cette guerre des Cévennes. L’introduction qui précède le roman, et qui m’a rappelé un peu le vieux Cenevol de Rabaut-Saint-Étienne, rassemble avec vivacité les diverses phases de la persécution. Ici les reproches de l’auteur contre Louis XIV deviennent fondés ou du moins plausibles ; il est piquant et il n’est peut-être pas faux de soutenir que les rigueurs contre les protestans augmentent graduellement en raison directe des scrupules et des remords du grand roi, et qu’il croit, à la lettre, faire pénitence à leurs dépens. Mais M. Sue oublie trop toujours l’atmosphère singulière de ce règne et le souffle universel qu’on y respirait, l’illusion profonde que se firent si naturellement alors les hommes les plus illustres et les plus sages dans les conseils du monarque. Bossuet, le chancelier Le Tellier et tous les autres, en effet, n’eurent qu’un avis, qu’un concert d’acclamation pour célébrer la sagesse et la piété du maître quand il révoqua l’édit. Le grand Arnauld, banni lui-même, se réjouit de cette révocation ; persécuté, il applaudit de loin aux persécutions et aux premières conversions en masse avec une naïveté incomparable. En étudiant beaucoup les faits, les matériaux et les pièces du temps, M. Sue n’a pas voulu les replacer, pour ainsi dire, dans la lumière qui seule les complète, ni entrer dans cet esprit général et régnant qui a été comme la longue ivresse et l’enchantement propre de l’époque de Louis XIV ; il y fallait entrer pourtant à quelque degré, sinon pour le partager, du moins pour le juger, et pour y voir personnes et choses dans leur vraie proportion. Cet inconvénient perce surtout dans l’introduction historique, et s’y trahit par de certains anachronismes d’expression, comme lorsque, par exemple, l’auteur nous dit qu’à cette époque le clergé français, sauf quelques exceptions, était profondément déconsidéré. Certes, ni le mot ni la chose n’existaient et n’avaient cours sous Louis XIV.

Comme c’est là le seul grave reproche que j’aie à adresser en général à l’intéressant et instructif roman de M. Sue, on m’excusera de m’en bien expliquer. J’ai (et sans superstition, je crois), j’ai une si grande idée de l’époque de Louis XIV, je la trouve si magnifiquement et si décidément historique, que je me figure que rien n’est plus difficile et peut-être plus impossible que d’y établir, d’y accomplir à souhait un roman. Et, pour m’en tenir au langage, qui est chose si considérable dans un livre, comment l’observer, le reproduire fidèlement, ce langage d’alors, dans son unité, son ampleur merveilleuse et son harmonie ? Avec toute autre époque on peut, je m’imagine, éluder jusqu’à un certain point ; on emprunte quelque appareil de ce temps-là, quelques locutions qui sentent leur saveur locale ; on se déguise, on jette du drame à travers, et l’on paraît s’en tirer. Mais ici comment éluder ? Ce langage du beau siècle et qui en reste la manifestation vénérée, nous l’avons appris d’hier, nous le contemplons par l’étude, il subsiste vivant dans notre mémoire, il retentit à nos oreilles, mais nos lèvres ne savent plus le proférer. Si je m’échappe à dire d’un roi qu’il est expérimenté par l’infortune, si je dis d’un voyageur que l’aspect de certains lieux sauvages l’impressionne désagréablement, j’ai déjà blasphémé ; me voilà rejeté à cent lieues du siècle que je veux aborder, et qui me renvoie les échos de ma voix qu’il ne connaît pas. Mais que sera-ce donc si j’ai à faire parler dans mon récit un de ces hommes dont le nom seul enferme tout un culte et un héritage évanoui de vertu, de gravité et d’éloquence, quelque Daguesseau, quelque Lamoignon ? M. Sue, en produisant M. de Bâville et en le mettant aux prises avec Villars, a fait preuve d’une remarquable habileté de dialogue ; mais l’habileté ici ne suffit pas. M. de Bâville a-t-il jamais pu parler à son fils comme il le fait dans le roman ; a-t-il pu l’entretenir de la France et de la religion politiquement, en homme qui a lu De Maistre, ou en disciple récent de nos historiens de la civilisation moderne ? « Quand l’expérience aura mûri votre raison, mon fils, vous verrez toute la vanité de ces distinctions subtiles. Qui dit catholique, dit monarchique ; qui dit protestant, dit républicain, et tout républicain est ennemi de la monarchie. Or la France est essentiellement, je dirai même plus, est géographiquement monarchique. Sa puissance, sa prospérité, sa vie, tiennent essentiellement à cette forme de gouvernement. L’élément théocratique qui entre dans son organisation sociale lui a donné quatorze siècles d’existence[11]… » A-t-il bien pu, lui, M. de Bâville, dans le courant de la phrase, dire Bossuet tout court, citer d’emblée et sur la même ligne Pascal, Molière et Newton, Molière un comédien d’hier, Newton que Voltaire le premier en France vulgarisera ? Ce qu’il n’a pas pu dire, je le sais bien ; comment il aurait pu parler, qui le saura, à moins d’avoir eu l’honneur d’être familier autrefois en cette maison même des Malesherbes ? Voilà des difficultés insurmontables. Walter Scott, si véritablement historique par le souffle et l’esprit divinateur, Walter Scott, avec tout son génie d’évocation, n’avait du moins dans ses Puritains d’Écosse qu’à peindre des temps plus voisins, plus épars, sans idéal vénéré encore, et à reproduire un langage local dont il savait l’accent comme il savait le son de ses cornemuses et l’odeur des bruyères.

Après cela, M. Sue nous répondra qu’heureusement pour lui et pour son sujet, Jean Cavalier n’est qu’un partisan et un révolté dans le règne de Louis XIV, que la scène se passe hors du cercle et de la sphère harmonieuse, que c’en est un épisode irrégulier, une infraction sanglante et cruelle, qu’ainsi donc les difficultés s’éludent. Il a raison ; mais encore, comme le cadre de ce règne est partout à l’entour, il vient un moment où l’épisode sauvage y va heurter ; si loin qu’on soit du centre, la révolte, avant d’expirer, passe à une certaine heure sous un brillant balcon, et sur ce balcon sont trois hommes du pur grand siècle, Bâville, Villars et Fléchier.

Les lettres de ce dernier nous ont laissé des renseignemens prochains et des impressions fidèles sur les camisards et Jean Cavalier. Le prélat se trouve assez d’accord avec la sœur Demerez. M. Sue, dans le portrait de son héros, a bien tenu compte des principales données de l’histoire. Cavalier, simple boulanger d’abord, et fils d’un paysan des Cévennes, prit vite dans l’insurrection un rang que tant d’exemples analogues dans toutes les Vendées qui ont suivi nous font aujourd’hui aisément comprendre : c’était alors une énigme inexpliquée. Ce jeune homme avait évidemment quelque étincelle du génie militaire ; après quelques combats, Villars le jugea digne en effet d’une conférence réglée. Dans le jardin des Récollets de Nîmes où le jeune chef se rendit (mai 1704), le peuple admira, au passage, sa jeunesse, son air de douceur, sa belle mine ; et, en sortant du jardin, est-il dit, on lui présenta plusieurs dames qui s’estimaient bienheureuses de pouvoir toucher le bout de son justaucorps. Dans la suite, Cavalier, retiré en Angleterre où il avait le grade d’officier-général, écrivit, à ce qu’il paraît, ses mémoires en anglais ; il y exposa l’ensemble de sa conduite, de ses desseins, les conditions qu’il stipula, assure-t-il, pour les siens, et qu’on n’observa point. Mais la sincérité du narrateur est loin d’être avérée, et certains détails controuvés autorisent le soupçon. Ainsi Cavalier, avant de sortir de France, alla à Paris et vit le ministre Chamillard à Versailles. « Chamillard, écrit un historien[12], écouta Cavalier. On assure que le roi le voulut voir : on le plaça pour cela sur le grand escalier où sa Majesté devait passer. Ce monarque se contenta de jeter les yeux sur lui et haussa les épaules. Cavalier assure qu’il eut un long entretien avec lui : il en rapporte même les termes… ; ce qui ne contribue pas peu à décréditer ses mémoires. » M. Sue a très bien démêlé ou construit ce caractère qui passe à un certain moment du sincère à l’ambitieux, que la vanité et la gloire exaltent, qui, à peine à la tête des siens, s’aperçoit qu’il n’est pas là à sa place, et qui fait tout pour la gagner. De l’aventurier au héros, il n’est qu’un pas, et Cavalier ne put le franchir. L’interprétation du caractère et en général des mobiles du personnage dans le roman demeure encore historiquement la plus probable.

La belle Isabeau, qui joue un si grand rôle à ses côtés, est un autre personnage historique ; mais, par une licence très permise, l’auteur ici a rapproché des temps un peu différens. C’est dans les années 1688 et 1689 qu’éclata dans le Dauphiné et le Vivarais la première épidémie de fanatisme et de prophétie ; la belle Isabeau était une des prophétesses. C’est aussi à cette date de 1688 que se rapporte l’histoire du gentilhomme verrier Du Serre, qui tenait école de petits prophètes. Pour justifier M. Sue d’avoir transporté, et concentré ces particularités en 1704 autour de Jean Cavalier, il suffit que l’épidémie des visionnaires se soit prolongée jusque-là. Chaque chef camisard avait, en effet, son petit prophète, son mignon, comme disaient les catholiques. M. Sue en a tiré un très grand parti en donnant l’enfant Ichabod pour prophète au féroce Éphraïm, et en réservant ces deux petits anges de Gabriel et de Céleste à Cavalier. Je trouve pourtant que le gentilhomme Du Serre est par trop machiavélique dans ses procédés de fascination : du moins l’auteur a trop cherché à nous expliquer, par des moyens physiques et physiologiques, et même à l’aide de l’opium, ce qu’il eût été mieux de laisser à demi flottant sous le mystère.

L’ouverture du roman a vraiment de la beauté : la douceur du paysage qu’admirent les deux enfans, la ferme de Saint-Andéol, le repas de famille et l’autorité patriarcale du père de Cavalier, l’arrivée des dragons et des miquelets sous ce toit béni, les horreurs qui suivent, la mère traînée sur la claie, tout cela s’enchaîne naturellement et conduit le lecteur à l’excès d’émotion par des sentimens bien placés et par un pathétique légitime. Mais, à partir de ce moment, on entre dans la guerre civile, dans les représailles sanglantes et sans issue. L’intérêt se trouve, en avançant, un peu disséminé. La comédienne Toinon et son sigisbée Taboureau jetés à travers l’action, servent à la renouer, et reposent d’ailleurs en faisant sourire. Cette dévouée Toinon, qui ne songe qu’à sauver son beau capitaine Florac, a par momens quelque faux air de la Esmeralda suivant son Phoebus. Claude Taboureau est d’un bout à l’autre très divertissant, et ajoute une figure heureuse au groupe des originaux et des grotesques dus à la verve de M. Sue. Éphraïm, avec son petit prophète Ichabod et son cheval Lépidoth, est rigoureusement conçu et soutenu sans fléchir : Walter Scott l’avouerait.

Bien que le paysage des montagnes semble par endroits assez largement tracé, je regrette qu’il ne soit pas constamment plus précis, plus sobre, plus conforme à cette sévère nature de notre midi. La petite maison isolée où Cavalier trouve moyen à un moment de loger Toinon et Taboureau, ce jardin gracieux avec ses orangers, ses magnolias, ses troënes du Japon et ses acacias de Constantinople, ressemble déjà à l’habitation enchantée d’Arthur, l’homme à la mode de 1839. Sous Louis XIV, même en pleine révolte, on n’improvisait pas des jardins ainsi. Je me suis demandé pourquoi l’auteur n’avait pas tenté, dans quelque excursion de Cavalier sur Nîmes, de le faire camper sous le pont même du Gard, au pied de ces massifs romains, aux flancs de ces rochers à demi creusés tout exprès comme pour l’habitation des prédicans sauvages. Le réveil de ce camp agreste eût été beau au matin sous l’ardent soleil, au sein de cette végétation rare et forte, aux hautes odeurs. Cavalier monté au dernier étage des arches, avec sa lunette, aurait au loin sondé la vallée. L’exacte bordure du paysage est bien essentielle dans ce genre de romans. Cooper y a excellé dans ses Puritains d’Amérique, et en général dans ses meilleurs ouvrages, se dédommageant de ne pouvoir lutter avec Walter Scott pour les caractères.

Je pourrais continuer plus ou moins long-temps ces remarques, mais je me ferais mal comprendre, si je ne concluais nettement que Jean Cavalier ajoute, dans un genre nouveau, à l’idée qu’avaient déjà donnée de M. Sue plusieurs romans, et notamment Arthur. Toutes ces critiques au reste, ces observations mêlées d’éloges et de réserves, l’auteur qui en est l’objet et à qui nous les soumettons nous les passera ; elles sont même, disons-le, un hommage indirect que nous adressons en lui à une qualité fort rare aujourd’hui et presque introuvable chez les hommes de lettres et les romanciers célèbres. Nous ne nous fussions pas hasardé à critiquer de la sorte bien des confrères de M. Sue, gens de talent toutefois ; nous eussions mieux aimé nous taire sur leur compte, que de nous jouer à leur irritabilité. M. Sue, au contraire, a toujours, avec une convenance parfaite, essuyé la critique sans la braver ; il n’y a jamais en aucune préface riposté avec aigreur ; homme du monde et sachant ce que valent les choses, il a obéi à son talent inventif d’écrivain et de conteur, sans faire le grand homme à tout propos. Ce bon goût que sans doute il a pu, comme nous tous, choquer plus d’une fois dans bien des pages écrites, il l’a eu (mérite plus rare) dans l’ensemble de sa conduite littéraire.


Sainte-Beuve.
  1. Gosselin, 9, rue Saint-Germain-des-Prés.
  2. On peut voir quelques détails biographiques dans un article de M. Legouvé (Revue de Paris, tome XXVII, 1836).
  3. La conversation entre Arthur et M. de Cernay, tome II, page 1 ; la jolie causerie de prima sera, II, 65 ; les jeunes chrétiens de salon, II, 133.
  4. En vain l’auteur semble le croire corrigé vers la fin, dans sa vie heureuse avec Marie ; le temps seul lui a manqué pour rompre encore ; un an ou deux de plus, et je réponds qu’Arthur aurait traité cette Marie comme il avait traité Catherine, Marguerite et Hélène.
  5. Tome II, pages 36 et 88.
  6. Deleytar, recueil de contes, du mot espagnol qui signifie amuser ; Coucaratcha, mouche causeuse. Ces titres bizarres sont de rigueur, on le sait, dans le roman moderne. L’éditeur les réclame d’abord, et, une fois qu’il les tient, il ne les lâche plus. Le roman suit, comme il peut, le titre, et s’y conforme bon gré mal gré. M. Sue, depuis Plik et Plok, a porté plus galamment que personne cette cocarde-là.
  7. Tome I, page 246.
  8. I, 122.
  9. I, 219.
  10. Tome II, page 470, épigraphe.
  11. TomeII, page 237.
  12. Histoire des troubles des Cévennes, 3 vol. Villefranche, 1760.